« Ce gouvernement veut diviser la société pour mieux régner », déplore Weronika, la cinquantaine. Cette enseignante en langues à l’université de Varsovie n’a jamais été vraiment engagée en politique. Mais depuis que son pays est gouverné par le parti d’ultra-droite Droit et Justice, elle passe une bonne partie de son temps libre à militer au sein du Comité pour la défense de la démocratie (Komitet Obrony Demokracji, KOD). Cette organisation citoyenne, née sur Facebook il y a quelques mois, organise des manifestations régulières contre les mesures autoritaires du nouveau gouvernement polonais. Les rassemblements ont réuni jusqu’à 80 000 personnes dans les rues de Varsovie.
Nous sommes quelques jours avant l’une de ces manifestations, fin février, dans un café de la capitale polonaise. Weronika s’y trouve aux côtés de trois autres membres du KOD. Ils sont enseignants à la fac, cadre dans le privé et responsable marketing. Tous ont voté pour la droite libérale aux dernières élections législatives du 25 octobre, soit pour le parti qui était au pouvoir depuis huit ans, la plate-forme civique, soit pour Modern, un nouveau parti, néolibéral.
Après un premier succès à l’élection présidentielle, l’été dernier, c’est la formation ultra-conservatrice Droit et Justice qui a remporté les dernières élections législatives. Avec une majorité absolue. « Nous n’avons pas été surpris que Droit et Justice arrive premier aux élections, mais nous ne pensions pas qu’ils obtiendraient la majorité absolue », témoigne Bartek, cadre dirigeant dans une grande entreprise et militant au Comité pour la défense de la démocratie. Le parti Droit et Justice, créé au début des années 2000 par les frères Kaczynski, avait déjà été au pouvoir en Pologne de 2005 à 2007, mais sans la majorité qu’il a aujourd’hui [1]. Sans avoir eu besoin de faire une coalition pour gouverner, le parti Droit et Justice a aujourd’hui les mains libres. Depuis novembre, il utilise cette marge de manœuvre pour imposer des mesures autoritaires.
Il n’y a plus aucun député de gauche au Parlement polonais
À peine en place, le nouveau gouvernement légifère pour mettre au pas la Cour constitutionnelle, qui peut bloquer les lois. Cette réforme est d’ailleurs au cœur de la procédure de « vérification de l’état de droit » engagée par la Commission européenne en janvier [2]. Le parti au pouvoir adopte aussi une loi pour placer des fidèles dans l’audiovisuel public, dont les responsables seront désormais directement nommés par un ministre. Et une autre pour subordonner les procureurs au ministère de la Justice. « Le gouvernement a aussi fait le ménage chez les hauts-fonctionnaires, accuse Bartek. « Du temps du communisme, il y avait la nomenklatura, il fallait être membre du parti pour être fonctionnaire. Droit et Justice est en train de revenir à ce système. En trois mois, ce parti a déjà causé tant de dommages. Ce gouvernement pratique la découpe de la liberté. Il vous l’enlève tranche par tranche, comme Poutine l’a fait. Le résultat peut-être désastreux. »
Si le parti d’ultra-droite a pu obtenir une telle majorité, c’est aussi parce que les partis de gauche ont tout bonnement disparu du Parlement. La coalition de « gauche unie », qui réunissait six partis dont les néo-communistes, n’a obtenu que 7,5 % des voix. Soit un demi-point sous le seuil nécessaire de 8 % dont l’alliance avait besoin pour élire des députés [3]. L’autre parti de gauche qui se présentait, Razem – « Ensemble » en polonais, a obtenu 3,6 %. Un score non négligeable pour cette formation créée seulement quatre mois plus tôt, sur le modèle de Podemos. Mais pas assez, là non plus, pour entrer au Parlement. Résultat : plus aucun élu de gauche n’y siège.
« Comme si un coup d’État rampant était en train de se passer »
Les cinq partis représentés sont tous de droite, voire d’extrême-droite. Deux nouveaux partis y ont fait leur entée en octobre : le néolibéral, Modern, et le nationaliste, Kukiz, qui accueille de nombreux militants d’extrême droite. « C’est une situation inédite, et très dangereuse », juge Marek Kossakowski, coprésident du parti des Verts polonais, Zieloni, créé en 2004 et qui faisait partie de l’alliance des gauches aux dernières élections. « Durant la dernière décennie, il y a eu un grand déplacement de la société polonaise vers la droite, en particulier chez les jeunes. »
L’alliance des gauches a pourtant fait campagne sur un programme social. « Nous nous concentrions sur le système de santé et la hausse du salaire minium. Nous avons aussi mis en avant le développement des énergies renouvelables, l’opposition au programme d’énergie nucléaire, les droits LGBT, les droits des animaux, des thèmes qui nous sont chers », précise Maciej Jozefowicz, le jeune porte-parole des Verts polonais.
Cela n’a pas payé dans les urnes. « C’est absurde, 26 ans après la transition, mais la gauche porte toujours le stigmate du communisme en Pologne », reprend Marek Kossakowski, qui craint lui aussi de voir revenir l’autoritarisme depuis l’autre côté de l’échiquier politique. « Nous sommes très préoccupés. C’est comme si un coup d’État rampant était en train de se passer. Droit et Justice a remis en cause l’indépendance de la justice, de la cour constitutionnelle, des médias publics. Il envisage la démocratie comme la dictature d’une majorité. »
« Tout le monde ne profite pas de la liberté économique »
Que s’est-il passé pour que le plus grand des pays d’Europe de l’Est – 38 millions d’habitants – se retrouve avec un gouvernement d’ultra-droite qui compte faire fi de toute opposition ? « Depuis plus de 25 ans maintenant, le paysage politique polonais était divisé entre néolibéraux-progressistes et ultra-conservateurs », analyse Kinga Stanczuk, 27 ans, représentante du jeune parti Razem, qui se revendique à la fois de gauche, social, et pro-européen. « Mais la politique néolibérale n’a pas marché. Tout le monde ne profite pas des investissements étrangers et de la liberté économique. »
Le pays a perdu des crèches et des hôpitaux. Et gagné des contrats précaires, sans cotisations sociales et sans droits, avec, pour les employés, la peur d’être virés du jour au lendemain. Plus de deux millions de personnes ne bénéficient pas d’assurance maladie, alors que ce droit est inscrit dans la constitution. « Notre génération est touchée de plein fouet, constate Kinga Stanczuk. Nous sommes les premiers à ne pas faire d’enfants, faute de stabilité. À Razem, nous voulons un système de santé accessible à tous, des conditions de travail stables, protégées par les syndicats, des investissements publics dans le logement. »
Un salaire minium de 431 euros
C’est d’ailleurs autant sur cette thématique sociale que sur ses positions anti-migrants que Droit et Justice a pu revenir au pouvoir. Entre autres promesses, le parti des frères Kaczynski a annoncé vouloir augmenter le salaire minium et mettre en place une allocation familiale de 500 zlotys (115 euros) par enfant. « C’est une mesure de redistribution des richesses masquée derrière un argument idéologique de soutien à la démographie. Car les familles nombreuses sont le plus souvent dans les petites villes, les zones les plus pauvres », analyse Anna Wojciuk, politologue à l’institut de relations internationales de l’université de Varsovie. « En Pologne, les inégalités n’ont pas augmenté. Ce n’est pas parce que nous avons une bonne politique sociale, mais simplement parce que nous partons d’un niveau beaucoup plus bas d’accumulation du capital. La majorité des ménages vivent en fait avec très peu d’argent. »
Le salaire minium polonais, pour un temps plein, est de 431 euros. Et le revenu moyen est toujours près de trois fois inférieur à celui de l’Espagne ou de la Grèce [4]. La Pologne représente le plus gros contingents de travailleurs détachés d’Europe, ces ouvriers nomades, souvent exploités, qui partent travailler dans l’Ouest de l’UE mais avec des salaires beaucoup plus bas que leurs collègues français, allemands ou belges.
Hors des grandes villes, « les jeunes n’ont pas de perspective »
« À Varsovie, ça va. Mais quand on sort de la capitale, les gens sont vraiment pauvres. Dans ma région d’origine, dans l’est du pays, les jeunes sont très à droite et nationalistes, à cause de la situation économique. Ils n’ont pas de perspective d’avoir un emploi correct. Ils n’ont pas d’argent et vivent toujours chez leurs parents parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement », rapporte Magdalena Swinder. La jeune femme est coordinatrice d’une association contre l’homophobie basée à Varsovie.
Elle n’a aucune sympathie pour Droit et Justice, dont les représentants se sont à plusieurs reprises distingués par leur sorties violemment homophobes. « Des membres de la communauté LGBT, aussi, ont voté pour Droit et Justice. Je trouve cela ridicule. Ils ne voulaient simplement plus de la plate-forme civique, qui n’a rien fait pour nous. » Une première proposition de loi pour reconnaître les unions entre personnes de même sexe a été déposée en 2004. Mais n’a jamais été adoptée, malgré les promesses. « Les gens se sont dit : Droit et Justice semble au moins s’intéresser à la situation économique du pays. »
« Je suis terrifiée des conséquences que l’arrivée au pouvoir de Droit et Justice peut avoir sur les droits des femmes et des homos », s’inquiète aussi Kinga Stanczuk. La Pologne a déjà l’une des législations européennes les plus restrictives en matière de droit à l’avortement. Un projet de loi vient d’être déposé pour la durcir encore plus, vers une interdiction totale d’avorter. Pour autant, le rassemblement citoyen Razem ne s’interdit pas de travailler avec Droit et Justice sur certains points. « Nous voulons bien travailler avec eux sur la question des contrats précaires par exemple. Sur d’autres sujets, on ne sera jamais d’accord. »
« Les droits des travailleurs, les gens n’en ont plus entendu parler »
Pour l’instant, Razem fait un travail de terrain, allant de grandes en petites villes, expliquer qui ils sont et ce qu’ils défendent. « Nous rencontrons aussi les syndicats. Nous parlons de droits des travailleurs, les gens n’en ont plus entendu parler depuis des années », raconte Katarzyna Paprota, 39 ans, membre du conseil national de Razem. Lors de ses rencontres, Katarzyna découvre aussi à quel point la population craint l’immigration. En pleine crise européenne des réfugiés, le sujet s’est retrouvé au centre des discussions des dernières élections.
L’ancien gouvernement a accepté, sans enthousiasme, d’accueillir quelque 6000 réfugiés relocalisés depuis les frontières sud de l’UE. Droit et Justice s’y est fermement opposé, à coup de propos xénophobes parfois délirants. Jaroslaw Kaczynski et le président Andrzej Duda ont tous deux accusé les réfugiés potentiellement accueillis en Pologne d’apporter avec eux des épidémies ! « Les gens ont vraiment peur des réfugiés. Ils ont peur de tout en ce moment, témoigne la responsable du jeune parti Razem. Ils n’ont pas de travail, pas d’accès à l’éducation, pas d’accès au système de santé. Et on leur dit que des milliers de personnes de l’étranger vont leur prendre ce qu’ils ont. Même si c’est totalement faux, ça leur fait peur. »
Rachel Knaebel
Photos : Manifestation de protestation contre les mesures du gouvernement organisée par le Comité pour al défense de la démocratie à Varsovie le 23 janvier 2016. CC : Grzegorz Zukowski.