30 avril 2024 | tiré d’Europe solidaires sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article70946
Le Courrier : Avec le sociologue Michael Löwy, vous parlez de luttes écosociales. Qu’entendez-vous par là ?
Daniel Tanuro : Ce sont des luttes menées par des actrices et acteurs qui sont confrontés à la fois à des menaces écologiques et des régressions sociales ou des politiques d’austérité. Et qui cherchent à mettre en avant des formes d’organisation ou des revendications qui permettent de relever simultanément ces deux défis sans privilégier l’un par rapport à l’autre. Le problème des écologistes parfois est qu’ils mènent leurs combats au détriment du social et donc accompagnent le capitalisme vert. On le voit partout en Europe, cette politique à la sauce néolibérale crée une révolte contre ce type de mesures environnementales et fait le lit de la récupération de l’extrême droite.
L’un de ces acteurs est le mouvement ouvrier. Mais vous mettez en garde contre l’un de ses vices sur le plan écologique.
Le vice du syndicalisme est de penser qu’il est possible de satisfaire les intérêts des salarié·es sans mettre en danger les profits et la dynamique d’accumulation du capitalisme. Sur le papier, cela fait sens puisque les travailleuses et travailleurs dépendent de leur salaire pour vivre et ne souhaitent pas la faillite de leur entreprise. Mais se cantonner à la revendication de plans de relance dans l’espoir qu’ils créent ou maintiennent l’emploi implique de rester à l’intérieur des règles du système : le profit maximum.
Or, d’une part, comme les taux de profit ont tendance à diminuer, les capitalistes sont davantage tentés par l’exploitation des ressources naturelles qui sont gratuites, puisqu’elles ne sont pas le produit du travail qu’il faut rémunérer. D’autre part, « relancer l’économie », c’est relancer la machine qui accélère les dégradations environnementales dont les travailleurs, surtout au Sud, sont les premiers à souffrir. Cette approche, c’est scier la branche sur laquelle le monde du travail est assis.
Vous écrivez que « le capitalisme mutile la nature parce qu’il mutile le travail » et appelez à un « écosyndicalisme de combat ». Quels sont ses leviers ?
Le défi est de penser conjointement les crises sociales et écologiques, et de trouver des leviers à partir des luttes des salarié·es. Par exemple autour de la défense de la santé au travail avec le réchauffement climatique, mais aussi de la santé de la population en général, qui se dégrade avec l’empoisonnement de la biosphère qu’implique le productivisme capitaliste. Au niveau global, quels sont les secteurs à l’avant-garde des luttes écosociales ? Ce sont les peuples indigènes attaqués, les petit·es paysan·nes pratiquant l’agroécologie et réuni·es au sein de la Via Campesina et la jeunesse. Au sein de celle-ci, les femmes sont particulièrement représentées. Or, dans ces trois secteurs les syndicats sont en retrait.
« La décroissance ne doit pas être un slogan, c’est une contrainte » Daniel Tanuro
Dans le monde du travail, les secteurs susceptibles d’embrayer sur une conscience écosociale sont les services tels qu’enseignement ou soins, eux aussi fortement féminisés. Ce sont des secteurs beaucoup moins dépendants du capital fossile, comparé aux travailleurs de la pétrochimie par exemple. Ces secteurs, moins antiécologiques, sont également moins à la merci de la menace patronale de délocalisation. Leur rôle est aussi plus directement de répondre à des besoins sociaux qui sont en contradiction avec la soif de profit du capitalisme : ils visent à « prendre soin ».
Vous présentez cela comme une perspective stratégique de coalition.
C’est en fait le fil rouge – et vert – qui unit les secteurs en première ligne de la lutte contre la destruction capitaliste de l’environnement et veulent « prendre soin » de celui-ci. C’est aussi une notion qui peut être étendue à tous les autres secteurs, comme la construction ou l’industrie : prendre soin du qualitatif, de ce que l’on produit alors que le capitalisme ne s’intéresse que peu aux aspects qualitatifs, et seulement comme support de la quantité, c’est-à-dire du profit quelles qu’en soient les conséquences.
En fait, la lutte de tous les travailleurs et travailleuses devrait pouvoir se coaliser autour de cette notion car d’un point de vue anthropologique, qu’est-ce que le travail si ce n’est prendre soin de la vie ? Nous sommes une espèce animale qui a cette particularité de (re)produire son existence par une activité spécifique qui est une médiation entre nous et le reste de la nature. Ce travail est indissociable de l’idée que l’on se fait de la qualité de notre existence. Et le capitalisme détruit cet aspect-là dans nos conditions de travail et écologiques.
Quelle peut être la revendication commune des travailleuses et travailleurs dans cette stratégie ?
La revendication fondatrice de mouvement ouvrier, qui est à l’origine de la journée du 1er mai : la réduction du temps de travail. Ce mouvement est né de la lutte contre la surexploitation du travail et cela peut s’étendre à celle de la planète. Si on pense que le capitalisme est allé trop loin dans son accumulation et ses dégradations, par conséquent il faut revenir en arrière. Ce qui est la fonction d’une décroissance – au sens littéral du terme – et pour cela il faut travailler moins ainsi que partager le travail, ce qui lutte contre le chômage.
Le mouvement ouvrier doit donc revendiquer la décroissance ?
La décroissance ne doit pas être un slogan, c’est une contrainte car la lutte doit dorénavant se faire dans un cadre physiquement contraint par les limites planétaires. C’est donc une contrainte objective dont les demandes des syndicats doivent tenir compte, pas une revendication. Prenons les salaires : la lutte pour leur augmentation n’est pas en soi antiécologique. Au contraire, puisque les plus riches au niveau mondial, le 1% de capitalistes, émet plus de gaz à effet de serre que les 50% les plus pauvres. Si on arrache et transforme la richesse des capitalistes en salaires, on réduit les émissions – d’autant plus que ce que font les travailleurs de leur salaire est bien moins polluant que ce que font les capitalistes de leurs profits.
Et cette richesse rendue aux travailleurs peut aussi être transformée non en capacité individuelle de consommer plus, mais en capacité collective de répondre à des besoins sociaux, et la reconversion écologique de l’économie. C’est-à-dire une planification démocratique, sous contrôle des travailleuses et des travailleurs, de l’investissement car la concurrence capitaliste est en soi une source de gaspillage et la raison des crises récurrentes de surproduction. On ne peut pas gagner la lutte contre le productivisme sans la lutte des salarié·es, qui sont la majorité sociale au niveau mondial. Mais leur rôle est aussi stratégiquement décisif pour un impact maximal du point de vue de la lutte contre la destruction de la planète.
ACHILLE KARANGWA
P.-S.
• « Pour un écosyndicalisme ». Le Courrier. MARDI 30 AVRIL 2024 :
https://lecourrier.ch/2024/04/30/pour-un-ecosyndicalisme/
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