Tiré de Médiapart.
Le Forum de Saint-Pétersbourg se termine en Russie. Ce rendez-vous international a été boycotté par le bloc occidental. Le reste du monde, lui, est bien présent. L’Afrique, nouvelle terre d’ambitions russes, dont l’Égypte est d’ailleurs l’invitée d’honneur ; la Chine, qui a récemment réaffirmé son soutien à Vladimir Poutine en matière de « souveraineté » ; et l’Inde, représentée par son ministre de la santé.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Inde est passée de 1 % à 18 % des ventes de pétrole de la Russie, compensant la baisse équivalente aux achats du côté de l’Union européenne. Mais avec Saint-Pétersbourg, il s’agit de passer à l’étape suivante.
Pour Biswajit Dar, spécialiste du commerce mondial à l’université JNU de New Delhi, l’Inde a l’occasion de s’implanter sur le marché russe. « À la suite des sanctions occidentales, le marché russe souffre de pénuries, explique-t-il. Or l’Inde dispose d’un secteur manufacturier très divers. Elle pourrait en particulier pallier le manque dans le secteur des médicaments mais aussi des équipements électroniques et du textile. » En retour, l’Inde espère de la Russie des engrais, après une saison agricole difficile.
Pendant des mois, le bloc occidental a tenté de convaincre l’Inde de soutenir l’Ukraine face à la Russie devant les Nations unies, en vain. Si la diplomatie indienne juge cette guerre « déplorable », elle n’entend pas la laisser plomber sa fragile reprise économique post-Covid et détériorer sa relation avec son allié historique.
« Les sanctions sont responsables de l’inflation mondiale et affectent aussi l’Inde, juge Kanwal Sibal, ancien secrétaire aux affaires étrangères puis ambassadeur en Russie. Nous importons 85 % de nos énergies fossiles. Nous ne pouvons nous permettre de payer 120 dollars le baril. » Selon plusieurs sources, les discussions avec Moscou tourneraient autour de 70 dollars le baril de brut.
Nouvelle route commerciale
Le développement commercial avec la Russie sert aussi à choyer un partenaire militaire indispensable, explique Biswajit Dar : « Sur les dix dernières années, 19 contrats ont été passés entre l’Inde et la Russie dans le secteur de la défense, avec production sur le sol indien et transfert de technologie, en accord avec l’ambition d’autonomie industrielle affichée par le gouvernement Modi. »
« Depuis l’URSS, la Russie a été une alliée sur le nucléaire indien et la sécurisation de nos frontières avec l’Asie centrale et la Chine », explique P. S. Raghavan, ancien ambassadeur en Russie puis conseiller à la sécurité nationale. « Si l’Inde s’aligne sur les sanctions occidentales, nous allons pousser la Russie dans les bras de la Chine. Tout le monde y serait perdant », estime-t-il.
Symbole de cette ambition de ne pas laisser la Russie sans débouchés économiques, une nouvelle route commerciale a été inaugurée le 12 juin avec la promesse de relier Saint-Pétersbourg à Bombay en deux semaines. Deux porte-conteneurs russes de 40 tonnes sont partis du port russe d’Astrakhan, sur la mer Caspienne. Leur cargaison sera transférée par la route jusqu’au port de Bandar Abbas, en Iran, avant d’atteindre Bombay.
« L’Inde, la Russie, l’Iran et d’autres pays discutent de longue date d’un corridor Nord-Sud pour expédier des marchandises russes vers l’Inde, décrit Nandan Unnikrishnan, spécialiste des relations avec l’espace post-soviétique à l’Observer Research Foundation. La guerre en Ukraine a indéniablement contribué à accélérer le projet. L’Iran est sous sanctions et maintenant la Russie aussi. » Les infrastructures routières de ce corridor ne sont pas terminées, « mais les marchands n’ont pas eu le choix », explique P. S. Raghavan : « En réalité, un grand nombre de secteurs russes ne sont pas couverts par les sanctions, comme le blé. Mais le problème est que l’Europe a fermé son espace maritime aux cargos russes. » Et de conclure qu’« aucune sanction n’est jamais efficace longtemps ».
Les échanges commerciaux entre l’Inde et la Russie se heurtent cependant à un deuxième obstacle : les banques russes ont été exclues du réseau de paiement international Swift. Les paiements en dollars ou en euros sont devenus impossibles. Alors depuis plusieurs semaines, New Delhi et Moscou discutent d’un dispositif permettant d’échanger directement en roupies et en roubles.
Un accord commercial profitable à l’Europe
Pour Kanwal Sibal, ce mécanisme risque de heurter la balance commerciale très déficitaire de l’Inde face à la Russie (2,6 milliards contre 5,8 milliards en 2021). « Nous avons déjà essayé à l’époque de l’URSS, et le taux de change très fluctuant du rouble a posé problème », dit-il. L’économiste Biswajit Dar se veut plus optimiste : « Au départ, la Russie va recevoir plus de roupies, mais ils pourraient servir à des investissements en Inde en retour. »
« Derrière une indignation de façade, l’Europe et les USA comprennent notre position », veut croire P. S. Raghavan : « Si nous arrêtons d’acheter le pétrole russe, les pays du Golfe feront monter encore les prix. » Le diplomate ajoute que « le corridor Nord-Sud va aussi desservir l’Asie centrale et l’Afghanistan qui en ont cruellement besoin. C’est aussi dans l’intérêt de l’Europe de promouvoir cette route ».
Interrogé à Bratislava, il y a deux semaines, le ministre des affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, a jugé que l’Europe devait « sortir de la mentalité selon laquelle ses problèmes sont les problèmes du monde ». Pour Kanwal Sibal, il ne s’agit pas d’être multi-aligné : « Nous avons fait un calcul pragmatique de nos intérêts entre s’aligner avec les USA ou maintenir nos relations avec la Russie. Il est faux de dire que l’Inde bénéficie de cette crise, mais elle tente de s’y adapter. »
Peu de voix s’élèvent dans la classe politique indienne contre ce rapprochement commercial et ce relatif silence diplomatique. Tout juste le député du parti du Congrès Shashi Tharoor a-t-il mis en garde sur les risques à long terme de « danser sur une corde de funambule » entre les deux blocs.
Côme Bastin
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