Tiré d’Afrique XXI.
Pour les réfugié·es, l’horreur n’a pas pris fin en traversant le Tekezé vers le Soudan ou le centre du Tigray. Les déplacé·es ont été exposé·es à l’intensité des combats qui se sont déroulés autour de la ville de Sheraro, occupée de novembre 2020 à juin 2021 par l’armée érythréenne (1). Les déplacé·es ont aussi été poursuivi·es par des Fanno (le nom donné aux miliciens nationalistes amharas) – parmi ces derniers, certains nourrissent bien le désir d’exterminer les Tigréen·nes et pas seulement de les expulser du Tigray de l’Ouest.
Un homme originaire de Dansha raconte avoir vu des Fanno du Wolqayt désigner des déplacé·es du Tigray de l’Ouest à exécuter, en janvier et février 2021, dans la ville de Dedebit. Cette petite ville, connue dans toute l’Éthiopie comme le lieu où le TPLF a lancé sa lutte armée en 1975, lors de la précédente guerre civile, a accueilli des milliers de réfugié·es du Tigray de l’Ouest.
Le 7 janvier 2022, un drone de l’armée fédérale éthiopienne a frappé l’école où vivaient des centaines de déplacé·es. Un vieil homme rescapé témoigne : « C’était le soir, beaucoup [de gens] dormaient. Dans l’enceinte de l’école, 52 personnes sont mortes. Les autres sont mortes sur la route alors qu’on les emmenait à l’hôpital de Shiré. À ce moment-là, il n’y avait aucun service de santé à Dedebit. » Un homme qui a participé en urgence à l’enterrement des victimes dans une ancienne carrière raconte : « Les corps étaient déchiquetés, mélangés, on ne pouvait pas les reconnaître. On a dû enterrer ensemble les chrétiens, les musulmans, les prêtres, les hommes, les femmes. Tous originaires de l’Ouest, Dansha, Humera, Adebay... partout. »
« Ils se sont approprié les maisons des gens »
Depuis l’annexion du Tigray de l’Ouest, les autorités amharas ont organisé l’afflux de nouveaux habitants. Si certain·es se sont spontanément présenté·es dans ces basses terres afin de sécuriser un accès pérenne à la terre, des milliers de colons ont été installés par les autorités. Des réfugié·es ayant traversé le Tekezé dans les derniers jours du mois de mai 2024 affirment qu’il « se sont approprié les maisons que les gens ont quittées. »
Ces témoins assurent que l’administration a distribué des armes aux nouveaux habitants peu de temps après leur arrivée : « Une fois arrivés, ils se sont armés, c’est [une fois au Tigray de l’Ouest occupé] qu’ils les ont eues ! » Une femme récemment arrivée explique avoir décidé de fuir le Tigray de l’Ouest à cause de l’arrivée des colons, en mars 2024 : « On a eu peur de ceux qui sont venus dans le cadre du programme d’installation, car ils sont armés. Sinon, on ne se serait pas laissé faire [mais] deux jours après leur arrivée, [l’administration] leur a donné des armes. » Des déplacé·es arrivé·es au Tigray début juin décrivent comment les terres ont été redistribuées aux nouveaux venus par des hommes en armes et comment les Tigréen·nes et les Tsellim Bét restants ont été forcé·es de travailler la terre pour au mieux un quart de la récolte, quand ils n’étaient pas tout simplement empêchés de travailler.
Pour empêcher les personnes identifiées comme Tigréennes de circuler et donc de travailler, l’administration leur refuse la délivrance de cartes d’identité, et celles qui en font la demande sont arrêtées, ce qui en dissuade beaucoup d’essayer. La carte d’identité est pourtant indispensable pour traverser les nombreux check-points que comptent les routes de la zone : toute personne qui n’en possède pas est sûre d’être arrêtée et emprisonnée.
Un système d’apartheid
Dans certaines localités, l’administration locale a mis en place un système connu sous le nom de « papiers blancs ». Ces documents, qui ne sont pas des cartes d’identité à proprement parler, sont délivrés à la discrétion des administrateurs locaux et permettent de circuler au sein d’un district (wereda) pendant trois mois maximum. Fourni à toutes les forces de sécurité, ce permis de déplacement temporaire s’accompagne d’un avertissement : « Toute personne trouvée en possession de ce document en dehors de notre wereda ou de la ville de Humera sera poursuivie. »
De tels documents entretiennent et marquent l’institutionnalisation d’un système d’apartheid où les personnes identifiées comme Tigréennes n’ont pas les mêmes droits que celles identifiées comme Amharas. Empêché·es de circuler librement, les Tigréen·nes sont volontairement tenu·es à l’écart du marché du travail et sont constamment maintenu·es dans une forme d’illégalité.
Pour les Tigréen·nes demeuré·es à Wolqayt-Tegedé, l’emprisonnement est par ailleurs devenu commun. Toutes les personnes rencontrées qui ont traversé le Tekezé en 2024 ont été emprisonnées, la plupart plusieurs fois. La prison est un élément central de l’administration de la zone. Il en existe plusieurs types : des prisons officielles, des postes de police et des hangars agricoles transformés en lieux de détention.
Les prisonniers et les prisonnières sont exposé·es à de mauvais traitements. La nourriture est à la charge de la famille. À défaut, ils doivent compter sur ce qu’apportent les proches des autres détenu·es ou sur le pain et l’eau que leur donnent, au mieux une fois par jour, leurs geôliers. Les conditions de détention, sous des tôles ondulées surchauffées par le soleil des basses terres, sont extrêmement difficiles. Plusieurs témoins ont rapporté des morts en prison, ainsi que des assassinats et des disparitions.
Les « intellectuels » particulièrement visés
En octobre et novembre 2022, les Fanno et l’administration nationaliste ont fait disparaître des dizaines de détenu·es de la prison de Humera. Rencontrés à Sheraro, d’anciens prisonniers listent les noms de ces détenus disparus. Enseignants, fonctionnaires, employés de banques, représentants de commerce : tous avaient en commun d’avoir fait des études supérieures et d’être perçus localement comme des « intellectuels ».
Berhe (2), un jeune homme que l’armée fédérale a fait sortir d’une prison de Humera dans les premiers jours de juin 2024 pour l’amener à Sheraro, où je l’ai rencontré, a passé un mois en détention. C’était sa troisième incarcération. Il a été arrêté lors d’une des nombreuses rafles de Tigréen·nes à Humera et dans les alentours, puis a été retenu dans un hangar agricole, celui « de Kassahun », du nom de l’homme en arme qui le dirige. Il garde de ce dernier mois d’enfermement de mauvaises plaies au-dessus des coudes, recouvertes par des bandages suintants.
Il a été soumis une journée entière à la technique du « numéro 8 », qui consiste à attacher ensemble les bras et les jambes dans le dos. Ses tortionnaires l’accusaient d’avoir été membre des forces spéciales du Tigray – quand bien même il avait 16 ans au début de la guerre. Sa mère et sa sœur, restées dehors, ont payé les 20 000 birrs (325 euros) demandés par l’armée pour le faire sortir. Certains détenus ont été torturés via la technique du « numéro 8 » plusieurs jours durant, en plein soleil (au printemps, les températures de Humera tutoient les 45 °C à l’ombre).
Malgré l’accord de paix, l’incertitude des déplacés
Depuis mars 2024, des réunions se sont multipliées à différents échelons administratifs pour préparer le retour des déplacé·es. L’accord de Pretoria mettant fin aux hostilités, signé en novembre 2022, ne prévoyait pas explicitement le respect des frontières régionales ante bellum, mais un retour à l’ordre constitutionnel au Tigray, interprété comme incluant le retour de l’intégrité territoriale de la région. En théorie, il incombe au gouvernement fédéral d’assurer le retrait des forces amharas pour que les déplacé·es du Tigray puissent revenir.
Peu d’éléments ont filtré sur les négociations entre le gouvernement fédéral, les autorités de la région Amhara et le TPLF, mais la date du « 30 ginbot » (7 juin) a été retenue pour le retour des déplacé·es d’une partie du Tigray de l’Ouest, et celle du « 30 sené » (7 juillet) pour le retour de l’essentiel des réfugié·es. Dans les camps, des réunions préparatoires ont même été organisées. Mais la situation reste confuse : si les Forces de défense du Tigray et quelques centaines de déplacé·es ont amorcé un retour, on ignore quelle administration va gouverner ces espaces en cas de réelle réinstallation, plongeant dans l’incertitude des milliers de personnes.
Le gouvernement intérimaire du Tigray et le gouvernement fédéral auraient intérêt à voir ce retour se concrétiser : cela incarnerait une paix réelle, notamment aux yeux des bailleurs de fonds étrangers et des institutions financières internationales. Le gouvernement fédéral pourrait espérer une rallonge de l’aide internationale dont il a cruellement besoin alors que des négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) sont en cours. Empêtré dans une nouvelle guerre en région Amhara, le Premier ministre, Abiy Ahmed, joue la montre et ne semble pas avoir arrêté une politique quant au futur statut de Wolqayt-Tegedé. En novembre 2022, il affirmait que les questions territoriales devaient être réglées « par des mécanismes légaux ». Un an plus tard, il prônait un référendum.
« On a la liste, s’ils reviennent on les tue tous ! »
Cette idée a fait réagir les États-Unis. Lors de débats sur la politique étrangère états-unienne dans la Corne de l’Afrique, un élu démocrate à la Chambre des représentants s’interrogeait : « Quoi de plus malvenu qu’un référendum après un nettoyage ethnique ? » Pour l’administration du Tigray, dirigée par le TPLF, un retour des réfugiés acterait tout de même au moins une réussite, alors que les divisions internes au TPLF et à l’administration s’étalent dans les médias régionaux et que la région a été marquée par une nouvelle famine en 2024.
Les réfugié·es s’apprêtant à passer une quatrième saison des pluies dans des conditions très précaires souhaitent rentrer. Mais après ce qu’ils ont vécu au Tigray de l’Ouest, occupé jusqu’à leur départ, ils savent que tout retour sans garantie de sécurité sera synonyme de nouveaux massacres. Un homme, arrivé d’Adebay en mars 2024 après de multiples séjours dans les prisons de l’administration nationaliste amhara, témoigne : « Il y a deux Fanno qui disent aux gens qu’ils ont des listes, qu’ils savent où sont les Tigréen·nes et ceux qui restent : “On a la liste, on sait qui est là, et s’ils reviennent, on les tue tous ! Les Tigréen·es resté·es ici sont entre nos mains.” »
Les autorités qui occupent la zone peuvent facilement mettre à jour leurs listes. En effet, elles arrêtent régulièrement des Tigréen·nes sans motif légal autre que l’absence de document d’identité et les gardent en prison jusqu’au paiement d’une rançon. Depuis mai 2024, certains Fanno ont même commencé à faire payer des rançons aux familles pour l’accès à la simple information du lieu d’emprisonnement de leurs proches. L’armée fédérale éthiopienne, présente dans la zone aux côtés des nationalistes amharas, est elle aussi impliquée dans ces affaires. Si Berhe a payé 20 000 birrs, d’autres anciens détenus parlent de sommes deux à trois fois supérieures.
Ainsi, le retour des réfugié·es laisse craindre de nouvelles violences. On ignore le nombre de Tigréen·nes toujours présent·es au Tigray de l’Ouest. Le fait que les catégories identitaires soient si malléables laisse penser que de nouvelles personnes peuvent toujours être identifiées comme telles et être réprimées. Désespéré·es, nombre de réfugié·es confient leurs craintes : « Ça ne se réglera pas sans une nouvelle guerre. »
Notes
1- Alliée au gouvernement fédéral éthiopien, l’Érythrée a occupé de larges portions du Tigray entre novembre 2020 et juin 2021. Des localités frontalières demeurent sous emprise à l’heure actuelle.
2- Tous les prénoms ont été changés.
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