Édition du 1er octobre 2024

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États-Unis

Comment la guerre à Gaza a fracturé la société américaine

Manifestations sur les campus, divisions au sein du Parti démocrate, conflit générationnel… L’offensive israélienne et le soutien constant apporté par Joe Biden à Benyamin Nétanyahou ont creusé un fossé parmi les Américains. De quoi entamer la “relation spéciale” entre Israël et les États-Unis, analyse “The Guardian”. Un an après les attaques du 7 octobre, “Courrier International” revient toute cette semaine sur le conflit qui a déstabilisé le Moyen-Orient.

Tiré de Courrier international. Article publié dans The Guardian à l’origine. Dessin de Cristina Sampaio, Portugal.

[Cet article est à retrouver dans notre hors-série “Israël-Palestine, une fracture mondiale”, en vente à partir du 25 septembre chez votre marchand de journaux et sur notre site.]

Rarement un chef d’État a été reçu avec un accueil aussi glacial que le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, lorsqu’il est arrivé à Washington pour s’exprimer devant le Congrès, à la fin de juillet. Aucune personnalité politique américaine n’est venue l’accueillir sur le tarmac, et des milliers de personnes ont manifesté contre sa venue : 200 membres de l’organisation Jewish Voice for Peace ont même été arrêtés devant le Capitole.

Plus révélateur encore, la moitié des élus démocrates du Congrès ont décidé de boycotter son discours. “Il y a une dizaine d’années, cela aurait été impensable”, commente Peter Frey, président de J Street, un groupe de pression juif de Washington qui soutient le droit d’Israël à se défendre, mais aussi la création d’un État palestinien. L’une des parlementaires présentes, la députée Rashida Tlaib, portait un keffieh et brandissait une pancarte qualifiant Nétanyahou de “criminel de guerre, coupable de génocide”.

Pendant ce temps, un certain nombre de syndicats, dont celui des enseignants, des employés de services et des ouvriers de l’automobile, ont adressé une lettre à Joe Biden pour lui demander de mettre fin au soutien des États-Unis à l’offensive israélienne à Gaza.

Coup de semonce

Selon les sondages, 70 % des démocrates et 35 % des républicains souhaitent poser des conditions à l’aide militaire apportée à Israël. Sur ce sujet, le fossé n’a cessé de se creuser entre les électeurs et le gouvernement Biden. Première conséquence : la confiance déjà chancelante des citoyens à l’égard du gouvernement continue de s’éroder. “C’est la démocratie qui est en jeu, analyse Peter Frey. Et cette bataille se joue devant nos yeux. Ce n’est pas sain. Et ce n’est pas une bonne chose pour Israël.” Et dans la mesure où les Américains s’intéressent à la politique étrangère, ajoute-t-il, “je pense qu’à long terme cela risque de saper leur confiance dans les institutions politiques”.

Bien avant sa performance catastrophique lors du débat télévisé face à Donald Trump, Joe Biden avait subi un premier revers avec la campagne menée par les militants du mouvement uncommitted [qui préconisait de voter “non engagé”, soit l’équivalent d’un vote blanc, aux primaires démocrates pour critiquer son soutien inconditionnel à Nétanyahou]. En persuadant plus de 100 000 démocrates de voter uncommitted lors de la primaire du Michigan, plutôt que de soutenir l’homme qui, selon eux, encourageait un génocide, ils ont envoyé au Parti démocrate un message fort : l’un des États clés les plus stratégiques pour l’élection de 2024 risquait de basculer. Pour finir, plus de 700 000 électeurs dans 23 États ont choisi de voter “non engagé” lors des primaires démocrates.

Ce vote de protestation a montré que la position traditionnelle de soutien à Israël était en train de s’éroder, du moins chez les progressistes, devenant une victime collatérale supplémentaire d’un conflit brutal, apparemment sans issue et qui menace toujours de prendre une ampleur régionale. Outre la mort de plus de 40 000 Palestiniens (et probablement beaucoup plus), le déplacement de millions de personnes et la destruction de plus de la moitié du bâti dans la bande de Gaza, cette guerre semble avoir porté un coup dur, peut-être fatal, à la “relation spéciale” d’Israël avec son plus proche allié.

Un fossé générationnel

Entre-temps, l’entêtement avec lequel Joe Biden soutient l’offensive menée par Benyamin Nétanyahou, même si celle-ci n’a pas réussi à détruire le Hamas ni à faire libérer tous les otages, ne menace pas seulement l’unité au sein des démocrates mais creuse un fossé générationnel.

Les jeunes Américains sont désormais presque deux fois plus nombreux que leurs parents à soutenir la cause palestinienne, ce qui provoque des tensions, en particulier au sein des familles juives. Des tensions que l’on a retrouvées sur les campus universitaires, amenant de vénérables institutions – dont la mission est avant tout de développer le libre arbitre et l’esprit critique – à répondre par la violence policière aux manifestations majoritairement pacifiques de leurs étudiants. Plus inquiétant encore, ce positionnement pro-israélien fait douter de nombreux Américains de l’engagement de leur nation en faveur de la liberté d’expression, des droits de l’homme et de l’État de droit – et les pousse à se demander, en somme, où sont passées les valeurs de l’Amérique.

Les Américains les plus déstabilisés par cette dynamique sont les étudiants juifs de gauche, dont la plupart restent attachés à Israël même s’ils sont très critiques de sa politique actuelle. Aujourd’hui, nombre d’entre eux se retrouvent de plus en plus isolés de leurs alliés politiques d’autrefois. S’ils sont gênés par les discours virulents entendus lors de certaines manifestations – auxquelles ils participent cependant –, ils ne se retrouvent pas dans le positionnement des groupes pro-Israël, de certains hommes et femmes politiques et des présidents d’universités qui cherchent à présenter toutes les manifestations antiguerre comme antisémites.

“Je suis de gauche, déclare Lauren Haines, étudiante en dernière année à l’université du Michigan et ancienne présidente de la branche universitaire de J Street sur son campus. Je m’informe sur Gaza tous les jours et je mets un point d’honneur à ne pas regarder ailleurs et je dois dire que j’ai du mal à dormir sachant que mes impôts servent à ça. Mais je ne comprends pas certaines tactiques de la gauche, tout ce discours ‘soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous’ manque singulièrement de nuances. Je soutiens le peuple palestinien, et je suis convaincue que l’on peut faire avancer sa cause sans devoir pour autant propager des discours clivants et dangereux, comme dire que tous les sionistes sont des monstres ou encore attaquer des institutions juives parce qu’elles sont liées à Israël.”

Des campus sous haute tension

Cela dit, Lauren Haines condamne fermement l’usage de la force pour réprimer les manifestations propalestiniennes. “Les violences policières sur les campus sont scandaleuses, observe-t-elle, même si je ne suis pas toujours d’accord avec les propos des manifestants.”

Le romancier [canado-égyptien] Omar El-Akkad a lui aussi été choqué par la répression violente des étudiants. “Pour moi, c’était une mobilisation qui rassemblait des gens issus d’horizons très différents, une situation inédite dans le contexte américain, note-t-il. Et la réaction des présidents d’université et de quelques politiques va, selon moi, à l’encontre de tous les principes fondateurs des États-Unis, qui font de ce pays une exception.”

Si les conservateurs restent apparemment de marbre face à ce qui se passe à Gaza (Trump a même conseillé à Israël de “finir le boulot”), de nombreux Américains demeurent profondément attachés à une vision de l’Amérique comme phare du monde libre. Ce qui gêne le plus la jeune génération, ce n’est pas seulement le soutien militaire américain à l’offensive israélienne à Gaza, mais ce qu’il dit du rôle du pays en tant que garant de la paix dans le monde, analyse Michael Barnett, professeur de relations internationales et de sciences politiques à l’université George-Washington. “L’idée que notre politique étrangère est immorale – et donc contraire aux valeurs américaines, contraire à l’éthique – fait son chemin”, analyse-t-il. Dénoncer l’invasion de l’Ukraine par la Russie tout en donnant un blanc-seing à Israël pour rayer la Palestine de la carte ne passe pas, “c’est de la pure hypocrisie, poursuit Barnett. Et les jeunes ne l’acceptent pas.”

Que va faire Kamala Harris ?

Kamala Harris va-t-elle changer la donne ? Rien n’est moins sûr. Certains observateurs ont été rassurés par la teneur, très critique, de la rencontre entre la vice-présidente américaine et Benyamin Nétanyahou et sa décision de choisir Tim Walz comme colistier plutôt que Josh Shapiro [le gouverneur de Pennsylvanie, de confession juive] dont le positionnement pro-Israël et les propos sur les manifestants antiguerre ont indigné l’aile gauche du Parti démocrate.

Mais on ignore s’il faut s’attendre à du changement en matière de politique étrangère [si Kamala Harris venait à être élue à la présidentielle du 5 novembre]. La rumeur d’une rencontre avec des délégués du mouvement uncommitted pour mettre en place un embargo sur les livraisons d’armes à Israël a vite été démentie par son conseiller à la sécurité nationale, Phil Gordon. La vice-présidente “va toujours faire en sorte qu’Israël ait les moyens de se défendre contre l’Iran et tous les groupes terroristes soutenus par l’Iran. Elle n’est pas favorable à un embargo sur les armes livrées à Israël. Elle va continuer à travailler pour protéger les civils à Gaza et faire respecter le droit humanitaire international.”

Alors qu’Israël poursuit son offensive, détruit méthodiquement Gaza et tue, sans faire de distinction, des civils et des combattants du Hamas avec des armes qui lui ont été fournies par les États-Unis, ce genre de déclarations équivoques sonnent creux pour de nombreux Américains.

La question de la complicité des États-Unis, dans ce que certains spécialistes qualifient de génocide, ne pourra être éludée longtemps. Le positionnement de Kamala Harris aura des répercussions considérables, non seulement sur sa potentielle élection à la Maison-Blanche, mais sur la paix au Moyen-Orient, sur le sort des civils qui cherchent à échapper aux bombardements, ainsi que sur le prestige des États-Unis à l’international et leur réputation de “force du bien” dans le monde.

Aaron Gell

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