Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Canada

Comment réagir à la stigmatisation des immigrants au Canada ?

Syed Hussan est invité à l’émission The Breach Show pour rétablir les faits concernant les migrants, ces boucs émissaires

Mardi 20 août 2024 / DE : The Breach
Traduction Johan Wallengren

Martin Lukacs : Bienvenue à l’émission The Breach Show, qui propose des analyses pointues sur l’actualité politique et les mouvements sociaux au Canada. Je suis votre animateur Martin Lukacs.

Un vent anti-immigrants souffle sur l’Europe et l’Amérique du Nord. Ici, au Canada, les politiciens et les médias de droite font, comme jamais auparavant, des migrants les boucs émissaires de la crise qui touche l’accessibilité financière, le logement, l’emploi et les services publics, détournant l’attention de l’accumulation de profits des entreprises, des coupes budgétaires et de l’austérité des gouvernements qui sont en fait à la source de ces problèmes.

Alors que l’opinion est poussée vers les idées de droite en matière d’immigration et que les conservateurs progressent constamment et vivement dans les sondages, nous avons vu le gouvernement libéral baisser la garde et céder du terrain sur ces questions.
Revenant sur une promesse historique, les libéraux ont mis au rancart un plan défendu bec et ongles par le Mouvement pour le traitement équitable des migrants. Ce plan vise à accorder un statut de résident permanent à des centaines de milliers de sans-papiers, qui sont les travailleurs les plus vulnérables, les plus mal payés et les plus exploités au pays.
Ce qui vient de se passer en Angleterre met tout cela en perspective, avec les émeutes racistes qui ont eu lieu dans plusieurs villes au début du mois d’août, ce qui montre jusqu’où la xénophobie peut nous mener. Des bandes d’extrémistes de droite ont essayé d’incendier des hôtels hébergeant des demandeurs d’asile, ont pris pour cible des mosquées et ont agressé des personnes racisées.
Aujourd’hui, pour couper court à la propagande et aux analyses biaisées et superficielles, nous nous entretenons avec Syed Hussan, activiste de longue date et directeur exécutif de l’Alliance des travailleurs migrants pour le changement.

Hussan, merci d’avoir accepté notre invitation.

Syed : Merci de m’accueillir, Martin.

Lukacs : Je voudrais commencer par ce qui fait les manchettes au Canada cette semaine.
Durant la semaine qui vient de se terminer, le programme des travailleurs étrangers temporaires du gouvernement fédéral a été critiqué de toutes parts. D’une part, la droite et le centre se sont insurgés contre la façon dont le programme a ouvert plus largement ses portes à la composante des bas salaires, faisant entrer plus d’ouvriers agricoles, plus de cuisiniers, plus de travailleurs de la restauration rapide. D’autre part, un rapport des Nations unies vient de décrire ce programme comme un « terreau de l’esclavage moderne ». On rejoint les préoccupations d’organisations comme la vôtre, Hussan, qui font campagne sur le terrain depuis des années.
Pouvez-vous nous expliquer le fonctionnement de ce programme et nous parler des problèmes qu’il pose ?

Syed : Le programme des travailleurs étrangers temporaires est l’une des nombreuses filières d’immigration temporaire au Canada. Il permet aux travailleurs à bas salaire en particulier, mais aussi aux travailleurs à haut salaire, de venir au Canada si un employeur peut prouver qu’aucun citoyen canadien ou résident permanent ne peut faire le travail proposé.

La principale condition posée par ce programme est que l’employé(e) a un lien obligé avec son employeur, ce qui signifie qu’il ne lui est pas possible de changer d’emploi. Dans la plupart des cas, les travailleuses et travailleurs à bas salaire vivent dans des logements contrôlés par l’employeur. C’est le cas notamment pour les travailleuses et travailleurs œuvrant dans le secteur agricole ou dans celui de la pêche et les employé(e)s de maison. Et on retrouve aussi ça dans d’autres secteurs d’activité.

Et cela signifie que si un(e) employé(e) fait face un à vol de salaire, à une violation des droits de l’homme ou à des problèmes de santé et de sécurité et qu’elle ou il le signale, son employeur est automatiquement en mesure de licencier cette personne et de la mettre dehors, vous voyez, ce qui revient à forcer celle-ci à quitter le pays. Et même si la personne arrive à rester au pays, elle ou il ne pourra pas trouver d’autre emploi à cause du lien exclusif avec son employeur, qui peut donc l’évincer et la mettre à la rue.
Alors dénoncer un abus expose à l’expulsion, à la perte d’un toit, à la déportation, à l’impossibilité d’obtenir des ressources économiques de base et à l’inscription sur une liste noire – ce qui signifie atteindre un point de non-retour –, alors il y a manifestement un déséquilibre fondamental des pouvoirs. Donc les travailleurs migrants ne peuvent pas se protéger.

C’est ce dont parle Tomoya Obokata, rapporteur des Nations Unies sur les formes contemporaines d’esclavage. À l’heure actuelle, le Canada accueille chaque année environ deux millions de personnes en vertu de différents programmes de travail temporaire, en comptant les étudiants et en incluant aussi les réfugiés.

La situation actuelle est que la quasi-totalité de ces personnes occupent des emplois faiblement rémunérés et ne seront pas en mesure d’obtenir le statut de résident permanent, ce qui fait qu’elles ne pourront pas rester. L’économie reçoit cet afflux massif d’environ deux millions de personnes, année après année, qui arrivent, occupent des emplois mal rémunérés, sont exploitées et maltraitées, puis finissent par être mises dehors et remplacées par d’autres.

L’économie a clairement besoin de ces travailleuses et travailleurs, mais le racisme profondément ancré dans les mentalités fait que seul un demi-million se voient accorder le statut de résident permanent. Imaginez que deux millions de personnes cessent de payer des impôts demain. L’économie s’effondrerait, un point c’est tout. L’ensemble de notre système économique repose aujourd’hui sur une main-d’œuvre profondément exploitable, qui rapporte au système mais n’en retire pas suffisamment en retour.

Lukacs : J’ai été frappé par la façon dont les conservateurs, qui ont fait leur miel des problèmes du programme des travailleurs étrangers temporaires la semaine dernière, s’en servent comme un bélier aux fins partisanes, en instrumentalisant des préoccupations non fondées de la classe ouvrière en vue d’attaquer Monsieur Trudeau. C’est une évolution incroyablement riche en enseignements, car l’exploitation des travailleurs temporaires a toujours été un projet bipartisan dans ce pays. Le programme des travailleurs saisonniers, le programme des aides familiaux résidants, tout cela remonte à des décennies. Pour autant que je sache, ce sont les conservateurs eux-mêmes qui ont lancé le programme des travailleurs au bas de l’échelle, programme qu’ils reprochent maintenant aux libéraux de développer.

Syed : Absolument. Comme vous l’avez dit, il s’agit d’un projet bipartisan, des conservateurs et des libéraux.

À cet égard, il est éclairant d’approcher les choses sur la base d’un cycle de huit ans : lorsque les nouveaux gouvernements conservateurs et libéraux arrivent au pouvoir, ils passent les six premières années à augmenter considérablement les flux migratoires temporaires – je veux parler ici de l’expansion des programmes de travailleurs étrangers temporaires – autorisant ainsi l’entrée d’un grand nombre de personnes, puis, au cours des deux dernières années de leur deuxième mandat, ils commencent à s’attaquer à la frontière et à la fermer. C’est un peu comme s’ils disaient à la classe dirigeante : «  Alors, vous avez six ans, trois ans, et ensuite nous allons vous attaquer. »

On a vu ça avec les conservateurs en 2014, lorsque Jason Kenney a réformé le système d’immigration après avoir permis une telle expansion massive. Les dirigeants deviennent anti-immigrants à la fin du cycle, sachant qu’avant cela, il leur fallait aussi une main-d’œuvre exploitable. Je pense que les conservateurs et les libéraux jouent le même jeu et que sur cet échiquier, le racisme se conjugue plus ou moins bien avec les intérêts de la classe dirigeante. Si vous lisez le Globe and Mail, par exemple, de nombreux commentateurs appellent les entreprises à se mobiliser pour défendre le système d’immigration canadien.

Lukacs : Je lisais le Globe juste ce matin, et il semble que la réaction de la classe patronale ait essentiellement été la suivante : « Tout doux, tout doux, modérons nos critiques. Nous aimons mieux avoir accès à une main-d’œuvre à basse rémunération vulnérable ». Il semble que ce qui fait l’affaire des employeurs est d’ouvrir ou de fermer le robinet selon les fluctuations de leurs besoins en main-d’œuvre
.
Syed : Absolument. Réfléchissons-y en prenant déjà un certain recul. Au plus fort de la COVID, il y avait des gens pour encenser les travailleurs essentiels. On s’entendait de façon générale pour considérer que ces travailleurs essentiels étaient des migrants. Les travailleurs essentiels étaient à l’honneur, on encensait les migrants, la crise du logement commençait à attirer l’attention et dans le même temps un réel débat s’est engagé à un autre niveau – avec des relents populistes – portant sur l’opportunisme autour de la crise pandémique, sur la façon dont les épiceries augmentaient leurs prix.

Faisons maintenant un bond vers le présent, deux ans plus tard, et tout d’un coup ces migrants sont responsables de la crise du logement – ceux-là mêmes qu’on avait encensés. Et plus personne ne parle de la classe patronale. C’est une victoire pour la classe dirigeante d’avoir réussi à recadrer le débat de manière à laisser dans l’ombre les spéculateurs et les milliardaires et les échecs de tous les gouvernements provinciaux du pays, qui ont profondément sous-financé les services essentiels, et qui peuvent maintenant blâmer d’une seule voix les réfugiés, les travailleurs migrants ou les immigrants. Je pense donc que nous nous sommes fait rouler dans la farine sans pouvoir réagir ou défendre avec succès le soutien naissant à la classe ouvrière qui a émergé lors de la COVID-19 et qui ne s’est pas démenti depuis, et ça s’est retourné contre les travailleurs qui ont essuyé des attaques répercutées dans les syndicats et chez les migrants.

Lukacs : Vous avez très tôt critiqué ce revirement. Vous avez écrit un article pour nous, intitulé « Les médias accusent les immigrants d’être responsables de la crise du logement. Ils ont tort ». Voulez-vous nous parler de la stigmatisation, de la manière dont on a désigné des boucs émissaires qu’on a rendus responsables de la crise du logement et d’autres maux ?

Syed : Absolument, je pense que c’est vraiment fondamental. Il est très rare pour nous de pouvoir réellement extrapoler. On ne peut pas vraiment fermer les frontières et voir ce qui se passerait sur le marché du logement avec les immigrants, car comment réaliser une telle expérience ?

Or, avec la COVID-19, le Canada a effectivement fermé ses frontières. Il n’y a pas eu de nouveaux migrants ou immigrants. C’était rendu à plus ou moins à zéro, pas vrai ? Il n’y avait pour ainsi dire pas d’entrées au pays. Les vols ont été arrêtés. Et nous avons assisté à une aggravation historique de la crise du logement.

De même, nous savons que les personnes qui vivent dans des logements contrôlés par l’employeur ne sont pas celles qui font augmenter le loyer d’un appartement d’une chambre à coucher dans le centre de Toronto, etc. Nous pouvons aussi constater que dans les endroits où il y a très peu de migrants et les lieux où les migrants sont particulièrement nombreux, l’augmentation des prix des logements est du même ordre.

C’est le résultat de l’augmentation massive des spéculateurs. Je pense que c’est le résultat de l’absence de contrôle des loyers et du fait que de nombreuses personnes ont acheté des maisons et ont vu le prix de leurs maisons augmenter de façon incroyable. Bien sûr, les rapports, les uns après les autres, montrent que les spéculateurs et les promoteurs refusent de construire davantage de logements. En fait, un rapport récent a révélé que le stock d’appartements d’une chambre à coucher dans la région du Grand Toronto et de Hamilton est tel qu’il y a de quoi loger des gens pendant les trente-six prochains mois. Il y a trop de logements et pas assez de gens à loger, ce qui est le contraire absolu de ce que nous avons tous été amenés à croire, à savoir qu’il y a trop de gens à loger et pas assez de logements.

Il y a eu une divergence complète entre les faits et le mythe véhiculé par les médias. Les libéraux ont d’ailleurs accepté ça. Ce que je veux dire, c’est que le premier article de presse établissant un lien entre le logement et l’immigration date de juin dernier, n’est-ce pas ?

Nous sommes maintenant en septembre 2024, et c’est devenu la parole de Dieu. Pas de remise en question possible. On l’a bien vu, le gouvernement libéral a en fait commencé par dire que ce n’était pas vrai, puis il s’est rendu compte que ce serait mal vu et qu’il n’avait pas d’autre choix que de donner l’impression de tomber sur le dos de l’immigration. Il a pris une série de mesures pour fermer les frontières de différentes manières, et les médias et les premiers ministres ont travaillé de concert pour que ça devienne le sujet de l’heure.

Lukacs : Parlons des libéraux. Votre organisation et beaucoup d’autres mènent depuis quelques années une campagne qui s’appuie réellement sur le travail d’une génération – une lutte pour obtenir un statut pour les personnes sans papiers sur notre sol – une campagne pour la régularisation de leur situation. En 2021, les libéraux se sont bel et bien engagés à explorer des moyens de parvenir à ce but. Il semble que les espoirs aient pris tout un essor à mesure que la campagne se déployait.
Parlez-nous des objectifs de cette campagne : comment s’est-elle déroulée, où vous a-t-elle menés et comment se situe-t-elle dans le contexte politique actuel ?

Syed : Le 15 mars 2020, le jour où l’OMS a déclaré que la COVID engendrait une situation d’urgence, nous avions déjà vu un peu ce qui se passait dans le monde, et nous avons lancé un appel en faveur des droits des migrants au Canada cette journée-là. Mais le 1er juin 2022, trois mois et demi plus tard, après une évaluation approfondie avec nos membres, nous avons lancé la nouvelle phase de la campagne Un statut pour tous.
Déjà parce qu’il n’y avait pas d’autre choix, n’est-ce pas ? Mais aussi parce que nous avons perçu que nous avions des chances d’arriver à nos fins, que nous pouvions réellement nous coordonner pour soulever une lame de fond. Pendant toute la période 2020-2021, presque tous les mois, il y a eu des manifestations dans cinq à quinze villes réparties dans le pays à l’initiative du Mouvement pour le traitement équitable des migrants. Au total, des centaines et des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue au cours de cette période, revenant sans cesse à la charge, avec des manifestations massives qui ont réellement poussé le gouvernement libéral, lors des dernières élections, à promettre une série de réformes en faveur de l’immigration.

Bien sûr, ces douze derniers mois où les migrants se sont fait reprocher d’être responsables de la crise du logement et de celle de l’accessibilité financière ont réellement paralysé bon nombre de ces campagnes. Ce qui s’est passé, c’est qu’on s’est tellement concentré sur le nombre de migrants que la question de leurs droits a été largement reléguée à l’arrière-plan. En fait, les libéraux naviguent à vue, et se sont engagés sur une voie balisée par les conservateurs. Ils croient vraiment que s’ils font quoi que ce soit en faveur de l’immigration en ce moment, ils perdront des voix, et que s’ils tiennent un discours anti-immigrants lénifiant en invoquant une « politique d’immigration rationnelle et juste » (ce qui n’est qu’un langage codé pour évoquer une approche raciste avec des frontières fermées), ils seront à même de récupérer les voix sur lesquelles ils comptaient.

Je dirais que le Mouvement pour le traitement équitable des migrants est devenu incroyablement fort – beaucoup plus fort que par le passé – mais l’équilibre des forces, et aussi le contexte, ont changé sous nos yeux. Ce qui a été incroyablement décevant, c’est que nous avons été en mesure de présenter une proposition au Cabinet le 28 mai de cette année – une proposition méritant tout notre soutien – pour un programme de régularisation complet comme on n’en a jamais vu, ni au Canada, ni ailleurs dans le monde. Un programme englobant et inclusif.

Or, le Cabinet a décidé, et Justin Trudeau a décidé, que ce n’était pas le « bon » moment. Le ministre libéral a déclaré : « Je suis en faveur de la régularisation, mais les gens ne sont pas prêts. » On aurait envie de lui rétorquer que les gens ne sont pas prêts parce que vous ne les préparez pas ; en fait, vous ne faites rien pour faire avancer les choses, vu que vous avez claqué la porte.

Les mesures prises par le gouvernement libéral l’an dernier font que le nombre d’étudiants étrangers a été plafonné et ont particulièrement restreint le nombre de membres de la famille pouvant rejoindre les titulaires d’un permis d’études ; il n’est plus possible de faire venir sa famille. Le nombre de résidents permanents a été plafonné ; il a été plafonné à un demi-million. Le nombre de travailleurs étrangers temporaires a été réduit. Un visa a été imposé pour le Mexique et nombre d’autres changements politiques ont rendu de plus en plus difficile la venue des migrants ou l’obtention du statut de résident permanent.
Il s’ensuit aussi une absence de volonté de miser sur un programme de régularisation. Mais j’y reviens, je pense que c’est aussi parce que nous n’avons pas été en mesure de mobiliser adéquatement le type de mouvement massif qu’il aurait fallu dans le contexte actuel pour obtenir une telle chose. Nous avons obtenu le soutien d’une énorme coalition de plus de cinq cents organisations importantes de la société civile, presque tous les grands syndicats du pays, tous les groupes de défense de l’environnement qui comptent, les églises, etc. qui ont écrit des lettres de soutien.

Mais ces organisations ont vu que leurs membres sont maintenant convaincus que le problème est le trop grand nombre d’immigrants, et je pense que parce que nous n’avons pas été capables d’éduquer les membres et que les organisations n’y sont pas parvenues non plus, nous avons perdu des appuis. Nous ne pouvons pas dire que c’est entièrement de notre faute, mais nous ne pouvons pas non plus dire que nous n’y sommes pour rien. Mais je ne crois pas que ce soit une affaire classée pour autant, n’est-ce pas ? Je pense qu’il est important de garder à l’esprit que les libéraux resteront au pouvoir pendant encore au moins quinze mois. Si nous nous contentons de dire « bon, les libéraux sont en sursis, Pierre Poilievre et les conservateurs montent dans les sondages, ce qui veut dire que ces derniers vont décider de toutes les politiques », là nous avons un problème.

Notre intention est de contrecarrer le racisme et parallèlement il s’agit d’obtenir justice pour les immigrants de la part de ce gouvernement, dans l’intervalle que nous avons devant nous, pendant le mandat en cours, et cela nécessite le soutien de tous les mouvements sociaux du pays. J’estime que nous devons faire des gains sur le front de l’immigration tout en combattant avec succès le racisme pour obtenir des victoires dans toutes les batailles de la classe ouvrière. Parce qu’il faut se poser cette question : comment peut-on obtenir des gains sur les enjeux chers à la classe ouvrière si les gens pensent que le problème vient des immigrants et non des patrons ? Je pense qu’il y a encore une brèche et nous devons nous y engouffrer même si la pente va être plus raide maintenant pour essayer d’obtenir la régularisation. En même temps, je sens que nous allons voir les libéraux mettre en place des programmes plus modestes. Ils vont essayer de satisfaire tout le monde.

Lukacs : À ce propos, parlez-nous des victoires que vous avez remportées. Je ne pense pas que beaucoup de nos auditeurs soient au courant, mais en juin, la coalition qui travaille sur ce front a remporté une grande victoire, à savoir que les travailleurs migrants du secteur des soins, qui ont travaillé ici dans des situations extrêmement précaires et de grande vulnérabilité, ont pu obtenir le statut de résident permanent à leur arrivée. Pouvez-vous nous dire quelques mots là-dessus ?

Syed : Permettez-moi de situer ça dans le contexte des trois dernières années. Nous avons empêché une centaine de milliers d’expulsions lorsque nous avons réussi à obtenir le renouvellement du permis de travail d’étudiants de troisième cycle. Nous avons obtenu le premier programme de régularisation, d’abord pour les anges gardiens au Québec, puis pour les travailleurs de la construction de la région du Grand Toronto. Nous avons obtenu une augmentation massive des droits de l’individu dans le cadre de divers programmes.
Le fait est qu’au cours des trois dernières années, nous avons renforcé les droits des migrants et les avons très largement étendus, grâce au pouvoir social que nous avons construit et au soutien de l’opinion publique. Je pense que cela a en partie été dû au fait que les travailleurs domestiques viennent ici depuis plus d’un demi-siècle, des femmes de la classe ouvrière qui vivent dans des maisons d’employeurs et s’occupent souvent des enfants. Deuxièmement, les personnes âgées pourront désormais obtenir le statut de résident permanent à leur arrivée. Nous avons réussi à obtenir ce gain politique suffisamment à temps pour que le changement de culture, si on peut appeler ça comme ça, n’en soit pas arrivé un point où il aurait bloqué cette réforme.

L’autre constatation est tout simplement que la lutte fonctionne. Nous avons remporté plus de victoires que je ne l’aurais cru possible, franchement, et la perte potentielle d’un programme de régularisation complet n’est pas gravée dans le marbre.

Je pense qu’il faut aussi voir ce qui se passe dans l’économie des soins en général. Nous voyons que le gouvernement fédéral a vraiment développé les services de garde d’enfants, l’assurance-médicaments et les soins dentaires. Il y a une large appréciation et compréhension de ce que représente ce secteur alors que la population canadienne vieillit et que le taux de natalité est si bas. Nous espérons voir d’autres changements positifs, ne serait-ce que pour les migrants qui travaillent dans ce secteur.

Lukacs : Vous avez évoqué la perspective d’un gouvernement de droite mené par Poilievre en 2025. Parlons de l’approche Poilievre.
On dirait qu’il est assis entre deux chaises, ce qui est assez intéressant : il s’est clairement prononcé en faveur d’un système d’immigration plus restrictif, bien qu’en termes assez vagues, mais il semble aussi s’être éloigné d’une politique plus ouvertement anti-immigration, et on dirait qu’il veut créer un certain espace pour les immigrants dans sa coalition électorale. Pouvez-vous nous parler de ce qu’un gouvernement Poilievre pourrait nous réserver ?

Syed : La première chose que je voudrais dire, c’est qu’il ne faut pas considérer l’issue comme inéluctable. Je pense qu’on a beaucoup parlé, à gauche, d’une sorte d’acceptation du fait accompli, mais c’est une position intenable. Nous ne devons pas abandonner maintenant, quoi qu’il arrive.

Nous devons renforcer nos défenses et notre capacité à faire face à un gouvernement conservateur populiste de droite. Ce que je pense, c’est que les libéraux fédéraux ont largement mis en œuvre la quasi-totalité des politiques prévues par les conservateurs. Ils ont mis un plafond, comme je l’ai dit, au nombre de résidents permanents. Ils ont limité les travailleurs étrangers temporaires à 5 %. Ils ont également limité le nombre de résidents temporaires à 5 % de la population. Ils ont réduit le nombre d’étudiants étrangers et ont exclu les membres de leur famille. Alors qu’ils allaient étendre les permis de travail des membres de la famille aux travailleurs étrangers temporaires, ils ont abandonné ce projet.

Le tout dans le tout, je pense que les conservateurs ont très bien réussi à forcer les libéraux à faire les changements de politique qu’eux-mêmes feraient. Il ne semble pas que Poilievre ait à en faire état publiquement, parce qu’il y a des réunions qui vont bon train et se traduisent par des mesures concrètes ; ils font des demandes aux libéraux et les libéraux acceptent leurs demandes. C’est un problème majeur parce que, comme je l’ai dit, nous vivons dans une ère où le racisme et la politique anti-immigrants sont des domaines dans lesquels ces deux partis ont des politiques assez convergentes.

Alors, est-ce que les choses vont empirer ? Sous un gouvernement conservateur, oui, mais en ce moment, les libéraux font une grande partie du travail pour eux de toute façon. Et puis, oui, ce sont les premiers ministres qui ont accusé les immigrants d’être responsables de la crise du logement, de la crise de l’accessibilité financière, etc. Dans le même temps, nous voyons le premier ministre Ford en Ontario attaquer les immigrants pour leur rôle supposé dans la crise du logement et celle des soins de santé, sans compter le racisme anti-palestinien autour des manifestations. Monsieur Legault, par exemple, déclare qu’il y a trop d’enfants réfugiés dans notre système scolaire et que c’est ce qui cause une crise au Québec. Dans l’Île-du-Prince-Édouard, Dennis King fait de quelque huit cents anciens étudiants étrangers diplômés le principal moyen de se dédouaner du sous-financement des soins de santé, de l’éducation, etc.

Lors de la dernière en date des réunions des premiers ministres, David Eby et Wab Kinew – des premiers ministres néo-démocrates – ont également déclaré qu’il y avait des problèmes de « capacité d’absorption », ce qui revient en quelque sorte à dire : «  il y a trop de gens, pas assez de services, et le gouvernement fédéral en est responsable, alors nous voulons plus de fonds et un financement dédié. »

À ce sujet, les premiers ministres ont également beaucoup amené d’eau au moulin partout au pays. Je pense que la manière dont le débat public se déroule au Canada est très différente de ce qu’on peut voir aux États-Unis ou au Royaume-Uni. En regardant la convention nationale républicaine, j’ai vu des pancartes qui disaient « déportations massives maintenant ». Et il y a bel et bien des promesses d’augmentation des déportations.

Eh bien, il y a un exode en très forte augmentation sous le gouvernement libéral, mais sans le même type de rhétorique qui accompagne ça ailleurs. Les changements politiques sont donc effectués, mais sans diatribes et discours pour enfoncer le clou. Je pense que nous devons être très vigilants. L’année prochaine, le nombre d’étudiants étrangers diminuera et sera même inférieur aux prévisions. Il y aura moins de migrants, et la croissance du PIB du Canada dans son ensemble est tributaire de l’immigration, de sorte que les gens seront confrontés à une crise économique plus profonde. On aura beau attribuer la faute à l’inflation, les prix continueront d’augmenter.

C’est ce qu’on a pu voir au Royaume-Uni, où les gens sont descendus dans la rue pour le Brexit. Le Brexit a en fait aggravé la situation économique, et puis les gens se sont davantage braqués contre les immigrants, et maintenant il y a des émeutes raciales dans les rues. Le fait est que la fermeture des frontières ne résout pas le problème, parce que le problème se situe ailleurs. Nos politiques prennent la même tangente, mais sans que le discours s’en prenne de front aux immigrants.

Et puis il y a un autre aspect à voir : les politiques d’immigration sont une chose, le fait de garnir sa base électorale d’immigrants en est une autre. Car indéniablement les conservateurs disposent d’énormes ressources sur le terrain, dans les banlieues de tous les grands centres urbains, pour démarcher les communautés tamoule, philippine, pendjabie, etc. en vue d’essayer de gagner des votes. Il y a beaucoup d’immigrants qui se laissent convaincre qu’il y a des « coupeurs de file », que les gens arrivent trop vite, qu’ils ne sont pas passés par toutes les étapes et qu’il y a maintenant trop de monde. Les immigrants ne sont pas automatiquement pro-immigrants. Vous voyez ce que je veux dire ? Par exemple, l’idée de fermer la porte après les derniers arrivés peut s’inscrire dans une stratégie à long terme de ceux qui ont été acceptés, donc il faut bien faire la part des choses.

Lukacs : Ce que je note dans ce que vous avez dit, c’est que la dynamique autour des politiques d’immigration est différente ici par rapport au Royaume-Uni et aux États-Unis et qu’une grande partie des politiques chez nous portent en elles une violence d’exclusion, mais en se passant du type de rhétorique nationaliste hideuse susceptible de précipiter le genre d’émeutes que nous avons vues au Royaume-Uni.

Syed : Exactement. En même temps, je tiens à dire qu’il y a une augmentation massive du racisme. Nos membres sont confrontés à davantage de violence dans la rue. Nous constatons davantage de discrimination sur le lieu de travail. On voit des gens accusés de tous les maux. On voit des gens se faire refouler. Le courrier haineux que je reçois a augmenté pour chacun de nos collaborateurs, dans nos appels téléphoniques, nos médias sociaux, nos commentaires, nos messages. De tous les côtés, nous voyons le pouls du racisme battre plus fort, et je suis d’avis que nous ne pouvons pas attendre qu’il y ait des émeutes dans la rue pour faire quelque chose pour contrer ce problème. C’est pourquoi les 14 et 15 septembre, nous faisons campagne dans tout le pays, sur le thème : «  Dites non au racisme ! Dites oui à la justice pour les immigrants ! ».

Nous publions maintenant constamment des documents expliquant que les propriétaires sont responsables de la crise du logement, et les milliardaires de la crise de l’accessibilité financière. C’est la classe dirigeante qu’il faut blâmer, et non les immigrants. J’ai participé à une manifestation à Toronto pour dénoncer le discours sur la soi-disant immigration de masse ; il n’y avait qu’une centaine de personnes. Mais ce n’est pas à ce niveau que les choses vont se passer. C’est au niveau de la politique que les choses se passent. Ça se passe chez les premiers ministres. Ça se passe avec l’austérité. Les gens sont privés d’accès. Les gens sont poussés vers la sortie. Alors que la rhétorique anti-immigrants s’intensifie, les politiques favorables aux migrants, notamment en ce qui concerne la régularisation, sont mises de côté.

La situation sur le terrain se détériore pour les migrants, et pour les immigrants et les travailleurs aussi. On se détourne des questions essentielles. Comme je l’ai dit, le plus grand succès a été de nous avoir empêchés de tenir les milliardaires, les spéculateurs, les banquiers, responsables de l’appauvrissement de la classe ouvrière, dont la phase la plus récente et la plus accélérée remonte à la COVID-19, avec une avancée récente encore plus marquée alors que nous souffrons tous de cette crise massive. Il est impossible de joindre les deux bouts pour la plupart des gens, et tous ces gens se sont laissés convaincre que le problème vient des migrants et de l’immigration. Le chômage et l’inflation ne sont pas causés par l’immigration. C’est facile à dire ! « Laissez tomber, c’est ce dont profite l’ennemi », hein, ça c’est une rengaine des années quatre-vingt. Et chaque fois que nous avons du chômage et de l’inflation, on voit le train du racisme entrer en gare, à point nommé.

Lukacs : Pour retrouver de tels slogans, on peut remonter encore plus loin, notamment jusqu’aux premiers socialistes du parti précurseur du NPD, qui avaient l’habitude de dire : « ce n’est pas l’étranger, c’est le capitaliste ».

Syed : J’ai une affiche de la grève générale de Winnipeg. Je pense que la question du racisme est l’enjeu fondamental du moment. Tous les mouvements sociaux qui s’organisent dans notre pays doivent consacrer des ressources à l’arrêt de la montée du racisme, dans leur propre intérêt, parce que le racisme est une stratégie visant à détourner la classe ouvrière de son rôle pour ce qui est de tenir responsables ceux qui le sont vraiment.

Lukacs : L’une des meilleures citations que j’ai pu remarquer dans la réaction antiraciste britannique est la suivante : «  L’ennemi arrive en limousine ou en jet privé, pas en bateau de migrants ».

Syed : Pourquoi avons-nous un problème avec le logement ? Pourquoi avons-nous un problème avec les soins de santé ? Pourquoi avons-nous un problème d’accessibilité financière ? On ne peut pas sous-estimer le pouvoir des milliardaires. N’empêche qu’il y a des gens pour blâmer les migrants.

D’autre part, ce qui s’est passé au cours des dix, quinze dernières années, c’est que de petites villes du pays ont vu arriver des étudiants internationaux de couleur, des travailleurs migrants de couleur. Cela a modifié la composition sociale de ces endroits, avec des résultats positifs et négatifs.

Il n’y a pas eu de véritable tentative d’éduquer les gens sur ce que signifie l’arrivée de deux millions de personnes chaque année. Ces gens ne vont plus seulement à Toronto, Montréal ou Vancouver. En particulier – et cela varie – il y a des différences avec les petites villes. Je ne dis pas qu’il s’agit uniquement d’une sorte de populisme et de stéréotypes négatifs, mais la présence de personnes racialisées dans des communautés jusque-là majoritairement blanches a apporté du changement et continue de le faire. Je pense que beaucoup de militants qui ne vivent pas dans les communautés rurales et les petites villes ne le voient pas. Nous parcourons le pays pour nos activités. Les gens ont vraiment besoin de prendre acte de ce qui se passe. Je pense qu’on se situe sur un terrain où les choses peuvent aller dans un sens ou dans l’autre, et nous devons nous montrer à la hauteur de la situation et faire face à la complexité de celle-ci. On ne peut pas s’attendre à ce que les gens voient débarquer de nouveaux arrivants dans leurs communautés sans explication.

Lukacs : Hussan, merci de nous parler de ce moment de grand péril, mais aussi de grande opportunité pour faire avancer nos mouvements progressistes. Où pouvons-nous nous renseigner sur le travail de votre organisation ?

Syed : La campagne nationale conjointe publique est encadrée par le Réseau des droits des migrants. Pour les réseaux sociaux, c’est @migrantrightsca sur Twitter, Facebook, Instagram, et pour le site web, c’est migrantrights.ca. Inscrivez-vous et prenez part à nos actions des 14 et 15 septembre.

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