Le Front national (FN) arrivait largement en tête, avec 24,85% des suffrages exprimés en moyenne nationale, ce score s’élevant même à 33,6% dans la circonscription Nord-ouest où se présentait Marine Le Pen, 29 % dans la circonscription Est où se présentait son conjoint Louis Aliot et à 28,2% dans celle du Sud-est où se présentait son père Jean-Marie Le Pen.
Pourtant, à y regarder de plus près, ce résultat n’a rien d’exceptionnel ni rien de surprenant. Si l’on veut bien ne pas rester fasciné par le pourcentage des suffrages exprimés et considérer leur nombre absolu, la performance du FN apparaît plus modeste : les listes « Bleu marine » n’ont totalisé « que » 4’711’000 voix, alors que Marine Le Pen elle-même recueillait plus de 6’400’000 voix il y a deux ans lors du premier tour de l’élection présidentielle. Hier, avec une participation fort médiocre de 42,4% des électeurs inscrits, pas plus que les autres partis politiques, le FN n’a fait le plein de ses voix potentielles : il aurait pu faire bien mieux, ou plutôt bien pire encore.
Raisonner en ces termes ne permet pas seulement de relativiser le score du FN. Cela permet aussi et surtout de mieux cerner le problème politique que cette formation d’extrême droite nous pose. Sa victoire électorale relative est moins en définitive le fruit de sa capacité à mieux mobiliser son électorat que la conséquence de l’incapacité des autres formations politiques à mobiliser les leurs dans une telle élection (et plus généralement), ce qui explique d’ailleurs le fort taux d’abstention.
Que les partis europhiles et eurocrates (UMP, UDI-Modem – Union des démocrates et indépendants-Mouvement démocrate, EELV – Europe Ecologie Les Verts –, PS), en principe largement majoritaires dans l’électorat, n’aient pas su amener leurs électeurs aux urnes dit l’ampleur de l’indifférence voire du scepticisme qui y sévit à l’égard d’une Union européenne (UE) qui a répondu à la crise financière de 2007-2009 à coups de politiques d’austérité salariale et budgétaire redoublées, après avoir organisé le sauvetage du capital financier moyennant une explosion des dettes publiques.
Mais l’indifférence et le scepticisme cèdent la place à un franc rejet de l’UE dans une part croissante de l’électorat des couches populaires qui ont été les plus directement victimes de cette crise et de sa gestion néolibérale, avec son cortège de hausse du chômage et de l’emploi précaire, de trains de licenciements collectifs, de baisse des revenus et du pouvoir d’achat, de démantèlement rampant de la protection sociale, etc. Car ces couches populaires identifient avec raison les institutions européennes (Commission et Banque centrale en tête) comme les instances qui, avec la complicité ouverte ou cachée des différents gouvernements nationaux, leur imposent le carcan de ces politiques d’austérité salariale et budgétaire.
Et c’est au sein de ces couches que le FN réussit ses meilleurs scores et qu’il possède ses réservoirs d’électeurs et d’électrices. Il y parvient en captant et en thématisant leur ressentiment, leur rage impuissante et leur révolte passive, la rumination de leurs maux, en leur désignant des responsables réels (les formations de gouvernement ordonnatrices des politiques néolibérales) et des coupables imaginaires (« l’étranger » sous toutes ses formes, à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales) et en leur proposant une voie de salut : le retour à un Etat-nation fort, maître de sa monnaie, de sa législation et de ses frontières.
Cependant, sa réussite n’a rien d’automatique. Si ces couches victimes des politiques néolibérales s’abandonnent aux chants des sirènes nationalistes du FN, c’est faute qu’elles trouvent d’autres alternatives. Leur ressentiment est aussi le fruit de leur incapacité à lutter par elles-mêmes, en prenant appui sur des organisations professionnelles, syndicales et politiques en mesure de leur fournir un cadre de mobilisation et de conscientisation leur désignant l’ennemi principal (le capitalisme) et un projet émancipateur crédible. En définitive, le succès du FN est d’abord la rançon de l’inexistence d’un pôle de gauche radicale en France, alliant antilibéraux conséquents et anticapitalistes. La faiblesse des résultats obtenus par les listes Front de gauche (6,3% sur le plan national) et l’insignifiance de ceux des listes d’extrême-gauche (1,6 %) en sont l’illustration en même temps qu’elles nous indiquent l’urgence de la constitution d’un tel pôle. (26 mai 2014)