Publié par Alencontre le 4 - février - 2020
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photo NPA 29
L’Etat plurinational a été inscrit dans la Constitution de 2009 et, depuis lors, il a été célébré chaque 22 janvier jusqu’en novembre 2019 pour coïncider avec la date d’arrivée au pouvoir d’Evo Morales en 2006, après avoir remporté les élections [le 18 décembre 2015] avec 53,72% des voix. Le 22 janvier de cette année, la célébration a pris un caractère différent après le coup d’Etat civique, militaire et policier et la démission de Morales.
Cette année 2020, les secteurs de la société liés au MAS se sont préparés à se mobiliser à cette date, qui aurait marqué la fin du mandat de Morales – aujourd’hui exilé en Argentine – et celle du reste des autorités élues en 2014, y compris les parlementaires. Le gouvernement [présidé ad interim par Jeanine Áñez, originaire de Trinidad, département de Beni, situé dans l’Amazonie] a préparé une initiative hostile depuis le jeudi 16 janvier. Il a déployé des patrouilles conjointes entre la police et l’armée afin de terroriser les secteurs sociaux qui annonçaient des mobilisations. Le discours du gouvernement a justifié la militarisation comme une stratégie pour prévenir la menace de violence des secteurs « masista » [du MAS]. Dans des villes comme La Paz et Cochabamba, le déploiement de l’armée et de la police a été soutenu par des secteurs des classes moyennes et supérieures. Par contre, dans le Chapare [une des 16 provinces du département de Cochabamba], une zone peuplée de cultivateurs de coca, où la police n’est plus présente depuis le 10 novembre, la population s’est opposée à l’entrée des militaires. En réponse, le ministre de la Défense Luis Fernando López [depuis le 13 novembre 2019, formé dans le Colegio Militar de la Nacion Argentina] a déclaré : « Nous n’avons besoin de la permission de personne pour entrer dans le Chapare », et il a qualifié d’« audacieux » le fait que les habitants du Chapare exigent des explications.
Enfin, le 22 janvier 2020 a été le théâtre de plusieurs rassemblements pacifiques au cours desquels furent prononcés des discours exigeant et défendant les éléments constitutifs d’un Etat plurinational, actuellement « assiégé ». Cette journée a également été célébrée en Argentine, avec la présence d’Evo Morales, d’Álvaro García Linera [ex-vice-président], de Luis Arce Catacora [le candidat du MAS à l’élection présidentielle du 3 mai, ex-ministre de l’Economie], de représentants de différentes organisations et syndicats, et surtout de Boliviens résidant à Buenos Aires. La réunion a eu lieu au Estadio de Deportivo Español. Avant l’événement, Morales a présenté son rapport de gestion habituel et a déclaré qu’« avant janvier 2006, la Bolivie était une République dans laquelle peu de gens disposaient de tout et la majorité vivait dans la misère. Avec la nouvelle Constitution, nous nous retrouvons dans la dignité d’un Etat plurinational. Nous avons construit la stabilité politique, la croissance économique et la justice sociale. »
Dans ce contexte, quels effets peuvent avoir les récents changements politiques ? L’Etat plurinational a jeté les bases d’une nouvelle communauté politique en étendant les droits de citoyenneté avec la reconnaissance des « nations et peuples paysans indigènes et natifs ». Au-delà des effets sur la situation politique, ce qui est en jeu est la reconnaissance permanente de la diversité comme facteur de cohésion sociale.
L’Etat plurinational a été inauguré en Bolivie en janvier 2009, lorsque la nouvelle Constitution politique de l’Etat a été ratifiée par référendum. Ses piliers normatifs ont été complétés en 2010 par la promulgation et l’approbation des cinq lois organiques (loi sur le pouvoir judiciaire, loi sur le corps électoral plurinational, loi sur le système électoral, loi sur la Cour constitutionnelle plurinationale et loi-cadre sur les autonomies et la décentralisation). Cependant, l’Etat n’est pas seulement constitué de normes et de règles qui régissent les institutions ; il fait aussi vivre les relations d’appartenance qui sont traversées par les liens d’identité formant la communauté politique.
Dans l’Etat-nation qui a émergé comme modèle en Amérique latine à la suite des luttes d’indépendance du XIXe siècle, l’homogénéisation culturelle a été la base sur laquelle s’est construite la communauté politique. En Bolivie, le nationalisme révolutionnaire qui a conduit la Révolution nationale de 1952 [1] a consacré le métissage comme le « ciment » d’une nation dont le caractère intégrateur était également fondé sur l’extension du vote universel et la réforme agraire.
La nation se traduit à son tour par un système de droits qui est la citoyenneté et qui dépend des liens identitaires pour rester cohésif. Depuis la nouvelle Constitution de 2009, l’Etat plurinational de Bolivie a ébranlé les fondements de la communauté politique et étendu les droits de citoyenneté par la reconnaissance de la diversité identitaire et culturelle. La notion de « nations et peuples originaires ruraux » [naciones y pueblos indígena originario campesinos-NPIOC, en Bolivie majoritairement Aimaras et Quechuas] fait appel à une série de sujets qui, sans nier leurs droits individuels hérités du libéralisme politique, revendiquent leurs droits collectifs. La communauté plurinationale bolivienne trouve dans la reconnaissance de la diversité le lien qui l’unit, empêchant les clivages ethniques et régionaux de prendre le pas sur l’unité (pluri)nationale.
Cela se traduit non seulement par un nouveau régime de droits, mais a également un impact sur les pratiques politiques et la transformation des institutions. Ainsi, l’Etat plurinational bolivien repose sur deux piliers : la démocratie interculturelle et les autonomies des peuples originaires ruraux. La démocratie interculturelle est un dispositif juridique et idéologique qui définit la nature plurielle de la démocratie bolivienne : « la démocratie interculturelle… est fondée sur l’exercice complémentaire et égal de trois formes de démocratie : directe et participative, représentative et communautaire » (Art.7. Loi du régime électoral).
La démocratie interculturelle lie la démocratie dans son sens libéral et minimaliste – comprise comme le mécanisme d’élection des autorités par des procédures telles que le vote secret et universel – aux usages, coutumes et procédures des nations et peuples originaires ruraux. Les autonomies indigènes sont constituées comme des espaces territoriaux où il est possible de créer des institutions qui s’adaptent à la diversité de la société bolivienne et qui, à leur tour, exigent que l’Etat s’adapte à la pluralité des sujets et des expériences historiques de son peuple.
Les autonomies indigènes font partie de la Constitution et de la loi-cadre sur les autonomies et la décentralisation. Le 2 août 2009, le président Evo Morales a convoqué conjointement des élections générales et des référendums pour la conversion des municipalités en autonomies indigènes. L’appel a établi une série d’exigences pour vérifier l’« ancestralité » de l’occupation des territoires, l’existence précoloniale des peuples qui habitent ces territoires et l’existence d’une identité culturelle commune (article 5, décret suprême 231/2009). Malgré les désaccords et le rejet des peuples indigènes face aux exigences imposées [par le pouvoir central], les référendums ont suscité de grandes attentes quant à l’avenir des autonomies dans l’Etat plurinational. Cependant, le MAS, qui a une vision centraliste du pouvoir, a montré peu d’enthousiasme et seules 12 municipalités ont tenu les consultations, et dans 11 d’entre elles le « oui » à « l’autonomie indigène » a gagné. A ce jour, ces formes d’autonomie n’ont été concrétisées qu’à Charagua [département de Santa Cruz, dans la province de Cordillera], Uru Chipaya [département d’Orura, dans la province d’Altahualpa] et Raqaypampa [extrême sud-est du département de Cochabamba, dans la province de Mizque] ; en outre, 16 « régions » sont en cours de conversion, bien qu’à des niveaux d’avancement différents et 20 municipalités sont au point mort dans leur processus de conversion.
Au cours du processus électoral qui a culminé le 20 octobre 2019, ces faits n’ont pas été discutés, et au lieu de cela, le MAS, dans sa lutte pour légitimer la candidature d’Evo Morales, a insisté sur les acquis de la croissance économique et de la stabilité. De leur côté, les candidats opposés au MAS ont déployé une campagne électorale dans laquelle non seulement l’Etat plurinational a été ignoré, mais il a été remis en question et réduit à un parmi les projets du MAS qui devaient être démantelés.
Bien que les positions de rejet de l’Etat plurinational ne soient pas nouvelles et aient déjà été exprimées lors de la rédaction de la nouvelle Constitution et du référendum constitutionnel de 2009, à cette occasion les discours des candidats opposés au MAS avaient pour axe le rejet de l’Etat plurinational. Plus tard, ils visaient à le laisser comme un élément purement déclaratif (ce qui s’est également produit en partie avec le MAS) ou à le diluer dans l’ancienne République.
Bien que le rejet de l’Etat plurinational comme modèle ait été unanimement adopté par l’opposition, celle-ci n’a jamais débattu des réformes nécessaires pour s’éloigner de ce modèle ni des conséquences que cela aurait pour les piliers de l’Etat plurinational : les droits collectifs des nations et peuples originaires ruraux, la démocratie interculturelle et les autonomies indigènes. Pour Carlos Mesa, ancien président et figure de la Comunidad Ciudadana [coalition établie le 13 novembre 2018 réunissant le Front révolutionnaire de gauche et le parti Souveraineté et liberté], « le terme d’Etat plurinational représente une vision, sans aucun doute, mais il n’abandonne pas les prémisses républicaines et démocratiques incluses dans le texte qui définit la nature de notre nation ». Víctor Hugo Cárdenas, premier vice-président d’origine aymara (1993-1997), a évoqué la reconstruction de la république et la combinaison des valeurs démocratiques avec les valeurs chrétiennes, et l’ancien sénateur de Santa Cruz Oscar Ortiz, du Mouvement social-démocrate, a parlé du fédéralisme et de l’approfondissement des autonomies départementales.
Le 10 novembre 2019, après la démission de Morales de la présidence, les acteurs qui ont mené les mobilisations ayant abouti à un coup d’Etat – les leaders civiques Luis Fernando Camacho [de Santa Cruz] et Marco Pumari [de Potosi, candidat à la vice-présidence pour l’alliance politique « Creemos »] – avec le soutien et la protection de la police et des forces armées sont entrés dans le palais du gouvernement à La Paz. Ils ont déployé le drapeau bolivien [en opposition au drapeau plurinational wiphala] sur le sol, et sur celui-ci, une Bible. Comme s’il s’agissait d’un seul et même rituel, le 13 novembre, la sénatrice Jeanine Áñez a été proclamée présidente par intérim et investie par un officier militaire. Par la suite, elle s’est rendue au palais du gouvernement, une énorme Bible à la main, en disant : « Remerciez Dieu qu’il ait permis à la Bible d’entrer à nouveau dans le palais, qu’il nous bénisse et nous éclaire. » Les jours suivants, la destruction par le feu du wiphala – un drapeau multicolore symbolisant les nations et les peuples indigènes – par les opposants à Evo Morales et même par la police bolivienne a déclenché une réaction populaire qui a suscité une inquiétude au sein des nouvelles autorités.
Les habitant·e·s des villes d’El Alto et de Cochabamba, ainsi que d’autres villes et zones rurales, bien que sans faire partie intégrante du MAS, se sont sentis interpellés par les initiatives des opposants au MAS et se sont massivement mobilisés en signe de protestation. La police s’est excusée pour avoir brûlé le wiphala, et Camacho a déclaré dans une interview à Washington le 12 décembre [invité par The Inter-American Dialogue] : « j’assume l’ignorance de croire que le wiphala renvoyait au MAS alors que le wiphala représentait les indigènes, et je suis bien conscient que je ne le savais pas ».
Dans le cadre d’une mise en scène, le gouvernement de transition [de Jeanine Añez] a nommé Rafael Quispe, un ancien membre du Congrès [élu sur la liste Unidad demócratica] d’origine indigène et fervent opposant à Morales, comme directeur du Fonds de développement indigène. Quispe a pris ses fonctions au milieu d’une cérémonie à laquelle assistaient plusieurs dirigeants. Pour fêter cela, la présidente s’est vêtue d’un poncho et d’un chapeau et a dansé une pinquillada [danse qui s’effectue à l’époque des pluies, entre autres par les habitants quechuas du nord de Potosi].
Au-delà des actes symboliques, il existe un nouveau scénario qui met en danger et menace les réalisations et les conquêtes des nations et des peuples originaires ruraux. Les massacres de Sacaba à Cochabamba le 16 novembre et de Senkata, à El Alto, le 19 novembre, ainsi que le harcèlement de la population de la région Trópico de Cochabamba [qui se situe entre les montagnes de la cordillère des Andes et les plaines de l’Amazonie] par le Ministerio de Gobierno [entité officielle liée directement à l’exécutif et chargé de divers contrôles sécuritaires], par la police et les Forces armées ont été le point de départ d’un processus de criminalisation des secteurs sociaux liés au MAS. Il se prolonge dans un discours politique qui va de pair avec la « défense de la démocratie ».
Le cours de la politique bolivienne est incertain, à quelques jours de l’échéance du 3 mai pour le choix des candidats qui se disputeront la présidence et la vice-présidence. Dans ce contexte, le MAS a ratifié son ticket, composé de l’ancien ministre de l’Economie Luis Arce Catacora et de l’ancien ministre des Affaires étrangères David Choquehuanca. La composition de ce ticket a été donnée lors d’une réunion tenue à Buenos Aires [voir l’article sur ce site publié en date du 27 janvier]. Elle a été confirmée par la suite, non sans tension, après des discussions complexes lors de l’assemblée élargie du Pacte d’unité qui s’est tenue le 23 janvier dans la ville d’El Alto [située « au-dessus » de La Paz]. Pendant ce temps, l’opposition n’a pas réussi à articuler une candidature d’unité. Ainsi, le 3 mai, se présenteront à la présidence sept candidats d’opposition au MAS [cf. quotidien La Razón, du 3 février 2020] dont trois semblent ressortir : le binôme (président et vice-président) Camacho-Pumari ; l’ancien président Carlos Mesa [avec Gustavo Petraza] et l’actuelle présidente, de facto, Jeanine Añez [avec Luis Revilla, maire de La Paz depuis mai 2010 et réélu en mars 2015]. Cette dernière a déplacé les plaques tectoniques de l’espace anti-MAS lorsqu’elle a annoncé sa candidature le 24 janvier.
Ce qui sera en jeu dans les nouvelles élections – outre la dispute pour le pouvoir gouvernemental – n’est pas seulement la structure juridique et normative de l’Etat plurinational mais aussi le système de la citoyenneté et les liens qui soudent la communauté politique. Les réformes qui peuvent être apportées au modèle d’Etat définiront ce système et, surtout, l’avenir des possibilités d’expérimentation démocratique (comme la démocratie interculturelle et les autonomies indigènes) qui permettraient de garantir le lien entre démocratie et interculturalité dans des conditions d’égalité. Il s’agit donc de penser au-delà de la conjoncture politique immédiate. (Article publié dans la revue Nueva Sociedad, fin janvier 2020 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Sofia Cordero Ponce est politologue. Elle est professeure à l’Instituto de Altos Estudios Nacionales (IAEN), en Equateur. Elle est l’auteure de La plurinacionalidad desde abajo. Autogobierno indígena en Bolivia y Ecuador (Flacso, Quito, 2018).
[1] En 1951, le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR) s’était vu refuser une victoire électorale. En avril 1952, il engage une action insurrectionnelle appuyée par des forces de police et par des milices du MNR. La victoire, en fait, prend appui sur une mobilisation de divers groupes ouvriers et de syndicats qui encadrent un mouvement anti-oligarchique en Bolivie. Le nouveau régime est dirigé par Hernán Siles Zuazo, puis par Víctor Paz Estenssoro. Les revendications du mouvement populaire se traduisent, dans un premier temps, par la nationalisation des mines d’étain en octobre 1952, puis par une réforme agraire initiée en août 1953. Le mouvement syndical va devenir un organe de représentation nationale (indien car intégrant les travailleurs des mines) sous les traits de la COB (Centrale ouvrière bolivienne), constituée en avril 1952. Le MNR va intégrer des représentants de la COB à des postes de ministre. Ce qui est un élément de captation du syndicat. (Réd. A l’Encontre)
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