Édition du 26 novembre 2024

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Politique québécoise

Est-ce bien de liberté dont parlent les Cols Rouges ?

En ces temps de crise, est dite à qui veut l’entendre cette phrase creuse : la liberté des uns commence là où finit celle des autres. Cette façon très « Cols Rouges » (utilisée aussi par la ministre Courchesne) de définir la liberté prend appui sur un principe d’inégalité sociale, légitimée au nom de la liberté individuelle. Le schème de la confrontation « eux vs nous » est caractéristique du populisme et plus particulièrement celui de droite lorsque cette séparation se jouxte à une hiérarchisation des pouvoirs selon la performance économique des acteurs. Appelant à un principe d’équité sociale, fondée sur l’effort individuel et le mérite, les individus revendiquant leur liberté de jouir de leur statut jugent d’autres individus quant à leur possibilité d’être pris en compte dans le développement de la société, selon qu’ils participent ou non à son bon fonctionnement. Les Cols Rouges exigent de ne pas être lésés dans leur droit de circuler pour aller travailler et pour profiter de leurs acquis. L’automobile n’est-elle pas le symbole de la liberté ?

Une opposition courante est utilisée par les Cols Rouges : d’un côté les « contribuables » (qui « donnent ») et de l’autre côté les « b.s., les chômeurs et les artistes » (qui « reçoivent »), ces gens qui, semble-t-il, ne contribuent pas à la société, qui ne participent pas au progrès de la cité, laquelle sert à créer et à étendre les échanges commerciaux. Passons outre le fait que cette opposition soit factice et essayons de comprendre le raisonnement qui en découle.

Glissons-nous un instant dans la peau d’un Col Rouge. Pourquoi faudrait-il se préoccuper de l’opinion des non contribuables ? Ne sont-ils pas des nuisances, qui bloquent nos rues, nous empêchent d’aller travailler ou de nous divertir ? Devrait-on s’assurer que tous soient égaux (par exemple : un toit pour tous, une éducation pour tous), si cette égalité, toujours à réaliser, brime la liberté de jouir pleinement du fruit de nos efforts et demande des sacrifices à ceux qui en font déjà bien assez ? À cela, les Cols Rouges répondent NON ! Exit ceux qui ne se forcent pas pour travailler. Pensons aux étudiants. À Montréal, bon nombre d’entre eux se déplacent d’ailleurs en vélo...

Certes, les Cols Rouges font plutôt les chiens battus. Ils ont mal à leur société et sont envahis de profiteurs qui savent manier le verbe et qui finissent par avoir raison sur leur silence. À en croire les Cols Rouges, les vrais citoyens, ce sont les silencieux (la « majorité silencieuse ») qui sont occupés à travailler, alors que les critiques sont des usurpateurs de la cité, qui ne comprennent pas le vrai sens de ce que signifie être citoyen, soit contribuer à l’économie de la société en intégrant l’ethos de la logique marchande. Les doux moteurs ronronnent quand les silencieux font leur travail. Ils n’arrivent pas à saisir que les « gauchistes » résistent à ce modèle, même s’il se trouve que plusieurs dans les rues cette année sont des travailleurs…

Bref, pour les tenants de cette vision de la liberté, non seulement l’inégalité réelle est un fait indépassable, mais en plus l’égalité sociale serait néfaste si elle se réalisait. Ici, l’analyse critique du sociologue Jean-Pierre Garnier (2011*), à propos des arguments censés justifier la légitimité des inégalités, semble pertinente. Trois arguments sont analysés par ce chercheur.

Le premier argument que Garnier rejette est le suivant : l’égalité réelle signifierait l’uniformité des individus, c’est pourquoi le « droit à la différence » est revendiqué par les tenants de la liberté individuelle. Or, être égal ne signifie pas être identique et être inégal ne signifie pas non plus être différent. Notons seulement l’exemple des inégalités de pouvoir, qui peuvent uniformiser les manières d’agir ou de penser : dans un tel système, la fonction et la place de chacun se déterminent par une même logique globale d’accès à un niveau supérieur et de conservation du statut hiérarchique acquis. L’uniformisation est effective, alors que les pouvoirs sont inégaux.

Le deuxième argument rejeté est celui selon lequel l’égalité réelle serait inefficace et stérilisante, pour l’individu comme pour la société. Tous égaux, les individus seraient démotivés et empreints à la paresse, ce qui nuirait à la saine compétition et au progrès. Non seulement, cela présuppose que l’efficacité d’un modèle économique basé sur la compétition et la hiérarchie est indépassable, mais surtout cela ne prend pas en compte la stérilisation des passions qui est inhérente à l’assignation d’une fonction de travail aux individus pris dans cette logique marchande, au risque d’exclure les « non productifs ».

Le troisième argument est celui selon lequel l’égalité réelle porterait atteinte à la liberté. Le poids de la bureaucratie et de la règlementation de l’économie serait tel qu’il empêcherait l’acquisition de biens (le droit à la propriété) et la jouissance de ces acquis. L’État devrait servir au contraire au bon fonctionnement de l’économie en dérégulant les aléas du marché, car l’égalité des chances y serait alors à son meilleur. Or, n’est-ce pas plutôt l’inégalité sociale qui restreint les chances ? Dans les faits, la liberté économique n’est pas fondée sur la chance donnée à tous, car il faudrait pour cela une égalité des conditions sociales. Au contraire, elle avalise le libre exercice de l’exploitation. Elle a besoin de l’inégalité pour progresser. Les citoyens eux-mêmes sont prêts à être exploités dans l’espoir d’accéder à la liberté tant convoitée. Leur volonté est ainsi encadrée par de bien pauvres croyances.

Pourtant, la liberté n’est pas d’abord à convoiter pour soi, elle est à revendiquer pour tous. Les Cols Rouges ne perçoivent pas le poids des déterminations idéologiques sur la construction de l’identité et sur les conceptions éthiques qui y sont liées, notamment à propos de la liberté et des capacités d’action des individus et du collectif quant à la prise en charge du politique. Ils ne voient pas que la liberté consiste à revendiquer son propre pouvoir de détermination, et que cela se fait collectivement, par production de conventions, en élevant les conditions sociales du plus grand nombre. La liberté individuelle est dépendante de la liberté collective. Non pas contre une majorité, mais pour une majorité. Les Cols Rouges se trompent de cible.

*Garnier, Jean-Pierre. 2011. « Du droit au logement au droit à la ville (1) » dans Le blog des éditions Agone, http://blog.agone.org/post/2011/03/25/Du-droit-au-logement-au-droit-a-la-ville-1

Auteur : Fabien Dumais, doctorant en communication et chargé de cours à l’UQAM

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