Texte publié sur le site du CADTM le 20 février 2010.
Entretien par Marga Tojo Gonzales.
Du 21 janvier au 2 février 2010, Eric Toussaint et Olivier Bonfond, militants altermondialistes, membres du Conseil International du FSM, de la coordination mondiale des mouvements sociaux et du réseau international CADTM [1] (Comité pour l’Annulation de la dette du Tiers Monde), ont participé à différentes réunions et activités internationales au Brésil : séminaire international des mouvement sociaux (réalisé à Sao Paulo du 21 au 23 janvier), camp international de la jeunesse à Novo Hamburgo, séminaire international intitulé « 10 années après : défis et propositions pour un autre monde possible » organisé à Porto Alegre du 25 au 29 janvier 2010 par le « Groupe de réflexion et d’appui au processus du FSM » composé de plusieurs organisations brésiliennes, notamment IBASE, Ethos et l’Instituto Paulo Freire, ainsi que l’assemblée des mouvements sociaux (Porto Alegre, le 29 janvier). Malgré une analyse très critique, Eric Toussaint et Olivier Bonfond pensent que le Forum social mondial peut encore jouer un rôle positif, mais sous certaines conditions. Entretien.
Marga Tojo Gonzales : 10 ans après la naissance du slogan « Un autre monde est possible », la majorité de l’humanité vit toujours dans des conditions infra-humaines, et, avec la crise financière internationale, la situation s’est encore dégradée. Les altermondialistes auraient-ils échoué ?
Olivier Bonfond : Lorsque la question est posée de cette façon, on doit reconnaître que le Forum Social Mondial et le mouvement altermondialiste en général n’ont pas réussi à changer véritablement le cours des choses. A la base de ces grands évènements que sont les forums mondiaux, il y avait l’objectif de transformer la société en quelque chose de mieux, où il y a plus de justice sociale, moins d’inégalités, où tous les citoyens ont leurs droits humains fondamentaux satisfaits. Mais en réalité la question doit être posée autrement. Il s’agit de déterminer si le FSM et le mouvement altermondialiste ont joué un rôle positif dans la construction d’un rapport de force en faveur des exploités et des opprimés de la planète. La réponse est alors plutôt positive. Mais le FSM n’a rien de miraculeux et reste un processus en mouvement, avec ses faiblesses et contradictions. Il est aussi très « jeune » : le FSM n’a que 10 ans et le mouvement altermondialiste à peine plus, ce qui est très peu comparativement aux forces auxquelles ils s’attaquent, à savoir celles d’une oligarchie capitaliste internationale et de sociétés transnationales au service desquelles agissent de puissants instruments comme la Banque mondiale, le FMI, l’OMC, l’OTAN…
M.T.G. : A vos yeux, après 10 années de Forums, quel est l’acquis principal de ce mouvement ?
Eric Toussaint : Le FSM a joué un rôle très important à deux niveaux. Premièrement, dans la déligitimation du néolibéralisme comme seul modèle possible pour l’humanité. Bien sûr, la « bataille des idées » n’est pas finie et la logique de fatalité est encore très présente dans beaucoup d’esprits, mais le mouvement altermondialiste a pu démontrer et rendre visible la nécessité et la possibilité d’une alternative globale. Il a démontré la vanité de certaines affirmations en vogue comme par exemple l’expression « la fin de l’histoire » de Fukoyama ou encore « TINA » (There Is No Alternative) de Margaret Thatcher.
L’autre acquis très important du FSM est qu’il a permis, d’une part, la construction et le renforcement de réseaux internationaux, et d’autre part, la mise en connexion entre ces différents réseaux. Dans le cadre de la lutte contre le capitalisme mondialisé, cet aspect est fondamental. En effet, face à des stratégies et rapports de force qui ont pour conséquence d’isoler et/ou de mettre en concurrence les pays et les peuples, il est fondamental de dépasser le cadre national en proposant des alternatives globales, en construisant des liens de solidarité, mais aussi et surtout en coordonnant des stratégies d’action et des mobilisations internationales. Dans les premières années du forum, il est indéniable qu’il y avait une dynamique intéressante entre les forums, les mouvements sociaux, les différentes campagnes internationales sur des thèmes comme la dette, l’OMC, le militarisme, l’écologie, le féminisme,… et l’organisation de grandes mobilisations à l’occasion de réunions de la BM, du FMI, de l’OMC, du G8, de l’OTAN ou comme la puissante mobilisation mondiale de février 2003 contre les préparatifs de l’invasion de l’Irak.
M.T.G. : C’est donc moins le cas maintenant ? Êtes-vous de ceux qui pensent que le Forum Social Mondial s’essouffle ?
O.B. : C’est indéniable que le Forum a perdu de sa vitalité, de son utilité et en partie de sa légitimité (surtout à partir du FSM organisé à Nairobi en janvier 2007 [2]). Les causes sont multiples : l’institutionnalisation du FSM, le renforcement de l’influence de grandes ONG disposant de grands moyens financiers, le goût d’une partie des délégations et des dirigeants du FSM pour les hôtels 4 ou 5 étoiles, l’incapacité à réellement « fusionner » les activités pendant les forums mondiaux (plus de 1500 activités en 5 jours lors du dernier FSM de Belém), la recherche de fonds auprès de grandes entreprises privées ou mixtes (Petrobras, la grande société pétrolière brésilienne dont 61% du capital est privé, la Fondation Ford, la multinationale CELTEL en Afrique,…).
L’évolution politique des dernières années a aussi pesé fortement. Il faut se rappeler que les deux principaux pays dans lequel le Forum s’est le plus ancré au début, le Brésil [3] et l’Italie, ont connu à partir de 2003 deux expériences gouvernementales qui ont fortement influé sur le cours du Forum social mondial : l’expérience de la présidence de Lula au Brésil et celle du gouvernement Prodi [4] en Italie. D’importantes forces qui étaient à la base de la création du Forum social mondial ont soutenu ou soutiennent encore ces gouvernements qui ont mené (ou mènent encore) des politiques social-libérales ou carrément néolibérales.
Il faut aussi dire que le FSM et le mouvement alter manquent de « victoires » sur le plan mondial. Heureusement, sur le continent latino-américain, la lutte contre l’ALCA (Accord de Libre Commerce des Amériques voulu par Washington) qui a vaincu en 2005 est à mettre en partie à son crédit. Mais si on aborde la scène mondiale, alors que le capitalisme traverse une crise de très grande ampleur, il n’y a même pas l’adoption d’une taxe sur les transactions financières afin de combattre la spéculation. Les aventures guerrières impérialistes continuent. Les putschistes honduriens sont toujours au pouvoir. Copenhague est un échec flagrant. Le fait que, sur le plan international, on n’ait pas remporté de victoire du mouvement produit un découragement parmi ceux et celles qui espéraient des résultats tangibles rapidement. A ce niveau, on peut dire que le FSM s’essouffle, dans le sens qu’il manque d’air ou de carburant pour faire passer à la vitesse supérieure.
E.T. : Il faut ajouter que la majorité de la direction du FSM a refusé d’évoluer vers un mouvement ayant la volonté de convoquer des mobilisations sur une plate-forme commune. Or sans volonté concertée de mobiliser sur le plan international, sans volonté de déterminer des objectifs communs à atteindre, il est difficile de progresser. Immanquablement, le FSM ressemble de plus en plus à un énorme marché à idées (et à propositions) qui ne débouche pas sur un combat commun pour réaliser certains objectifs. Or nous avons besoin d’un instrument international pour déterminer des priorités en termes de revendications et d’objectifs à atteindre, un calendrier commun d’actions, une stratégie commune. Si le Forum ne le permet pas, il faut construire un autre instrument, sans pour autant éliminer ou quitter le Forum. Je pense qu’il a sa raison d’être. Mais puisqu’un secteur du FSM ne veut pas que celui-ci se transforme en instrument de mobilisation, il vaut mieux construire un autre instrument avec les organisations et les individus qui sont convaincus que c’est ce dont nous avons besoin. Cela n’empêcherait pas de continuer à intervenir activement dans le Forum. Je dis cela pour éviter une scission, un débat sans fin qui paralyse plus qu’il n’aide.
MTG : A quel nouvel instrument faites-vous allusion ?
E.T. Il existe une proposition qui, à la vérité, a eu relativement peu de répercussion. Il s’agit de l’appel que Hugo Chávez a lancé fin novembre 2009 pour la création d’une Cinquième Internationale qui réunirait des mouvements sociaux et des partis de gauche [5]. Je pense que c’est, en principe, très intéressant. Ce pourrait être une perspective s’il y a une réflexion, un dialogue entre partis et mouvements sociaux : une Cinquième Internationale comme instrument de convergence pour l’action et pour l’élaboration d’un modèle alternatif [6]. Mais, selon moi, elle ne constituerait pas une organisation comme les Internationales antérieures qui étaient – ou sont encore puisque la Quatrième Internationale existe toujours - des organisations de partis avec un niveau de centralisation assez élevé. Je pense que la Cinquième Internationale ne devrait pas avoir un haut niveau de centralisation et ne devrait pas impliquer une auto-dissolution des réseaux internationaux ou d’une organisation comme la Quatrième Internationale. Ceux-ci pourraient adhérer à la Cinquième Internationale en gardant leurs caractéristiques mais une telle adhésion démontrerait que tous les réseaux ou grands mouvements ont la volonté d’aller plus loin que des fronts ponctuels comme les coalitions sur le climat et la justice sociale, la souveraineté alimentaire, la dette... Nous avons des bannières communes entre beaucoup de réseaux et c’est positif. Mais s’il était possible d’arriver à un front permanent, ce serait mieux. En employant cette expression, je suis déjà en train de donner un élément de définition. Pour moi, la Cinquième Internationale serait, dans la situation actuelle, un front permanent de partis, de mouvements sociaux et de réseaux internationaux. Le terme “front” implique clairement que chacun garderait son identité mais donnerait la priorité à ce qui unit pour atteindre des objectifs communs et faire avancer la lutte. Les derniers mois de 2009 et le début de 2010 ont démontré à nouveau la nécessité d’augmenter la capacité d’action collective car la mobilisation contre le coup d’Etat du Honduras a été totalement insuffisante. C’est préoccupant parce que, comme les Etats-Unis appuient le coup d’Etat en légitimant les élections qui ont suivi [7], les forces putschistes du monde entier considèrent que c’est à nouveau une option raisonnable. Au Paraguay, par exemple, la discussion entre les putschistes tourne aurour de “Quand ?” et “Comment ?”. Ils sont convaincus qu’il faut un coup d’Etat à partir du Congrès National contre le président Fernando Lugo. Cela montre bien que la mobilisation à propos du Honduras a été insuffisante. Cela a aussi été le cas pour Copenhague et, maintenant, pour Haïti. La riposte à l’intervention des Etats-Unis en Haïti est également totalement insuffisante.
MTG : Que pensez-vous de l’évolution récente du FSM et plus particulièrement comment analysez-vous les forums de Porto Alegre et de Salvador de Bahia ?
O.B. : L’élément le plus positif des activités réalisées à Porto Alegre en janvier 2010 a sans doute été le lancement d’une campagne internationale contre la présence de bases militaires sur le continent latino-américain. Cette campagne, « Amérique latine et Caraïbes : une région de paix. Non aux bases militaires étrangères ! », portée par une plateforme d’organisations très importantes [8], montre bien que le FSM, en tant qu’espace ouvert, peut encore permettre la concrétisation de campagnes mobilisatrices. Autre point positif : l’activité visant à préparer la mobilisation pour la « Conférence mondiale des peuples sur le changement climat et la défense de la Terre Mère » [9], qui aura lieu à Cochabamba du 19 au 22 avril 2010, a rassemblé beaucoup d’organisations.
Malheureusement, les éléments négatifs n’ont pas manqué, ni à Porto Alegre, ni à Salvador de Bahia. Il faut souligner premièrement la faible présence de mouvements sociaux (notamment des organisations indigènes qui avaient influencé positivement le FSM tenu à Belém en janvier 2009), et donc des débats largement dominés par des grandes ONG qui ne veulent absolument pas s’attaquer à la logique profonde du système capitaliste. Ensuite, même si ce n’est pas nouveau, l’organisation de ces deux forums a été financée par des transnationales comme Petrobras. Petrobras est une entreprise mixte qui exploite le pétrole et le gaz notamment en Bolivie, en Equateur et au Brésil en provoquant des dégâts écologiques très graves. Lorsqu’on rappelle l’article 4 de la Charte des principes de Porto Alegre : « Les alternatives proposées au Forum Social Mondial s’opposent à un processus de mondialisation capitaliste commandé par les grandes entreprises multinationales et les gouvernements et institutions internationales au service de leurs intérêts. » [10], on comprend tout de suite où se situe le problème. D’autant plus que ces forums se sont caractérisés par une impressionnante présence du gouvernement Lula, tant au niveau du soutien financier, ce qui n’est pas nouveau non plus, qu’au niveau de la programmation dans les différentes activités. Dans toutes les activités auxquelles j’ai assisté, il y a avait à la table un représentant du gouvernement brésilien avec -vous vous en doutez-, un discours tirant un bilan positif du gouvernement Lula. Il y a là un vrai danger, à savoir qu’un forum social se transforme en un outil de légitimation d’un gouvernement qui mène une politique sociale libérale.
MTG : Justement, par rapport à cette question de la nature du gouvernement brésilien, certains médias ont fait écho à une forte polémique entre vous, Eric Toussaint, et Socorro Gomez représentante de Cebrapaz et membre du PCdoB. Vous avez déclaré que le Brésil était un impérialisme périphérique lors d’un débat sur le nouvel ordre mondial. Quelqu’un dans la salle, membre aussi du PCdoB vous a accusé notamment de jouer le jeu de l’impérialisme américain. Qu’avez-vous à dire là-dessus ?
E.T. : Le Brésil occupe une place singulière : avec une économie nationale qui représente à elle seule la moitié du produit intérieur brut de l’Amérique du Sud, il peut être considéré comme une puissance impérialiste périphérique, capable de déterminer une ligne politique indépendamment de Washington. On peut appliquer le terme impérialisme à un pays comme le Brésil pour plusieurs raisons : ses entreprises transnationales (Petrobras, Vale Rio Doce, Odebrecht [11]) réalisent d’importants investissements à l’étranger au point d’y avoir un poids économique considérable et de pouvoir influencer les décisions politiques de gouvernements étrangers (c’est le cas au Paraguay, en Bolivie, en Equateur même si les autorités de ces pays tentent de récupérer la souveraineté sur leur économie ce qui entraîne des tensions avec Brasilia) ; ses entreprises exploitent au maximum les ressources et les travailleurs des pays où elles investissent ; le gouvernement de Brasilia met sa politique extérieure largement au service des intérêts des transnationales brésiliennes ; le Brésil essaye progressivement de se doter de forces militaires capables d’intervenir hors des frontières de manière permanente (le Brésil dirige la Minustah à Haïti [12]). Il convient d’ajouter le qualificatif périphérique au substantif impérialisme dans la mesure où le Brésil ne constitue pas un impérialisme dominant comparable aux Etats-Unis, aux principaux pays de l’Union européenne (ou à l’Union européenne comme telle) ou le Japon. Le Brésil est à ranger dans la même catégorie que la Chine, la Russie et l’Inde avec lesquels il forme les BRIC’s (Brésil, Russie, Inde, Chine), cette catégorie inventée depuis une quinzaine d’années pour désigner les principales puissances périphériques capables d’exercer un poids politique et une influence économique que les puissances économiques dominantes doivent prendre en compte. Il faut préciser que le Brésil occupe dans ce quatuor la dernière place par sa taille économique et par le fait qu’il ne dispose pas d’armes nucléaires. A ce titre, on peut le rapprocher de l’Afrique du Sud. Le Brésil et les Etats-Unis ont des intérêts divergents à plusieurs égards : les intérêts économiques de la bourgeoisie brésilienne en matière agricole et industrielle ne peuvent se satisfaire du protectionnisme des Etats-Unis ; la réactivation de la IVe flotte [13] et l’utilisation de bases militaires colombiennes et péruviennes par l’armée des Etats-Unis dérangent Brasilia qui ressent cela comme une volonté renouvelée de contrôle de Washington sur l’Amérique du Sud et en particulier sur la zone stratégique de l’Amazonie. Le récent déploiement de plus de 15.000 soldats étasuniens à Haïti où le Brésil dirige la force onusienne de la Minustah irrite également le gouvernement brésilien. Par ailleurs, autre source d’irritation de Washington à l’égard de Brasilia, Lula maintient de bonnes relations avec Cuba et le Venezuela, les deux principales bêtes noires des Etats-Unis dans l’hémisphère occidentale.
Il convient aussi de préciser que la caractérisation d’impérialisme périphérique ne dépend pas du parti politique qui est au gouvernement : que la droite ou la gauche soit au pouvoir importe peu. Le terme impérialisme semble à d’aucuns exagéré car il est associé à une politique d’agressions militaires. Il s’agit d’une vision étroite du terme impérialisme. Le désarmement de l’Allemagne ou du Japon (et la perte de ses colonies pour ce dernier) après la seconde guerre mondiale a-t-elle fait disparaître leur caractère impérialiste ?
Le principal précurseur dans l’utilisation du terme sous-impérialisme à propos du Brésil est l’économiste brésilien Ruy Mauro Marini [14], un des pères de l’école de la dépendance. Il s’exprimait de la manière suivante : “On peut considérer le Brésil comme la plus pure expression du sous-impérialisme, de nos jours.” Face à ceux qui s’opposaient à cette caractérisation, il a formulé des arguments qui, aujourd’hui, ont pris plus de force : « La politique expansionniste brésilienne en Amérique latine et en Afrique, en plus de la recherche de marchés, ne correspond-t-elle pas à l’intention de s’assurer le contrôle de sources de matières premières – comme les minerais et le gaz de Bolivie, le pétrole de l’Equateur et des colonies portugaises en Afrique, le potentiel hydroélectrique du Paraguay – et, plus encore, à fermer les possibilités d’accès aux mêmes ressources à de possibles concurrents comme l’Argentine ? (...) L’exportation de capitaux brésiliens, principalement via l’Etat (ce que nous montre Petrobras, convertie en Brazilian Petroleum, luttant pour entrer dans le cartel international du pétrole, ainsi que le développement constant des prêts publics à l’extérieur), mais aussi des capitaux associés à des groupes financiers pour exploiter les richesses du Paraguay, de la Bolivie et des colonies portugaises d’Afrique, pour donner quelques exemples, cela ne se présente-t-il pas comme un cas particulier d’exportation de capital dans le cadre de ce peut faire un pays dépendant comme le Brésil ?” Il ajoutait un argument qui a été renforcé depuis qu’il l’a avancé : “il serait bon d’avoir présent à l’esprit le processus accéléré de monopolisation (via la concentration et la centralisation du capital) qui a eu lieu au Brésil ces dernières années, ainsi que l’extraordinaire développement du capital financier, principalement à partir de 1968.” Enfin, il concluait en affirmant que pour la gauche révolutionnaire, il est fondamental de prendre la mesure du sous-impérialisme : “Pour conclure cette préface, il faudrait réitérer l’importance de l’étude du sous-impérialisme pour le développement du mouvement révolutionnaire latino-américain”.
Lors du débat qui a eu lieu à Porto Alegre sur le nouvel ordre mondial, j’ai expliqué que les Etats-Unis étaient bien sûr la puissance impérialiste dominante et la plus agressive. Il n’y a pas de comparaison à faire avec le Brésil à ce niveau. J’ai aussi critiqué durement l’impérialisme de l’Union européenne. Cela n’empêche pas que le Brésil soit lui-même une puissance impérialiste avec les caractéristiques d’une puissance périphérique. Je préfère le terme « impérialisme périphérique » à « sous-impérialisme » car, depuis que Ruy Mauro Marini a pris la mesure du phénomène, il y a plus de trente ans, le Brésil a gagné en autonomie par rapport aux Etats-Unis. Au cours de la conférence, j’ai effectivement été critiqué par des membres du PCdoB [15] dont le parti appuie la politique de Lula.
En fait, au cours de notre séjour au Brésil, on a ressenti clairement de la part des partisans de Lula une attitude intolérante : ils ne veulent pas accepter de critiques à l’égard du gouvernement. Je précise que parmi les autres panélistes qui ont pris la parole au cours de ce débat sur le nouvel ordre mondial, Patrick Bond d’Afrique du Sud m’a très clairement appuyé sur la caractérisation du Brésil en tant qu’impérialisme périphérique. Il a expliqué que l’Afrique du Sud était dans la même situation que le Brésil et que les BRIC’s ne constituaient pas du tout une alternative.
M.T.G : Financé par des transnationales désireuses de se donner une image plus « verte » ou plus humaine, courtisé par les autorités politiques qui l’utilisent comme un outil de campagne électorale, certains pensent que le FSM est déjà totalement récupéré par le système et qu’on ne peut donc plus rien en attendre de bon. Quelle est votre position là-dessus ?
OB : Il est tout à fait possible que le FSM soit progressivement « absorbé » par le système capitaliste. Il n’y aurait rien d’étonnant à cela. Le capitalisme n’a plus rien à prouver quant à sa capacité à s’adapter et à récupérer à son compte les dynamiques créées au départ pour lutter contre lui. Le FSM, tout comme les ONG, mouvements sociaux et individus qui le composent, ne sont pas à l’abri du danger. Cependant, en tant que réseau radical, le CADTM pense que le FSM peut encore jouer un rôle positif comme lieu de débat sur des pistes alternatives pour assurer un authentique développement humain, basé sur la justice sociale et le respect de la nature. Le FSM doit en plus renforcer les convergences entre tous les mouvements qui veulent passer à l’action ensemble. Ces mouvements se mettront d’accord entre eux à l’occasion des activités du Forum. Par ailleurs, le CADTM poursuivra sa participation active à l’assemblée mondiale des mouvements sociaux (AMS) qui est née en janvier 2001 à Porto Alegre à l’occasion du premier FSM.
M.T.G. : Pouvez-vous nous rappeler en quelques mots en quoi consiste cette Assemblée des mouvements sociaux ? Par ailleurs, juste avant le Forum de Porto Alegre, vous avez participé à Sao Paulo à un séminaire mondial des mouvements sociaux. Qu’en ressort-il ?
OB : L’assemblée des mouvements sociaux (AMS) s’est développée dans le cadre du Forum social mondial. Elle a comme caractéristique principale d’être un espace ouvert qui vise la construction d’un agenda commun de mobilisations. Elle est composée d’un groupe varié de mouvements sociaux et de réseaux (Via Campesina, Marche mondiale des femmes, CADTM, Jubilé Sud, No Vox, des organisations syndicales, Alliance social continentale des Amériques, COMPA, ATTAC,…) qui ont des objectifs régionaux et nationaux spécifiques mais qui veulent lutter conjointement contre le capitalisme dans sa phase néolibérale, impérialiste et militaire, contre le racisme et le patriarcat.
Du 21 au 23 janvier 2010, à Sao Paulo, différents mouvements sociaux qui participent depuis plus ou moins longtemps à l’AMS, se sont réunis en séminaire afin de faire le point sur la nouvelle conjoncture internationale, mais aussi et surtout de voir comment organiser les différentes forces en présence et mieux les articuler afin de renforcer les luttes au niveau mondial. Les débats sur la conjoncture ont mis en exergue la gravité et le caractère multidimensionnel de la crise systémique qui s’impose en ce moment principalement par la militarisation et par la criminalisation des mouvements sociaux. Au niveau de la stratégie d’action, la décision la plus importante a sans doute été de travailler à la réalisation d’un prochain séminaire de l’assemblée mondiale des mouvements sociaux en Afrique, plusieurs mois avant le FSM 2011 qui aura lieu à Dakar en janvier 2011. L’objectif est double. Premièrement, il s’agit de renforcer la communication et la coordination au niveau du continent africain, tout en gardant une perspective mondiale, puisqu’il s’agira bien d’une réunion internationale avec la présence de mouvements sociaux africains, américains, asiatiques et européens. Ensuite, il s’agit de dynamiser la mobilisation pour le prochain forum Social Mondial, et de faire en sorte que ce Forum ait un impact concret positif pour les mouvements sociaux et les luttes africaines.
BONFOND Olivier, TOUSSAINT Eric, TOJOP GONZALES Marga
Notes
[1] Pour plus d’infos sur le CADTM : www.cadtm.org
[2] Pour plus d’infos sur le bilan du FSM de Nairobi, voir notamment sur ESSF Olivier Bonfond, Forum Social Mondial de Nairobi : Premier Bilan et Contribution collective aux débats du Conseil international (CI) du Forum social mondial qui se déroulera à Berlin du 29 au 31 mai 2007
[3] Le FSM est né en janvier 2010 au Brésil. Cinq Forums sociaux mondiaux y ont été organisés (2001, 2002, 2003, 2005 et 2009). Le secrétariat international du FSM est localisé au Brésil. Quant à l’Italie, c’est le pays où entre 2001 et 2003 le mouvement altermondialiste a organisé les plus grandes manifestations (en commençant par Gênes en juillet 2001 avec 500 000 manifestants contre le G8, le premier Forum social européen en novembre 2002 avec 60 000 délégué et une manifestation de 150 000 personnes, et les mobilisations contre l’Otan, contre la guerre en Afghanistan et en Irak entre 2001 et 2003).
[4] Prodi, ex président de la Commission européenne, a dirigé un gouvernement (avec notamment la participation des Démocrates socialistes et du Parti de la Refondation Communiste auxquels une grande partie des leaders du Forum social italien était liée) qui a mené une politique sociale libérale et a maintenu la présence de l’armée italienne en Afghanistan. Cela été suivi d’une déroute électorale de la gauche où les deux partis cités plus hauts ont été « laminés ».
[5] « La Rencontre internationale de partis de gauche, tenue à Caracas les 19, 20 et 21 novembre 2009, après avoir reçu la proposition du Commandant Hugo Chávez Frías de convoquer la Ve Internationale socialiste en tant qu’instance des partis, courants de socialistes et mouvements sociaux du monde entier, où nous pourrons harmoniser une stratégie commune de lutte anti-impérialiste, dépasser le capitalisme par le socialisme et l’intégration économique solidaire d’un nouveau genre, décide de valoriser ladite proposition au vu de sa dimension historique qui propose un nouvel esprit internationaliste ». Voir : Engagement de Caracas
[6] Zetnet a lancé un appel international pour une cinquième internationale qui recueille un certain succès. Voir en anglais : Proposal for a Participatory Socialist International
[7] Voir Eric Toussaint, Du coup d’Etat au Honduras aux sept bases US en Colombie : la montée de l’agressivité de Washington
[8] our lire la déclaration et voir les organisations signataires : http://www.cadtm.org/America-Latina...
[9] web : http://cmpcc.org/
[10] Pour lire la Charte des principes du FSM La Charte de principe du Forum social mondial
[11] Selon une étude réalisée par la Columbia Law School en 2007, les 5 principales sociétés transnationales brésiliennes en termes d’actifs à l’étranger en 2006 sont Companhia Vale do Rio Doce, Petrobras SA, Gerdau SA, EMBRAER et Votorantim Participacoes SA. L’étude met en évidence le fait que le Brésil, grâces à ses transnationales, est le deuxième investisseur parmi les pays en développement en termes de flux d’investissements directs étrangers en 2006. En outre, les 20 principales transnationales brésiliennes ont des actifs à l’étranger d’une valeur de 56 milliards US $, ce qui équivaut à plus de la moitié du stock d’IDE du pays à l’extérieur. Ce top 20 produit et vend des biens et des services d’une valeur d’environ 30 milliards US $ à l’étranger et emploie 77.000 personnes. Environ la moitié se concentre sur leur région, l’Amérique latine. http://www.law.columbia.edu/media_i...
[12] epuis 2004, la MINUSTAH (Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti) sous commandement militaire brésilien occupe Haïti. La plupart des mouvements sociaux de gauche haïtiens exige le retrait de cette force militaire qui avant le tremblement de terre était composée d’un peu plus de 7000 soldats dont 1282 brésiliens. http://www.un.org/en/peacekeeping/c...
[13] Créée en 1943 afin de protéger les navires dans l’Atlantique sud, cette structure avait été abolie en 1950. Elle a repris officiellement du service le 1er juillet 2008.
[14] Ruy Mauro Marini, Subdesarrollo y revolución, Siglo XXI Editores, México, (quinta edición) 1974, capítulo 1, p. 1-25. La plupart de ses écrits sont disponibles en ligne : http://www.marini-escritos.unam.mx/
[15] PCdoB : Parti Communiste du Brésil
* Entretien avec Olivier Bonfond et Eric Toussaint par Marga Tojo Gonzales, février 2010.