FS : Vous êtes toutes les deux des survivantes de la violence familiale. Comment est-ce que ça a influencé votre décision d’aider les victimes de cette forme particulière de violence ?
Jeanne : Mon background familial, c’est que je suis née dans une famille avec un très mauvais père, et j’ai dû regarder comment la misogynie de mon père faisait souffrir ma mère, avant et après qu’elle soit partie, parce qu’au moment où elle est partie, la société n’acceptait pas que les femmes quittent des relations violentes, alors oui, avoir été témoin de la discrimination et de la misogynie qu’elle a subi m’a beaucoup influencée.
Linda : Oui, absolument. Si je n’étais pas née dans le même type de violence – mon père était aussi très violent et très misogyne – je ne pense pas que j’aurais eu la même connexion avec les enfants qui sont piégés dans des groupes qui pratiquent la torture non-étatique dans le cadre de réseaux criminels permanents, mais même si cela n’a pas été jusqu’à la torture pour moi, cela a été vraiment horrible de juste survivre et d’arriver à sortir de ma famille. Les obstacles auxquels j’ai dû faire face sont au-delà de ce que les gens peuvent même imaginer, donc mon engagement pour la défense des enfants est très fort, et bien sûr aussi des femmes qui ont grandi dans ce genre de familles et qui ont été piégées dans la torture, la prostitution, la pornographie ou le trafic d’êtres humains. Je sais qu’elles n’obtiennent pas l’aide dont elles ont besoin, je sais ce que l’on ressent quand on est abandonnée par la société. Je ressens une très forte connexion avec ces personnes, et une très forte conscience de ma responsabilité de féministe de les soutenir.
FS : La plupart des gens ne savent pas ce qu’est la torture non-étatique. Pouvez-vous expliquer ce qu’est la torture non-étatique, quels sont ceux qui l’exercent, d’où ils viennent et quelles sont leurs motivations ?
Linda : Je vais vous lire la définition de la torture non-étatique mais je vais aussi préciser ce que le concept d’acteurs (perpétrateurs) non-étatiques signifie. La torture non-étatique (NST, non-state torture) est une forme de torture exercée par des personnes qui ne sont pas membres de l’appareil de l’Etat, en public ou dans le privé, dans le contexte de relations, de la famille, du trafic d’êtres humains, dans la prostitution, dans l’exploitation pornographique, par des groupes et des gangs violents, ces formes tortures étant banalisées comme pratiques ou normes sociales, traditionnelles ou religieuses, qui peuvent être commises au cours de migrations, de déplacements de populations, des troubles politiques ou humanitaires par exemple. Et le terme acteurs non-étatique signifie tout individu ou entité n’agissant pas sous l’autorité légale de l’Etat et cette définition provient de la résolution du Conseil de sécurité des Nations-Unies 1540 de 2004. Les acteurs non-étatiques peuvent être des parents, un conjoint ou d’autres membres de la famille, ils peuvent être des gardiens, des voisins, des gens sur le lieu de travail, des étrangers, des acheteurs de sexe, des proxénètes, des pornographes, ils peuvent être des adultes professionnels auxquels ont fait confiance, des membres de groupes du crime organisé, de gangs ou de cartels, ils peuvent faire partie de réseaux criminels informels, terroristes ou paramilitaires, ils peuvent être du personnel de sécurité, ils peuvent être des mercenaires, des combattants étrangers. Autrement dit, les tortionnaires non-étatiques peuvent exister dans n’importe quel aspect de la vie d’un individu.
FS : Pouvez-vous expliquer comment les façons de gérer ces violences à court terme (vous les nommez troublesome coping) utilisées par les victimes de NST peuvent être dommageables pour elles plus tard ?
Linda : Une des façons de gérer ces situations pour les survivantes de NST que nous avons découverte en interagissant avec elles et en les soutenant est que la dissociation est très commune chez elles. C’est une des principales façons qui leur permet d’endurer de telles douloureuses atrocités telles que le viol collectif, le fait d’être droguées, séquestrées, enfermées dans des cages, et toutes les terribles épreuves auxquelles elles sont soumises. Mais ce qui arrive quand elles quittent le groupe, quand elles deviennent adultes, est qu’elles ne se rappellent pas toujours qui étaient les perpétrateurs à cause de leur dissociation, ce qui fait qu’ils peuvent toujours avoir accès à elles quand elles sont adultes et qu’elles ne comprennent pas qu’elles sont en danger. Leurs souvenirs de ce qui leur est arrivé et du mal qu’on leur a fait ne sont pas clairs dans leur esprit, et c’est ce qui les rend vulnérables.
Ce que nous faisons est de les ramener en arrière de telle sorte qu’elles puissent récupérer ces souvenirs, les clarifier, les voir dans une perspective d’adulte, et réaliser comment on leur a menti et comment elles ont été manipulées quand elles étaient enfants ou jeunes femmes, de façon à ce qu’elles puissent prendre du recul et dire : « ok, maintenant je sais que j’ai été torturée, je comprends les tactiques que mes tortionnaires ont utilisées, je comprends comment j’ai été trompée et comment ont a employé la misogynie pour me manipuler, pour me faire croire que tout était de ma faute, et que si jamais j’osais en parler, je devrais me suicider. Et je sais que tout cela était faux, que je suis une personne qui a des droits humains, je sais qui sont les perpétrateurs, qu’ils ne peuvent plus me manipuler et me priver ainsi de ma liberté. Ce sont les principales façons dont elles gèrent ces situations, et bien sûr, les tortionnaires jouent là-dessus. Quand les femmes guérissent de leurs traumas, elles disent que ça leur devient impossible de se dissocier, parce qu’elles n’en ont plus besoin, parce qu’elles ne sont plus victimes de tortures. C’est une partie de leur guérison, et c’est important de savoir que si vous pouvez guérir de ces tortures non-étatiques, vous pouvez surmonter n’importe quelles violences.
Jeanne : Je peux ajouter spécifiquement que les perpétrateurs droguaient ces femmes quand elles étaient des petites filles, donc elles doivent aussi guérir leurs comportements vis-à-vis de la drogue. Et quand elles en sont guéries, il devient plus facile pour elles de s’attaquer à leur victimisation. Et une autre chose que les gens ne semblent pas comprendre est que les femmes peuvent guérir leurs comportements de dissociation, elles peuvent savoir quand elles commencent à dissocier, donc quand elles peuvent prendre conscience qu’elles commencent à dissocier sur la base de certaines réactions de leurs corps, elles peuvent bloquer leurs réponses de dissociation caractéristiques des survivantes. Nous n’avons pas vu souvent ce type d’information dans la littérature sur ce sujet mais c’est ce que nous avons appris en aidant les femmes à guérir.
FS : Vous avez soigné Sara, une femme qui a été torturée et trafiquée toute sa vie, parce qu’elle a été élevée dans une culture criminelle familiale. Qu’est ce qu’une culture criminelle familiale concrètement ?
Linda : Le crime organisé existe dans de nombreux types de groupe, une culture criminelle familiale est un groupe de crime organisé qui fonctionne sur le mode informel à partir d’une famille. Autrement dit, par exemple il y avait un père et une mère qui étaient tous les deux engagés dans l’organisation des tortures que Sara a dû subir dans le sous-sol de leur maison et qui la trafiquaient et la prostituaient à leurs amis ou à des étrangers ; c’est pour cela qu’on parle de culture criminelle familiale : les principaux perpétrateurs, ses principaux tortionnaires étaient ses parents. Mais c’est aussi une culture criminelle parce que Sara a été la victime de crimes, et c’est une culture, ou une co-culture parce que qu’il s’agit d’un groupe qui avait des pratiques spécifiques, ils avaient leurs propres « valeurs », leur propre code d’éthique, et leurs propres modes de fonctionnement, leur propre culture spéciale dans notre propre culture. Ils croient que ce n’est pas un problème de torturer des enfants et des femmes, ils savent que c’est illégal mais ça n’a aucune importance à leurs yeux, ça fait partie de leur culture, ils ont un système de croyances différent du nôtre et de nos lois, et ils retirent du plaisir d’infliger de la souffrance même si ça va à l’encontre des normes de notre société et de notre culture. Il ne fait aucun doute que leur culture est très cruelle.
FS : D’après ce que j’ai lu dans votre livre, cette culture semble être principalement sous le contrôle d’hommes assistés par des complices femmes. Pourquoi ces femmes aident-elles ces hommes à torturer des femmes et des enfants, Dans les cas d’inceste, parfois la femme est au courant mais elle ne dit rien. Est-ce que c’est un phénomène similaire et pourquoi ces femmes se comportent-elles ainsi ?
Jeanne : D’abord, je voudrais signaler qu’il y a quand même quelques femmes qui, de leur propre gré, sans être sous l’emprise d’aucun homme, commettent ce genre de crimes. C’était le cas de Sara. La mère de Sara a activement participé à la victimisation, au trafic et à la torture de sa fille. Sa mère n’a pas été forcée à le faire, et le père de Sara cherchait plutôt à l’exclure. Il organisait des jeux dans la maison, les enfants aimaient jouer à construire des tentes, et quand sa femme était occupée au travail, il organisait des jeux, des soi-disant jeux avec Sara et les autres enfants et perpétrait des crimes sexuels sur eux. Et ce qui est arrivé à Sara est qu’un jour sa mère a surpris son père qui lui faisait subir une forme de torture, et la mère a dit : « je pourrais aussi bien jouer avec vous et m’amuser ». Il existe des situations comme celle-ci où des femmes participent activement et Linda et moi avons été informées par Sara qu’elle a à un moment recherché une aide psychologique auprès de femmes professionnelles, et il y a eu certaines de ces femmes qui l’ont torturée et trafiquée aussi. C’était un petit groupe mais il n’y avait aucun homme dans ce groupe. En tant que femmes, nous devons reconnaître que tout ce que nous faisons n’est pas contrôlé par les hommes et nous devons accepter une certaine responsabilité pour nos propres actions. En dépit du patriarcat et de la misogynie, dont nous sommes toustes imprégnées, parce que nous naissons dans une culture patriarcale et misogyne, et c’est un des premiers principes que Linda et moi avons dû accepter : que nous devions tenir les femmes pour responsables de leurs propres comportements, y compris leur participation à la torture non-étatique.
Parfois ces femmes nous ont dit que leurs mères avaient aussi été victimisées, et dans ce cas vous avez les mères et les filles qui sont victimes, et parfois aussi les femmes de la famille : les mères et les grand-mères n’étaient pas les perpétratrices de ces crimes mais elles les facilitaient, elles savaient ce qui arrivait à leurs petites-filles et filles, elles avaient même des techniques pour amener ces enfants à se dissocier, à oublier ce qu’on leur faisait. Les femmes participent mais de façon très différente. Soit elles ne savent pas, certaines de ces femmes nous ont dit très clairement que leurs mères ne savaient pas ce qu’on leur faisait, ou elles ne se posaient pas de questions car elles étaient sous le contrôle de leur mari. Sur la question de l’inceste, nous n’utilisons pas ce terme car nous pensons que ce n’est pas une bonne définition du mal qui leur est fait. Sur la durée, cette expression tend à minimiser, donc nous préférons utiliser l’expression de « violence sexualisée », qu’il s’agisse d’abus sexuels ou de torture sexuelle.
FS : Mais l’expression d’abus sexuels ou de tortures sexuelles ne signifie pas que c’est un membre de la famille qui fait ça. Est-ce que ce n’est pas un problème ?
Jeanne : Si vous dites que dans sa famille, Sara a subi des abus sexuels et de la torture sexuelle, vous identifiez qui c’est. L’expression « inceste » minimise la sévérité du crime, parce que ce mot inceste ne dit pas que cela a commencé quand elle était âgée de 2 ans et ne s’est arrêté que quand elle avait 16 ans, donc vous avez 14 ans de violences sexuelles, qui incluent aussi les violences physiques, les violences psychologiques et les violences émotionnelles alors que, quand vous dites « inceste », les gens pensent que cela se limite à du sexe, que la violence n’existe que sous la forme sexuelle. C’est tout ça le mal qui est infligé à des enfants, et c’est pourquoi nous n’utilisons pas le mot inceste. Si vous lisez les articles des journaux, ils disent que le père a eu des relations sexuelles avec sa fille, que c’est ça l’inceste, alors que c’est un problème d’utiliser le mot « sexe » pour identifier un crime, donc nous devons arrêter de faire ça. Nous pouvons appeler ça un « viol familial », toute expression qui montre à quel point la notion de « violence sexuelle » peut être limitative, et c’est la raison pour laquelle nous n’utilisons jamais ce terme.
FS : Vous dites que Sara n’avait aucune limite, ne savait pas dire non, laissait entrer n’importe qui dans son appartement. Pouvez commenter là-dessus et comment vous lui avez appris à poser des limites ?
Linda : Ce qui arrive suite à n’importe quelle forme de violence sexuelle ou n’importe quelle forme de maltraitance ou de torture lorsque les limites d’une personne sont violées, et spécialement si vous avez été victime de n’importe quelle forme de maltraitance étant enfant, c’est-à-dire avant que vous ayez pu développer une forme quelconque de limites, c’est que ces personnes sont si profondément violentées qu’elles ne savent même pas qu’elles ont le droit d’avoir des limites ou que des limites existent. Parce que, suite à la dissociation et à la torture, Sara et les autres femmes que nous avons soutenues ne savaient pas qu’elles avaient un corps, elles étaient déconnectées de leurs corps, elles ne savaient pas qu’elles étaient des personnes. Si vous ne savez pas que vous êtes une personne, vous ne savez pas que votre corps vous appartient, vous ne savez pas que vous avez des droits humains, vous ne savez pas que vous avez le droit d’avoir des limites, ou même ce qu’est une limite : pouvoir dire non, dire aux gens de ne pas vous toucher. C’est une façon importante dont les tortionnaires détruisent, ou essayent de détruire, le sens de lui-même qu’a un enfant en détruisant son droit à dire non et la notion qu’il est propriétaire de son corps et que personne ne devrait vous toucher à moins que vous y consentiez, que vous soyez d’accord.
Nous avons compris qu’elle n’avait pas de limites mais nous ne l’avons vraiment vu clairement que lorsque nous sommes allées chez elle et que nous avons commencé à l’aider à se souvenir de ce qui déclenchait les flashbacks qui la perturbaient la nuit. Nous n’avions pas de bureau, nous louions un espace pour quelques heures, donc nous ne pouvions pas lui demander de passer à notre bureau, et pour nous, cela n’avait pas de sens qu’elle passe nous voir au milieu de la nuit puisque c’était précisément la nuit que ses souvenirs traumatiques lui revenaient. Et nous étions aussi des infirmières, donc nous étions habituées à venir voir des gens chez eux en pleine nuit pour leur administrer des médicaments quand ils étaient en train de mourir. Donc ce n’était pas inhabituel pour nous en tant qu’infirmières de nous rendre chez quelqu’un au milieu de la nuit. Donc nous nous rendions à son appartement et nous frappions à la porte, et quand nous frappions, elle ouvrait la porte mais nous ne pouvions la voir nulle part, elle était derrière la porte, elle se cachait derrière la porte. Elle se conduisait comme si sa maison ne lui appartenait pas, comme si sa porte n’était pas la sienne, comme si son appartement n’était pas le sien, comme si son corps ne lui appartenait pas. Donc nous avons commencé à lui expliquer ce que c’était qu’avoir des limites, que c’était important d’en avoir, qu’elle avait le droit d’en avoir, qu’avoir des limites garantissait sa sécurité, et nous lui avons appris comment ouvrir sa porte et qu’il y avait un trou, un judas dans la porte qui lui permettait de voir et de savoir qui était la personne derrière la porte avant de l’ouvrir et que, si elle ne voulait pas la laisser entrer, qu’elle pouvait dire « non, je ne vous laisse pas entrer », et ils devraient partir.
Et c’était une expérience entièrement nouvelle pour elle de réaliser qu’elle pouvait dire non aux gens. Même chose pour son téléphone : elle prenait juste l’appel automatiquement quand on l’appelait, et elle faisait tout ce que la personne qui l’appelait lui disait de faire, parce c’est ce qu’elle avait appris à faire quand elle était enfant. Ils l’appelaient, utilisaient certains mots auxquels elle était habituée à obéir, ils lui disaient de venir à tel ou tel endroit et y retrouver telle ou telle personne, et elle y allait. Elle a dû apprendre à déconstruire tous ces conditionnements, à se procurer un répondeur et à apprendre que, si elle ne voulait pas répondre, elle pouvait ne pas le faire et pouvait bloquer des numéros si elle ne voulait pas que ces personnes l’appellent, donc ça a été tout un processus d’apprentissage des limites. Et elle a appris qu’elle avait droit à des limites même avec nous : elle savait qu’elle avait le droit de nous dire non, le droit de ne pas répondre à nos questions, et si elle n’y répondait pas, elle n’allait pas être frappée ou maltraitée de quelque façon que ce soit. Cela lui a pris beaucoup de temps pour avoir des limites mais elle en a maintenant et elle sait qu’elle a le droit de décider elle-même exactement ce qui lui arrive, et quand.
FS : Vous avez déjà parlé de dissociation mais est-ce que vous pouvez y revenir un peu et décrire les façons dont ça se manifeste, et quels en sont les symptômes ?
Jeanne : Je dirais que nous avons appris ça essentiellement en tant qu’infirmières, parce que dans notre profession, nous travaillons souvent avec des personnes en crise, avec des gens qui vivent des tragédies, et je ressens très fortement que c’est notre formation d’infirmières et ce que nous avons appris en exerçant cette profession qui nous a aidées à identifier comment Sara et les autres femmes dissociaient. C’était fondamental et Linda et moi avons souvent parlé du fait que nos aptitudes d’infirmières ont été essentielles, et je peux vous donner un exemple : quand Linda et moi avons commencé à aider Sara, en 1993, il n’y avait aucun article, aucun livre nulle part que nous avons pu trouver qui puisse nous dire comment aider quelqu’un qui a été torturé et victime de trafic pendant autant d’années, comment l’aider à se reconstruire. Nous croyions dans sa capacité à guérir, parce qu’en tant qu’infirmières, on travaille à aider les gens à guérir, ou au moins on travaille à les aider à mourir sans souffrances, ce qui est en soi une forme de guérison.
Nous avons donc beaucoup discuté du fait que notre background d’infirmières était précieux dans cette démarche. Avec Sara, au fur et à mesure que nous apprenions, nous faisions régulièrement le bilan de ses progrès, comment grâce à nos interventions elle allait de l’avant, comment elle se libérait de sa victimisation. Ca a pris du temps mais nous pouvions voir qu’elle comprenait de mieux en mieux le monde à l’extérieur de sa famille et la vie qu’elle avait eue. Un jour Linda lui a dit, alors qu’elle observait sa communication non-verbale : « Sara, où sont vos yeux ? » Et elle a répondu : « ils sont derrière ma tête ». Et là nous savions ce qui se passait rien qu’en regardant ses yeux, ses yeux nous disaient qu’elle était en crise, qu’elle était en train de se dissocier des souvenirs dont elle parlait. Et ce qu’elle a fini par comprendre, alors qu’elle se connectait de plus en plus avec son corps, c’est qu’elle ressentait une sensation physique quand elle se dissociait : ses yeux, comme le disait, « se déplaçaient derrière sa tête ». Elle pouvait identifier cette sensation parce qu’elle devenait de plus en plus consciente de ce qui se passait dans son corps, elle faisait plus attention aux sensations qu’elle avait avec ses yeux, et quand elle avait l’impression que ses yeux de déplaçaient derrière sa tête, elle s’est enseigné à elle-même à arrêter ce mouvement, à ramener son attention dans le présent, a s’ancrer dans l’ici et le maintenant, et finalement, comme Linda l’a mentionné plus haut, la dissociation a cessé et elle ne dissocie plus.
Avec d’autres personnes que nous avons aidées, c’est la même chose, on peut voir leurs yeux rouler en arrière vers le haut de leur tête. Dans le cas de ces autres femmes, elles ont aussi appris à contrôler leurs réponses physiques à la dissociation, par exemple une de ces femmes, sa mère qui était mourante lui avait dit qu’elle ne méritait pas de porter une veste bien chaude, ce qui fait qu’elle ne le faisait pas et avait toujours froid en hiver. Elle ne comprenait même pas qu’elle avait un corps, et qu’elle avait une peau sur ce corps. Et quand elle a appris à sentir son corps, elle a réalisé qu’elle avait froid et elle s’est mise à porter des vêtements adéquats pour l’hiver, un manteau, une écharpe et un bonnet, et avoir chaud. Il y a différentes pour les femmes d’apprendre à identifier leurs réponses dissociatives de survie, qui leur ont permis de survivre quand elles étaient victimisées mais qui ne sont plus appropriées quand elles ne sont plus victimes. Elles doivent se débarrasser de leurs réponses traumatiques de façon à ne plus dissocier, et à cesser de se faire du mal inconsciemment.
FS : Vous dites que Sara était suicidaire et que ses agresseurs lui avaient dit qu’elle devrait se tuer. Vous dites aussi « qu’elle entendait encore la voix des agresseurs dans sa tête », ce qui est un énoncé typique chez les personnes qui sont sous l’emprise psychologique et le contrôle de quelqu’un. Pouvez-vous nous parler de cette emprise que les agresseurs ont sur l’esprit de leurs victimes, de telle façon que celles-ci entendent leurs voix dans leurs têtes ?
Linda : Oui, Sara et de nombreuses autres femmes que nous avons soutenues, on leur a appris comment se suicider quand elles étaient enfant, on leur a vraiment appris ça. Les adultes les prenaient avec elles et leur montraient comment et où s’ouvrir les poignets, ou quand elles étaient plus âgées, on les emmenait sur un pont d’où elles pourraient sauter, ou comment conduire sur des routes dangereusement verglacées, provoquer un accident et mourir comme ça. Les perpétrateurs étaient toujours en train de penser à des façons de se protéger au cas où leurs victimes, ces filles et ces femmes, songeraient à les dénoncer. Ils pensaient que si elles parlaient, elles devaient se suicider, elles devraient se tuer car elles auraient détruit leur famille : vous étiez mauvaise et vous deviez mourir. Quand on vous apprend ça alors que vous êtes une petite fille de 3 ou 4 ans, c’est la même chose que si votre mère vous apprenait une comptine pour enfants, et ce qui se passe dans votre vie devient une chanson que vous entendez dans votre tête. Ces filles entendaient des voix, les voix de leurs agresseurs qui leur disaient toutes ces choses, qui leur disaient qu’elles devaient mourir et se suicider.
Et elles n’ont pas de limites, Sara et toutes ces femmes que nous avons aidées, parce que la torture détruit les limites. Une des femmes que nous avons aidées, elle n’avait pas été torturée quand elle était jeune, elle a été torturée quand elle était adulte, et elle a commencé à entendre la voix de son agresseur dans sa tête, et elle pensait que c’était sa propre voix. En fait, nous pensons que beaucoup de femmes qui ont victimisées et qui sont diagnostiquées comme schizophrènes ne sont pas du tout schizophrènes, elles entendent la voix de leurs agresseurs qui leur disent de faire des choses. Ces personnes devaient être écoutées et comprises, et nous devrions faire la différence entre une réponse normale à la torture et la maladie mentale.
Ce que nous avons fait est de leur demander d’écrire ce que disaient les voix qu’elles entendaient dans leur tête, les mettre sur le papier sur une colonne, et sur une autre colonne, mettre ce que leur propre voix leur disait et ce qu’elles pensaient être vrai. Afin de pouvoir faire la différence entre leur voix et celle de leurs agresseurs, de distinguer le vrai du faux, et de voir clair dans leur vie, parce que vous n’avez pas à mourir par suicide, vous n’avez pas à vous tuer si vous dites la vérité. C’est un mensonge, et une torture psychologique extrême. C’était très important, très empouvoirant pour elles, et nous avons beaucoup utilisé cette méthode de leur faire écrire leurs pensées, pour qu’elles entendent leur propre voix, écrivent leur propre voix, et quand Sara l’a fait, les voix des agresseurs ont parlé moins fort, ont disparu peut à peu et maintenant elle sait que, quand de mauvais souvenirs lui reviennent, ce n’est pas une voix dans sa tête, c’est juste le souvenir de ce qu’on lui a dit, elle a une notion claire de la différence entre sa propre voix et ces autres voix, et elle est consciente de tous les mensonges que lui ont dit ses agresseurs, ses tortionnaires. C’est pourquoi nous parlons d’un conditionnement au suicide par les agresseurs, d’un féminicide par suicide, et nous ne savons pas, et probablement nous ne pourrons jamais savoir combien de femmes sont mortes ainsi par « suicide » alors qu’elles ne voulaient pas vraiment se suicider, elles ont juste été conditionnées à le faire parce qu’on les a manipulées, on leur a dit ça depuis qu’elles étaient enfant, donc c’est en fait une forme de féminicide et pas vraiment un suicide.
(Traduction Francine Sporenda)
https://revolutionfeministe.wordpress.com/2024/03/09/violences-sexuelles-dans-la-famille-et-leurs-consequences-sur-les-femmes-et-les-enfants/
Jeanne Sarson et Linda MacDonald ont exercé comme infirmières et sont les autrices de « Women Unsilenced : Our Refusal To Let Torturers-Traffickers Win ».
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