Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Bangladesh dix ans après : les ravages de la mondialisation textile

Tragédie le 24 avril 2013 à Dacca : 1138 morts sous les décombres des usines de confection du Rana Plaza. Aujourd’hui, 4000 usines en Asie de l’Est alimentent encore la fast fashion sans crainte des sanctions. État des lieux. (Gilles Fumey)

Tiré du blogue de l’auteur.

Les montagnes ne sont pas que des reliefs physiques. L’Ademe (Agence de la transition écologique) a calculé que sur le marché français pendant un an, plus de 600 000 tonnes de vêtements sont proposées à la vente soit l’équivalent de près de 900 millions de jeans (petit rappel : la France compte 67 millions d’habitants). Une fièvre acheteuse dont on voit les impacts dans les villes, inondées de boutiques de fringues. Une boulimie activée par le marketing qui s’appuie sur les neurosciences (nos décisions d’achat prennent naissance dans les régions de notre cerveau responsables de nos émotions). Tout a été étudié sur le plaisir addictif d’acheter, le stress à apaiser, la quête d’identité, le culte de la célébrité, le rôle des médias, des influenceurs. Une machine consumériste qui s’est emballée.

Pour Bérengère Weiss, nous sommes là, devant un « scandale environnemental et social ». Si les consommateurs connaissaient le coût humain et écologique d’un vêtement, ils seraient devenus « minimalistes depuis longtemps. »

Voici pourquoi. Selon les études de l’Ademe, l’industrie de la mode tient la deuxième place en matière d’occupation des sols. La cinquième pour les émissions de gaz à effet de serre (GES), soit plus que les vols internationaux et le transport maritime réunis et, pour le Programme des Nations unies pour l’environnement, cette part devrait encore augmenter de 50% d’ici 2030. Pire, l’industrie textile absorbe le quart des produits chimiques élaborés chaque année. Et la consommation en eau ? Elle est en troisième position derrière le blé et le riz avec près de 100 milliards de mètres cubes d’eau, soit l’équivalent des besoins minimaux en eau de l’humanité entière pendant un an et demi.

L’impact est inégal selon les types de fibres. Les monocultures du coton ont assoiffé et terriblement pollué l’Inde, contraint 60 millions d’enfants à travailler au lieu d’aller à l’école. Les ONG veillent sur les autres pays comme la Chine, le Bengladesh. Pour les fibres synthétiques (polyester, polyamide…) fabriquées surtout en Asie de l’Est, l’empreinte carbone est deux fois et demi celle du coton. Le cas de la viscose, soie artificielle issue de la cellulose du bois, est édifiant : sa toxicologie impacte de millions de travailleurs. Elle vient de forêts entières rasées en Indonésie. La laine n’est pas plus vertueuse : produite surtout en Chine et Australie, elle émet quantité de GES. On y maltraite les animaux, l’élevage dégrade les sols, le filage et le tissage polluent les rivières (en Chine, les trois quarts des lacs sont pollués).

Pour la confection de la fast fashion, l’enquête de Bérengère Weiss est accablante. Corruption, tricheries, pressions en tous genres pour les salariés qui touchaient encore 50 euros par mois au moment de la catastrophe de Rana Plaza et 72 euros en 2023, alors que le salaire minimum vital est estimé à 456 euros. Il a fallu la découverte en 2014 par des clientes au Pays de Galles chez Primark de messages d’appel à l’aide glissé dans des vêtements pour prendre la mesure de la catastrophe sociale. Tous les géants de la mode, y compris les distributeurs comme Auchan, ont la main sur le cœur alors que les enquêtes[1] montrent que les marques comme Uniqlo, Zara, H&M, Mango sont loin de respecter le pacte qu’elles ont signé.

La mode vise prioritairement les femmes, alors que la création est très majoritairement masculine. Bérengère Weiss montre comment les hommes ont gardé la création depuis le Moyen Age alors que la filature était le domaine des femmes. Il a fallu attendre le 17e siècle pour voir des couturières. Aujourd’hui presque tous les patrons des grandes firmes sont des hommes. Le patriarcat a encore de beaux jours devant lui.

Que faire ?

Les politiques et les juristes ne pourront pas tout. Lorsque le géant chinois de l’ultra fast fashion, Shein, n’en finit pas de grossir, les consommateurs doivent faire valoir leur pouvoir. Une dizaine de procès sont en cours, mais les sanctions tardent. Le collectif Ethique sur l’étiquette interpelle les patrons : un ouvrier bengali touche moins de 1000 euros par an alors que le patron de H&M, Karl-Johan Persson touchait en 2015 un salaire qui dépassait le milliard d’euros.

La meilleure sanction n’est-elle d’adopter le minimalisme ? De limiter ses achats ? Avoir recours à des vêtements de deuxième main (un exemple parmi mille : le Vestiaire de Chaumont) ? Suivre les conseils de Marie Kondo, grande prêtresse du rangement qu’elle prônait avec une bonne dose d’animisme japonais ?[2] Des entreprises (Puma…) créent leur écosystème, des sites comme Cocorico réduisent leur marge sur ce qui est produit en France, d’autres relocalisent leurs productions en France. Après les deux épisodes de confinement post-Covid, on a vu des rues entières de boutiques fermées, y compris dans les métropoles, le prestigieux Boulmich’ à Paris, alignant pas moins de 17 friches commerciales, donnant à Paris des airs lugubres de ville pillée....

Remettre le respect des droits humains au cœur des préoccupations des multinationales[3], tel était l’objectif de la loi de 2017. Le patronat d’alors poussait des cris d’orfraies alors que les sanctions sont peu contraignantes, quand elles existent… Restent les consommateurs qui doivent faire « leur choix en conscience. Entre le tee-shirt low cost fabriqué par des ouvriers et des enfants sous-payés et le tee-shirt éthique labellisé, il faut accepter le coût. Dans les multinationales, il faut dénoncer les outrances, encourager les lanceurs d’alerte. La route est longue mais pas chimérique ».

Notes

[1] https://www.novethic.fr/actualite/environnement/pollution/isr-rse/au-g7-l-industrie-de-la-mode-s-engage-a-reduire-son-impact-environnemental-147613.html Et B. Weiss, p. 76.

[2] Chaumont (22 000 habitants) donne 1 tonne (sic) de vêtements par mois au Vestiaire qui en garde 20%, le reste partant à un recycleur en Belgique où le contrôle disparaît. La tendance est à l’achat par des clients potentiels de grandes enseignes qui se mettent à acheter de la seconde main et à l’accroissement du chiffre d’affaires de la recyclerie chaumontaise. Dans son livre, Bérangère Weiss conseille de ne pas jeter ses vêtements à la poubelle, même si une part du recyclage alimente les pays en développement. Des sites spécialisés (Vinted, etc.), des magasins de troc, de garder ses vêtements plus longtemps (neuf mois de plus réduiraient la pollution de l’eau de 30%), l’upcycling (revalorisation de textiles déjà existants)… Le livre de B. Weiss fourmille de solutions.

[3] G. Ottenheimer, « La vigilance est l’affaire de tous », Challenges 783, 20 avril 2023, p. 19.

Pour en savoir plus

Les vêtements pour désirer le monde (entretien avec Claude Fauque)

La matière de nos vêtements (La Géographie, 2013)

Petite géohistoire des étoffes (La Géographie, 2013)

Le textile dans la mondialisation malheureuse (La Géographie, 2013)

Géopolitique de la mode et du prêt à porter (La Géographie, 2013)

Manouk Borzakian

(Lausanne).

Gilles Fumey

(Sorbonne Univ./CNRS).

Renaud Duterme

Renaud Duterme est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013 et co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014.

Nashidil Rouiai

(Université de Bordeaux).

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