Édition du 17 décembre 2024

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Israël - Palestine

Asymétries - Le Hezbollah, le Liban, Israël et la région

Alors que la guerre contre Gaza entre dans son cinquième mois, il est difficile de savoir si elle se transformera en un conflit régional de grande ampleur. Cela dépendra en grande partie de ce que fera le Hezbollah, l’un des acteurs non-étatiques les plus lourdement armés au monde, et sans doute le plus expérimenté en matière de guerre en milieux urbain et montagneux.

Tiré d’Europe solidaire sans frontière.

Jusqu’à présent, ce mouvement a évité de s’engager dans une escalade, cherchant à empêcher l’implication du Liban dans la guerre tout en détournant partiellement l’attention de Tsahal par des attaques limitées en provenance du nord. Plutôt que de viser les infrastructures vitales d’Israël, il a mené des centaines d’opérations visant des avant-postes militaires, obligeant Israël à créer une zone tampon interne et à évacuer les citoyens des colonies du nord. Plus de 170 combattants du Hezbollah ont été tués jusqu’à présent, mais le parti, qui compte entre 50 000 et 100 000 combattants entraînés, peut faire face à de telles pertes.

Certains membres de la direction politique et militaire israélienne semblent toutefois décidés à provoquer une confrontation majeure avec le Hezbollah. Leurs motivations sont assez claires. Premièrement, les membres du gouvernement israélien, ainsi que le commandement des FDI et le Mossad, savent que leur meilleure chance de rester au pouvoir est de prolonger les hostilités - et ils n’hésitent pas à sacrifier leurs propres populations civiles pour y parvenir. Deuxièmement, il est possible que si Israël continue à perpétrer des massacres sans atteindre aucun de ses objectifs de guerre déclarés, il se retrouve plus isolé sur la scène internationale ; alors que si le Hezbollah commençait à attaquer des villes israéliennes et à cibler des civils, le gouvernement de Netanyahou pourrait faire revivre le fantasme d’un État démocratique en péril et rallier les « forces de la civilisation » à sa cause. Troisièmement, la crainte existe que le Hezbollah puisse un jour lancer son propre « déluge d’Al Aqsa » sur la frontière nord d’Israël, ce qui inciterait de hauts responsables politiques, dont Gantz, Gallant et Ben-Gvir, à réclamer une attaque préventive.

Israël a donc tenté à plusieurs reprises de provoquer son voisin en prenant pour cible des civils au Sud-Liban et en lançant des attaques ailleurs dans le pays. Des commandants du Hezbollah et du Hamas, dont Wissam Al-Tawil et Saleh Al-Arouri, ont été assassinés sur le sol libanais, et Netanyahou a menacé de « transformer Beyrouth et le Sud-Liban en Gaza ». Mais le Hezbollah reste attaché à la guerre de basse intensité et a jusqu’à présent refusé de répondre par un affrontement majeur. Comment expliquer cette décision stratégique ? Ce n’est pas seulement la peur d’une destruction accrue qui empêche l’escalade ; c’est la conscience que cela ne ferait pas nécessairement avancer les objectifs du mouvement, ni ceux de l’Axe de la Résistance.

Pour comprendre le calcul du Hezbollah, il faut considérer la position du Liban dans la région. Depuis qu’Obama a lancé son « pivotement vers l’Asie » en 2009, les États-Unis tentent d’établir une nouvelle organisation de la sécurité au Moyen-Orient qui leur permettrait de minimiser leur implication directe dans les conflits secondaires et de se concentrer sur l’endiguement de la Chine. Dans le cadre de ce processus, la puissance hégémonique a cherché à normaliser les relations entre Israël et le monde arabe, ce qui a débouché sur les accords d’Abraham en 2020. Dans le même temps, l’Iran et l’Arabie saoudite ont amorcé une détente, dans l’espoir de réorienter leurs économies, d’attirer les investissements étrangers et de forger des liens avec les pays limitrophes tout en atténuant leurs rôles respectifs dans les conflits régionaux. L’année dernière, les deux États ont conclu un accord bilatéral à Pékin, dont les détails restent opaques, mais qui semble impliquer un compromis en ce qui concerne les pays où ils exercent tous deux une influence, tels que le Yémen et le Liban. Certains analystes ont affirmé que Mohammed Ben Salman était désormais prêt à coopérer avec le Hezbollah et à accepter son statut de puissance politique et militaire dominante au Liban. Il pourrait même être dans l’intérêt des Saoudiens de disposer d’une force de dissuasion puissante à la frontière d’Israël, particulièrement s’il ne leur incombe aucune responsabilité financière ou politique.

Étant donnée la situation économique désastreuse dans laquelle se trouve le Liban, il pourrait s’agir d’une bouée de sauvetage. La spirale descendante dans laquelle se trouve le pays est apparue en 2019 après que les États du Golfe, Arabie saoudite en tête, ont interrompu leur aide et se sont désengagés de ses secteurs immobilier et financier. La contestation de l’hégémonie du Hezbollah a été invoquée comme motif, bien que ces décisions aient aussi été prises lorsque les répercussions de la crise financière de 2008 ont finalement atteint le Golfe, obligeant ses dirigeants à restructurer leurs plans d’investissement à l’étranger. Aujourd’hui, la classe politique libanaise, y compris des éléments de poids au sein du Hezbollah, pense que les accords entre l’Arabie saoudite et l’Iran - qui ont jusqu’à présent subsisté après le 7 octobre - pourraient leur permettre de remonter le temps jusqu’à la période précédant l’effondrement de 2019. Leur objectif est de faire revivre le modèle rentier établi dans la période post-Mandat puis consolidé sous Rafiq Al-Hariri dans les années 1990 : un secteur financier dominant soutenant l’État central par des prêts réguliers, et un marché immobilier dépendant des capitaux des investisseurs du Golfe et des expatriés libanais. Ils espèrent également que le système financier libanais pourra désormais servir de relais aux investissements du Golfe et de l’Iran dans la reconstruction de la Syrie.

Avec la conclusion de l’accord entre l’Iran et l’Arabie saoudite et la disparition des effets de la crise financière, les obstacles à l’investissement au Liban pourraient être levés et la légitimité du Hezbollah pourrait être reconnue dans l’ensemble de la région. En outre, si l’Iran espère diminuer son implication dans les conflits régionaux et établir des partenariats économiques durables avec ses anciens rivaux, il pourrait souhaiter que le Hezbollah fasse de même : réduire son activité militaire au Liban et en Syrie et se concentrer plutôt sur la relance économique et la « bonne gouvernance ». On se gardera de faire des affirmations catégoriques sur les relations entre l’Iran et le Hezbollah, car leurs contours ne sont pas clairs et le Hezbollah peut difficilement être décrit comme un simple supplétif. Mais les perspectives de la politique étrangère de Téhéran semblent, à première vue, s’aligner sur celles du Hezbollah à l’égard de Gaza au cours des derniers mois.

Cela semble également correspondre aux intérêts de Washington, qui souhaite empêcher que la guerre ne submerge le Moyen-Orient et qui aurait déployé des efforts diplomatiques pour convaincre le Hezbollah de conserver sa politique de retenue. Bien que les détails restent flous et non corroborés, des informations émanant de responsables iraniens et de médias affiliés au Hezbollah suggèrent que la Maison Blanche a proposé au Hezbollah un nouveau « règlement pour l’ensemble de la région », à condition qu’il n’étende pas la guerre. Habib Fayad, journaliste libanais (et frère d’un député du Hezbollah), a affirmé que les Américains accepteraient de céder le contrôle du Liban au Hezbollah à condition que le parti s’engage à ne jamais lancer sur Israël une incursion du type de celle du 7 octobre.

Cependant, cet accord présumé pourrait également créer un dilemme pour le Hezbollah. Auparavant, l’organisation était en mesure de se dégager de toute responsabilité dans la crise économique libanaise, puisqu’elle n’a pas de liens avec les secteurs bancaire et immobilier. Il pourrait utiliser son statut de mouvement militaire transnational pour se distancer des partis politiques nationaux du Liban, détestés pour leur mauvaise gestion et leur corruption. Si le Hezbollah acceptait cette offre américaine, certains de ses cadres redoutent que cela ne marque sa lente transformation en un parti de gouvernement plus conventionnel : intégré à l’establishment, vidé de son énergie contestataire. Il n’est pas certain qu’il s’engage dans cette voie. La formation est composée à la fois de politiciens, dont la plupart n’ont pas d’expérience militaire et peuvent être favorables à une telle « normalisation », et d’une faction activiste - plus fortement représentée au sein de la direction - qui est réticente à tout processus de cooptation.

La situation actuelle semble donc être celle d’une profonde asymétrie. Israël, qui s’enlise sur le champ de bataille et se discrédite sur la scène internationale, est soumis à des pressions pour définir une certaine forme de fin à sa guerre. Le Hezbollah, quant à lui, n’a pas de réelles contraintes de temps. À mesure que les combats s’éternisent, il pense pouvoir restaurer sa crédibilité - mise à mal pendant la guerre civile syrienne et les manifestations de 2019 au Liban - en trouvant un équilibre entre la solidarité armée avec la Palestine et le souci de la sécurité pour le Liban. Il ne faut pas en conclure que le Hezbollah ne fait qu’instrumentaliser le conflit ; son attachement à la cause palestinienne est sincère et ne doit pas être sous-estimé. En réalité, Israël et l’axe de la résistance agissent selon deux calendriers différents, dont l’un est plus contraignant que l’autre.

Toutefois, la politique du Hezbollah pourrait être revue si une guerre régionale était jugée nécessaire ou inévitable. Hassan Nasrallah a affirmé à plusieurs reprises que dans ce cas, ses forces s’engageraient sans limites ni restrictions - ce qui, selon certains commentateurs libanais, pourrait se traduire par l’attaque de cibles israéliennes stratégiques, notamment des usines de nitrate d’ammonium, ainsi que des usines pétrochimiques et énergétiques, dans le but de rééquilibrer l’important déséquilibre militaire entre les deux camps.

Si le Hezbollah met actuellement en œuvre une stratégie de non-escalade et affirme sa volonté de négocier avec Israël à la condition d’un cessez-le-feu, c’est parce qu’il est persuadé de pouvoir consolider son influence à la fois au Liban et dans la région. En d’autres termes, le Hezbollah a encore quelque chose à perdre à entrer dans une guerre généralisée. Mais si le Hezbollah en vient à penser que ce type de guerre - qui pourrait ravager le Liban, endommager l’infrastructure militaire du parti et le compromettre politiquement - est inévitable, il n’aurait alors plus rien à perdre. Dans ce cas, Israël pourrait se retrouver face à une puissance considérable à sa frontière septentrionale : lourdement armée, et qui n’aurait plus intérêt à faire preuve de retenue.

Nasser Elamine

Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l’aide de DeepLpro. Article paru en anglais dans la New left review.

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