Tiré de Médiapart.
Le premier ministre sri-lankais Mahinda Rajapaksa, cible d’un mouvement de protestations, a démissionné lundi. Un couvre-feu d’une durée indéterminée a été décrété par la police à Colombo, capitale économique du Sri Lanka, après des heurts entre des partisans du gouvernement et des manifestants appelant à la démission du président, Gotabaya Rajapaksa.
Selon les autorités, au moins 20 personnes ont été blessées. Des loyalistes du camp présidentiel, armés de bâtons et de matraques, ont attaqué les manifestants qui campent devant le bureau de Gotabaya Rajapaksa depuis le 9 avril, ont constaté des journalistes de l’AFP.
La police a tiré des gaz lacrymogènes et a fait usage de canons à eau après que les partisans du gouvernement eurent franchi les rangs des policiers pour détruire les campements de milliers de manifestants antigouvernementaux qui exigent le départ de Gotabaya Rajapaksa.
Depuis des mois, l’île de 22 millions d’habitant·es subit de graves pénuries de produits alimentaires, de carburant et de médicaments. La population manifeste depuis plusieurs semaines, reprochant au président Rajapaksa et à son frère, Mahinda Rajapaksa, d’avoir précipité le pays dans cette crise, et exige leur démission. Lundi, ce dernier a donc présenté sa démission, a-t-il annoncé sur Twitter, mais son frère, désormais le seul de la famille au pouvoir, a affirmé ne pas vouloir se retirer.
Vendredi, il a décrété l’état d’urgence, pour la deuxième fois en cinq semaines, accordant des pouvoirs étendus aux forces de sécurité, les autorisant notamment à arrêter des suspects et à les détenir pendant de longues périodes sans supervision judiciaire. Il autorise également le déploiement de militaires pour maintenir l’ordre, en renfort de la police. Les effectifs policiers, comptant 85 000 hommes, ont renforcé la sécurité autour de tous les députés du parti au pouvoir.
Le ministère de la défense a déclaré dimanche dans un communiqué que les manifestants antigouvernementaux se comportaient de manière « provocante et menaçante » et perturbaient les services essentiels.
Les syndicats ont annoncé durant le week-end qu’ils organiseraient des manifestations quotidiennes, à partir de lundi, afin de forcer le gouvernement à annuler l’état d’urgence.
Le dirigeant syndical Ravi Kumudesh a prévenu, dans un communiqué, qu’il mobiliserait les salariés du secteur public et du secteur privé pour qu’ils prennent d’assaut le Parlement national lors de l’ouverture de sa prochaine session, le 17 mai. « Ce que nous voulons, c’est que le président et sa famille s’en aillent », a-t-il ajouté.
Le Sri Lanka a annoncé le 12 avril faire défaut sur sa dette extérieure de 51 milliards de dollars et a ouvert des pourparlers avec le Fonds monétaire international (FMI) en vue d’un renflouement.
Mediapart republie ci-dessous l’article « Entre pénuries et ras-le-bol politique, le Sri Lanka se révolte contre le clan au pouvoir », mis en ligne le 19 avril 2022.
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Colombo (Sri Lanka).– « Auparavant, on mangeait trois fois par jour, désormais on doit se contenter d’un seul gros repas », se désole Suneetha, 59 ans. Malgré l’envolée des prix, elle est venue faire ses courses sur le grand marché de Colombo, capitale économique du Sri Lanka. En cette veille du nouvel an sri-lankais, cette mère de cinq enfants tient à conjurer le sort : « Demain est un jour important pour ma famille, j’aimerais que l’on puisse célébrer normalement et qu’on oublie l’angoisse du quotidien. »
En mars, le prix des denrées alimentaires s’est envolé de 30 % après une hausse de 17 % en février. Au dire de la population, c’est bien plus. « On a dû doubler, voire tripler le prix de certains fruits et légumes, explique un vendeur. Mais c’est parce que la production agricole s’est écroulée et que le prix du transport de marchandises a augmenté à cause des pénuries d’essence. »
Excédé, un passant nous interpelle. « L’Union européenne doit nous envoyer du lait en poudre ! » La denrée est précieuse sur l’île, en raison du manque de vaches laitières. Comme tous les autres biens importés, son prix flambe. À Colombo, les rayons des petites épiceries sont dégarnis. « Normalement, j’ai du riz, du sucre, du lait en poudre, témoigne un vendeur. Mais c’est devenu trop cher, alors je ne vends que des cigarettes et des sodas. »
Autosuffisance imposée
Le pays paie les frais de la décision brutale du gouvernement d’interdire l’importation de fertilisants chimiques pour économiser des devises étrangères en avril 2021. Effectué sans transition, ce « passage à l’agriculture biologique » s’est révélé catastrophique pour les petits paysans. « Les grands exploitants ont pu faire du stock ou s’alimenter en fertilisants sur le marché noir, où les fertilisants s’échangent pour dix fois le prix », raconte avec dépit Premadasa Idamalgoda.
Ce fermier cultive du gingembre et du thé près de la ville de Galle et a vu comme beaucoup sa production s’effondrer. « Les petits comme moi n’ont reçu ni formation au bio, ni même assez de fertilisants naturels. Le résultat, c’est que les récoltes sont divisées par quatre. » Cette politique d’autosuffisance imposée a conduit paradoxalement le Sri Lanka à importer encore plus de nourriture au prix fort. Le président du Parlement n’hésite pas à évoquer les risques de famine si la sécurité alimentaire de l’île n’est pas vite rétablie.
Ces pénuries sont symptomatiques de la crise généralisée qui frappe le pays. À l’origine de ce chaos, on trouve des faiblesses structurelles qui se sont aggravées sous l’effet conjugué des décisions absurdes du président Gotabaya Rajapaksa, élu en 2019, et de l’épidémie de Covid-19.
Défaut de paiement
« Il a procédé à des réductions massives de taxes et à de coûteux projets d’infrastructures, explique Umesh Moramudali, économiste à l’université de Colombo. Il a donc fallu emprunter toujours plus d’argent sur les marchés. » De plus, en 2020, la pandémie a privé l’île de touristes, principale manne de devises étrangères. « Les agences de notation ont alors dégradé la note du Sri Lanka, poursuit Umesh Moramudali. La crise a commencé à se faire sentir. »
En défaut de paiement sur sa dette extérieure de 51 milliards d’euros depuis mardi 12 avril, le Sri Lanka est aujourd’hui dans l’incapacité de rembourser ses emprunts, mais aussi d’importer des biens de première nécessité pour sa population.
Depuis plusieurs mois, celle-ci manque de tout et en particulier d’essence. À Colombo, des files de voitures, encadrées par l’armée, attendent devant les stations-service. « Ça fait une demi-heure que j’attends un peu d’essence, parfois, c’est plus de deux heures », maugrée un chauffeur de rickshaw, qui explique « ne plus gagner que huit euros par jour ».
Un peu plus loin Nikula, 44 ans, traîne cinq bonbonnes de gaz de cuisson qu’elle a impérativement besoin de remplir. « C’est très lourd, mais quitte à faire la queue, autant faire des stocks. » Elle patiente avec d’autres sous un parapluie, alors que tombent les premières gouttes de la mousson. « Pendant ce temps, je ne peux pas faire tourner mon restaurant ! Je dois bien gagner de l’argent pour mes enfants qui sont au chômage à cause de la crise. »
Faute de dollars pour importer du pétrole, les centrales électriques n’ont plus de carburant et les barrages hydroélectriques tournent à bas régime en attendant les grosses pluies. À Colombo, la distribution d’électricité est intermittente et la vie des entreprises est devenue un enfer.
- Après avoir protesté sur la symbolique place de l’Indépendance de Colombo, les manifestants se sont installés devant le palais présidentiel de Gotabaya Rajapaksa.
« On nous envoie un horaire précisant à quelle heure le courant va être coupé. Mais ça ne se passe jamais comme prévu », se plaint Soffyan Ahmed, qui a dû renvoyer ses 15 employés chez eux ce jour-là. Sans électricité, son entreprise de réparation informatique est au point mort : « On n’arrive pas à bosser plus de deux ou trois heures par jour. Si ça continue, on va devoir fermer, je ne pourrai plus payer les salaires. »
« On ne peut rien faire sans Internet, s’alarme Havish Sivana, 28 ans, qui manifeste contre les coupures de courant au nom des professionnels des nouvelles technologies. Nous sommes un des secteurs qui fait venir le plus de dollars dans l’économie sri-lankaise. Or le pays en a cruellement besoin. En nous empêchant de travailler, on ne fait qu’empirer la crise. »
Comme elle, des dizaines de milliers de personnes battent le pavé depuis plusieurs semaines contre le gouvernement. Après avoir protesté sur la symbolique place de l’Indépendance de Colombo, les manifestants se sont installés devant le palais présidentiel de Gotabaya Rajapaksa. Voilà une semaine qu’ils s’y relaient nuit et jour pour exiger sa démission. Leur slogan : « Gotta Go Home ! »
Une marée humaine stationne désormais devant le « Gotta Go Village », le long de la prestigieuse promenade maritime de Galle Face qui mène au palais présidentiel. Certains se prennent en selfie devant des pantins géants du président honni, d’autres improvisent avec un masque sur la tête. « Le mot d’ordre est de ne pas lever le camp tant que Gotabaya Rajapaksa et son frère le premier ministre ne démissionnent pas », explique un manifestant.
Le héros devenu paria
Difficile d’imaginer qu’il y a trois ans, les deux frères étaient triomphalement élus par une confortable majorité. « Pour la majorité bouddhiste du pays, Gotabaya Rajapaksa est l’homme qui a mis fin à la guerre civile. Malgré des accusations de crime de guerre, il était devenu un héros », explique Bhavani Fonseka, analyste politique au Center for Policy Alternatives. C’est en effet quand il était ministre de la défense, en 2009, que le leader des rebelles hindous, les Tigres tamouls, avait été tué.
Son frère Mahinda Rajapaksa était président, avant d’être défait par l’opposition en 2015. Quatre ans plus tard, une vague d’attentats islamistes a permis à Gotabaya Rajapaksa de devenir président à son tour. « Il s’est fait élire sur une ligne ethno-nationaliste, avec le soutien de moines bouddhistes et de l’Église catholique », souligne Bhavani Fonseka.
Dinuk, 26 ans, avait voté pour lui, pensant « qu’il fallait un homme à poigne pour rétablir la sécurité ». Il le regrette aujourd’hui.
« En 2019, lorsque nous avons quitté le pouvoir, il restait 6,5 milliards de dollars de réserves étrangères. Aujourd’hui, le stock s’est réduit de 80 % et nous faisons face à la pire inflation d’Asie, dénonce Eran Wickramaratne, membre du parti d’opposition SJB et ancien ministre des finances. Il aurait fallu agir avant pour éviter un crash. »
Dans les cortèges, Gotabaya Rajapaksa a réussi l’exploit de faire défiler bouddhistes, musulmans et catholiques côte à côte. La jeunesse, désireuse de tourner la page des déchirures ethniques, est à la manœuvre. « C’est la première fois que le Sri Lanka connaît un mouvement de révolte citoyen qui n’est pas chapeauté par des mouvements politiques ou religieux », s’enthousiasme Shalini, 24 ans.
Mercredi 13 avril, le premier ministre a proposé de rencontrer les manifestants. « Ce ne sont pas ceux qui ont créé le chaos qui pourront le résoudre », juge l’un d’eux. Le lendemain, Cinghalais bouddhistes et Tamouls hindous sont venus faire bouillir du lait devant le palais présidentiel pour le nouvel an sri-lankais. Une cérémonie symbole de fertilité et de renouveau, qui a lieu habituellement dans l’intimité des foyers. « Le véritable nouvel an, ce sera quand les Rajapaksa quitteront le pouvoir et nous rendront notre pays », lance un manifestant.
Après avoir longtemps nié l’ampleur de la crise, le gouvernement a nommé à la tête de la Banque centrale un gouverneur indépendant et transpartisan, et des discussions ont été ouvertes avec le Fonds monétaire international pour restructurer la dette. Mais, de l’aveu même du gouverneur et de nombreux experts, la rémission sera longue et difficile.
Lundi, un nouveau gouvernement a été présenté. Le président a écarté deux de ses frères et un neveu, mais a gardé son frère aîné comme premier ministre.
Côme Bastin
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