Édition du 12 novembre 2024

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Afrique

Touaregs, la « marche en vrille »

Les soulèvements armés touaregs qui ont jailli depuis les années 1960 dans l’Azawad (Mali), l’Aïr, l’Azawagh (Niger) ou l’Ajjer (Algérie) sont-ils surprenants, contingents, imprévisibles ? Certainement pas. Ils s’inscrivent dans la prolongation de la résistance des Touaregs aux empires coloniaux.

(tiré du monde diplomatique, mai 2012)

« O monde désastre, quelle désolation / ma nation qui se soulève dans la tourmente / elle qui chevauche la balle en direction de Médine (1) / nous abandonnant dans les pays de la soumission / où je me recroqueville dans l’angoisse / de la colonne envoyée par le commandant / qui réunit tous ses tirailleurs… »

Poème de Bila, vers 1900 (2).

LES Touaregs sont répartis aujourd’hui entre le Mali, le Niger, le Burkina Faso, la Libye et l’Algérie. Après leur défaite face aux armes à feu des troupes coloniales au XIXe siècle – ottomanes, françaises ou italiennes –, qui décimèrent l’ancienne élite militaire et politique des Touaregs ainsi qu’une grande partie de la population, ruinant le pays et le plaçant sous un contrôle militaire implacable – ce que les Touaregs appellent tiwta, le « désastre » –, émergent des formes de résistance impliquant des transformations profondes de la société sur les plans militaire, politique, idéologique et social.

Cette résistance d’un nouveau type prit corps dès 1900. Elle prépara l’insurrection générale des Touaregs en 1916. Celle-ci était dirigée par Kawsen, qui l’avait dénommée la « marche en vrille », car elle utilisait des stratégies d’esquive adaptées à un rapport de forces inégal. La guerre héroïque chantée par la poésie épique touarègue fut remplacée par la guérilla, l’embuscade, la mobilité des combattants, mais aussi l’exil et la quête de savoirs techniques et militaires modernes. La défaite finale des insurgés et la pendaison de Kawsen, en 1919, furent suivies d’une sévère répression qui, loin d’effacer la « marche en vrille », contribua à en prolonger l’esprit dans l’imaginaire touareg.

Les années 1950 et 1960 virent la création des Etats du Mali, du Niger, de l’Algérie, de la Libye, du Burkina Faso (anciennement Haute-Volta). Les Touaregs refusèrent d’être « des pièces rapportées sur la trame artificielle des nouveaux Etats (3) » ; mais leur contestation fut écrasée. Se bricolera alors une autre phase de la résistance des marges : la teshumara. Ce nom, formé à partir du mot français « chômeur », renvoie à la situation d’exclusion et de marginalisation des Touaregs qui ne peuvent plus vivre chez eux et doivent à nouveau s’exiler, fabriquer d’autres manières d’être, trouver de nouveaux partenaires, acquérir des savoirs qui permettront de recycler la faiblesse, la défaite et les horizons étranglés en outils pour un jour revenir « raccommoder les déserts » et « reconstruire le pays ».

Résister consiste d’abord à s’assumer en dépit de l’adversité et de la défaite, à ne pas épouser la logique des vainqueurs ni être impressionné par leur armada, bref, à continuer de fourmiller sous le rouleau compresseur. Cette période sera marquée par une créativité artistique intense, qui renouvelle les genres poétiques et musicaux classiques du monde touareg, scandant et imposant comme valeur de référence la vie des marges.

C’est dans ce contexte qu’en 1980 un grand nombre de jeunes répondent à l’appel de Mouammar Kadhafi, alors en manque de chair à canon. Portant le fardeau de l’iniquité des indépendances et des révoltes anciennes noyées dans des bains de sang, ils reprennent la route de l’exil. Ils partent, comme avant eux leurs parents, à la recherche de moyens pour affronter un monde qui ne leur concède aucun rôle. Leur devise : « troquer son sang contre le savoir » – sous entendu militaire. S’ils rejoignent les casernes libyennes, ce n’est ni pour l’argent, ni pour l’illusion d’un soutien à leur cause ; ils savent que Kadhafi, pétri de nationalisme panarabiste et antiberbère, n’aidera jamais les Touaregs à libérer leurs terres. Mais ils ont besoin de s’aguerrir au nom de leur pays qu’ils espèrent un jour libérer, ainsi que l’exprime leur poésie des années 1980 à 1990 (4).

L’itinéraire de ces hommes, récemment revenus de Libye, est semblable à celui de leurs ancêtres qui, dans les années 1900, combattaient pour la confrérie des Senoussi contre les armées coloniales dans le nord du Tchad actuel, au Soudan, en Libye orientale et dans le Fezzan, pour enfin rentrer chez eux, seize ans plus tard, équipés de fusils et de canons destinés à faire « recracher leur pays » à l’occupant français.

Que les différents courants de rébellion choisissent de prendre les armes ou qu’ils restent dans une clandestinité silencieuse, conscients de leur faiblesse, tous se nourrissent de cette longue expérience de résistance et de douleur : celle de ne pouvoir être ce que l’on veut être sur la terre de ses ancêtres.

Depuis longtemps, les Touaregs suivent leur chemin, et il est solitaire. Leur difficile marche est bien sûr entravée par les contorsions de la realpolitik, par la manipulation de certains leaders de la rébellion au profit de divers groupes d’intérêts, sur fond de concurrence mondiale pour l’accès aux ressources minières qui excitent la rapacité de puissances déjà obèses, mais jamais rassasiées. La « marche en vrille » patauge dans la radioactivité, les poussières d’uranium, les émanations de gaz toxique, les nappes d’eau et l’air pollués par l’extraction des minerais. Et pourtant, elle tourne.

Notes :

(1) C’est-à-dire l’est, orientation des morts, mais aussi des exilés touaregs partant vers la Cyrénaïque, le Soudan, l’Egypte, l’Arabie pour se rapprocher des mouvements de résistance qui commençaient à s’organiser dans ces régions.

(2) Le poète participera plus tard, entre 1916 et 1919, à l’insurrection générale desTouaregs aux côtés de Kawsen.

(3) Cf. les pétitions et lettres adressées en vain, dès 1957, à Charles de Gaulle par les Touaregs, dans Hélène Claudot-Hawad, Le Politique dans l’histoire touarègue, Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam), Aix-en-Provence, 1993.

(4) Cf. Hélène Claudot-Hawad et Hawad (sous la dir. de), Tourne-tête, le pays
déchiqueté. Anthologie des chants et poèmes touaregs de résistance, 1980-1995, Amara, La Bouilladisse, 1996.

* Ecrivain et peintre touareg. Dernier ouvrage paru : Houle des horizons, Non Lieu, Paris, 2011.

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