Table-ronde
1er mars 2019
Cégep du Vieux-Montréal
3e Biennale : La valeur de l’art
Avec l’aimable permission de l’auteur
photo : Salvator Mundi
Vers 1500
Peinture de Leonard de Vinci
Commanditaire : Le roi de France Louis XII
Prix de vente du tableau le 15 novembre 2017 : 450 300 000.00$ US
« J’prends mon or dans l’art,
Je fais des dollars… :
Robert Charlebois
Joe finger Ledoux
La valeur d’une marchandise selon Aristote, Locke, Smith et Marx est en lien avec le temps de travail nécessaire et le coût des matériaux requis pour produire une œuvre. Cette formule ne tient plus la route aujourd’hui. Pour l’artiste, pour le marchand et pour le consommateur (de l’acheteur le plus pauvre au plus richissime collectionneur) la valeur de l’art varie. Pour l’artiste, la valeur de son œuvre est relative au gain qu’il espère en soutirer. Pour l’acquéreur, elle est en lien avec la somme dont il dispose pour l’acquérir et, pour le marchand, elle est relative au gain qu’il vise à réaliser.
Dans les faits, aujourd’hui, au XXIe siècle, une œuvre d’art peut valoir plus ou moins que les matériaux utilisés et le temps de travail nécessaire à sa production. Mieux, dans certains cas, le poids d’une toile peut dépasser, en valeur réelle, son équivalent en or. Examiner l’art, dans ses rapports contemporains avec l’économie, nous oblige à regarder minimalement quelles ont été les grandes mutations qui se sont opérées au cours des récentes décennies dans l’économie monde. Il faut aussi se rappeler que les productions artistiques n’ont pas toujours été nécessairement en lien avec l’argent. Dans cette longue histoire de l’humanité, qui remonte à il y a 300 cents millions d’années, l’art a eu, plus souvent qu’autrement, une fonction utilitaire. Pour qu’il y ait une valeur monétaire aux œuvres d’art, il faut nécessairement la présence d’un équivalent général. L’argent, ou la monnaie, n’a pas toujours existé. Il est donc faux d’affirmer que l’art a été « De tous temps… » un marché de spéculation ou un domaine apparenté au luxe. Il faut se rappeler plutôt que l’art a d’abord et avant tout relevé du domaine de l’utilité et de la nécessité. Il était sans valeur marchande et non pas « Sans prix » ou « Hors de prix », comme c’est le cas pour certaines œuvres depuis le XIXe siècle.
Notre présentation sur la valeur de l’art, dans le cadre de la présente Biennale, a un caractère nettement impressionniste. Elle se divise en cinq parties. Dans un premier temps, il sera question du temps et de l’argent. Dans un deuxième temps, nous allons proposer une démarche analytique fondée sur un certain nombre de dimensions présentes dans la pratique sociale. Dans un troisième temps, nous allons aborder la question de la valeur de l’art. Dans un quatrième temps, nous allons traiter des liens entre l’art et l’économie. Finalement, nous nous attarderons à l’homonymie entre l’art et l’or. Notre réflexion se limite aux arts visuels et plus spécifiquement au marché actuel de la peinture. Est-il nécessaire de préciser que notre brève communication comporte nécessairement des erreurs et des omissions. Nous les assumons pleinement.
1.0 Le temps et l’argent : rationalité versus irrationalité
Situons-nous dans le temps : 15 novembre 2017.
Imaginez-vous un instant le montant d’argent suivant : 450 300 000,00 $ US.
Cette journée-là, la valeur de l’or est établie à 1 276,90 $ US l’once.
450 300 000,00$ US divisé par 1 276,90 $ US = 352,650 onces d’or.
352,650 onces divisé par 16 = 22 040 livres d’or.
22 040 livres divisé par 2 000 = 11 tonnes d’or.
Les auteurs associés au courant de l’école néo-classique (Walras, Jevons, Menger) postulent que la formation des prix est déterminée sur le marché à travers le jeu de l’offre et de la demande. C’est, selon eux, la rareté d’un bien ou d’un objet qui influence son prix. Mais il doit y avoir aussi un nombre élevé d’acheteurs pour provoquer une flambée inflationniste qui frôle l’absurdité. Ils affirment aussi que la rationalité économique est le fait de l’homo oeconomicus. Les grands auteurs anciens, classiques ou marxistes, d’Aristote à Marx en passant par Locke, Smith et Ricardo, nous ont appris que la valeur d’une marchandise repose principalement sur le coût des matériaux requis pour la produire et surtout que cette valeur est largement déterminée par le temps de travail nécessaire pour sa production.
Combien y a-t-il, sur le marché de l’art, d’acheteurs potentiels pour la toile « Salvator Mundi » de Leonard de Vinci ? Combien de temps Léonard de Vinci a-t-il mis pour réaliser ce tableau et à combien s’élève le coût des matériaux nécessaires à la production de sa toile ?
Pour ce qui est du nombre potentiel d’acheteurs, il y en a beaucoup car qui ne rêve pas d’avoir une toile du grand maître florentin sur un mur de son salon ? Mais, dans les faits, il y a fort peu de personnes. Tout au plus, quelques individus ont à leur portée le montant d’argent nécessaire pour l’acquisition de ce tableau. Pour ce qui est du coût des matériaux présents dans l’œuvre, sauf à être recouverte intégralement de métaux précieux (or, argent ou platine) ou de diamant, une œuvre d’art a une valeur monétaire intrinsèque très faible.
La demande pour ce tableau est donc très faible. Le temps de travail requis pour produire l’œuvre ne dépasse pas les 67 années de l’existence de Léonard de Vinci, dont on célèbre cette année le 500e anniversaire de son décès. Pour ce qui est des matériaux requis pour produire l’œuvre, cela ne doit pas dépasser quelques onces d’or.
Replongeons-nous à nouveau dans le temps. Nous sommes le 15 novembre 2017. Vous apprenez que vous avez en votre possession 450 300 000,00$ US. Vous faites quoi avec cet argent ? Une personne rationnelle va se précipiter sur le marché aurifère pour se procurer 11 tonnes d’or, en sachant qu’il s’agit là de la valeur refuge idéale susceptible de lui assurer la paix de l’esprit, car il y a de très forte chance que les lingots d’or achetés s’apprécient positivement dans un avenir proche comme lointain, donc que les lingots d’or prennent réellement de la valeur.
Étonnamment, ce n’est pas le comportement que vont adopter deux personnes qui ont à leur portée une fortune colossale. Deux protagonistes (un milliardaire russe et un marchand d’art suisse représentant un musée des Émirats arabes unis) vont se livrer, le 15 novembre 2017, une lutte que l’on peut qualifier de spirale inflationniste à couper le souffle pour mettre la main sur le « Salvator Mundi » (le « Sauveur du monde » en latin). Ce jour-là, chez Christies à New York, le tableau du grand maître florentin de la Renaissance est mis aux enchères. Il sera adjugé pour l’astronomique somme de 450 300 000,00$.
À partir de cet événement, qui nous oblige à constater que l’art engendre et engrange de plus en plus d’argent, comment peut-on parler de la « valeur » de l’art ? Car il y a quelquechose d’extraordinaire ici : le 15 novembre 2017, le poids d’une œuvre d’art est parvenu à supplanter magistralement le prix de l’or. Que se passe-t-il donc sur le marché des valeurs économiques pour que l’art dépasse l’or comme valeur refuge ? Que se passe-t-il quand la valeur d’une œuvre est complètement dissociée de ses conditions réelles de production ?
2.0 Une proposition analytique
Pour comprendre notre monde social, nous avons besoin d’une grille d’analyse. Dans notre démarche analytique, nous nous autorisons à découper la vie en société en un certain nombre de dimensions. Nous ajoutons que dans notre monde social, pour parler comme Nicolas de Cues : « Tout est dans tout ». Nous voyons minimalement six dimensions qui sont susceptibles d’être présentes, depuis fort longtemps, dans la pratique sociale. Il s’agit des dimensions suivantes : l’économie (l’abondance ou la rareté), la politique (le commandement et l’obéissance), la morale (le bien et le mal), la religion (le sacré et le profane1), les arts (le beau et le laid) et la science (le vrai et le faux).
Le phénomène de l’art ou des arts2 est, pour l’essentiel, un phénomène humain. Il n’y a pas d’art dans la nature. Il y a des sons, de la couleur certes, mais pas d’art au sens où nous l’entendons. L’art qui nous intéresse ici renvoie aux productions symboliques en lien avec la perception d’une représentation sous une forme figurative ou abstraite et qui débouche sur un jugement esthétique (le beau et le laid). Il s’agit du domaine de la production humaine qui renvoie à la représentation figurative ou abstraite de ces formes idéelles ou idéalisées à l’aide du langage plastique. Il ne nous appartient pas de fixer, une bonne fois pour toutes, la nature de l’art telle qu’elle se pratique depuis des millénaires et plus. Nous pouvons cependant postuler qu’il semble y avoir une essence de l’art, en ce sens qu’il faut entendre par là que l’on trouve, dans la plupart des collectivités humaines, des objets symboliques figuratifs ou abstraits qui résultent d’une manipulation plastique (un processus de transformation qui a nécessité une intervention humaine).
Une personne qui vit de manière consciente des moments de son existence, non seulement elle a en commun avec ses semblables, de respirer de l’air et de boire de l’eau, elle a aussi en commun, avec les autres humains, d’être en contact, via un ou plusieurs de ses sens, avec l’art. Cette personne peut produire une œuvre, émettre un jugement et même formuler une critique au sujet d’une œuvre originale ou de sa reproduction. Voilà pourquoi, selon nous, l’art peut être posé en tant que composante caractéristique inhérente aux êtres humains.
Les dimensions de la pratique humaine sont certes divisibles et spécialisées. Elles ne sont cependant pas complètement dissociées ou indépendantes les unes des autres. Elles sont en interrelation.
3.0 La valeur de l’art
Pour comprendre la valeur de l’art, depuis que la fièvre spéculative sur les œuvres d’art a atteint des sommets stratosphériques, il faut mettre en relation différentes sphères de la vie en société. Parmi ces sphères ou dimensions, il y a nécessairement l’économie, et pas n’importe quelle économie. Il s’agit du capitalisme, c’est-à-dire : la propriété privée des moyens de production et l’accumulation de la richesse entre les mains d’un nombre restreint de dominants. Un capitalisme qui dans le temps a évolué du capitalisme agricole, au capitalisme industriel, bancaire et financier. Le capitalisme contemporain est qualifié de « financier et cognitif » en raison des fonds colossaux des placements (privés, communs ou souverains) et du développement des emplois dans les secteurs des activités dites quaternaires (les nouvelles technologies d’information et des communications, les industries pharmaceutiques et les secteurs à haute valeur ajoutée).
Il faut dire aussi que l’environnement économique est aujourd’hui à une nouvelle phase de la mondialisation. La nouvelle division internationale du travail a pour effet de concentrer certaines richesses et certaines fortunes privées dans certains pays de la planète : l’Amérique du Nord, l’Europe de l’Ouest, le Japon certes, mais aussi, la Chine, les pays producteurs de pétrole, l’Inde, la Russie, etc. Bref, sur le marché de l’art, il n’y a pas que les grands collectionneurs américains ou européens qui se livrent une lutte à finir pour acquérir une œuvre recherchée. Il y a aussi maintenant, dans la nouvelle phase de la mondialisation qui s’est mise en place aux lendemains des crises économiques des années soixante-dix et quatre-vingt, les nouveaux riches ou les nouveaux collectionneurs en provenance de la Chine, de l’Inde, de la Russie, des Émirats arabes unis ou du Brésil. Les investisseurs, en provenance de ces pays, sont eux aussi à la recherche de ce qui s’appelle les « placements alternatifs », lire : certains produits de l’art.
N’oublions pas aussi que la grande idéologie qui triomphe depuis les quarante dernières années est le néolibéralisme. Cette idéologie prône ouvertement la financiarisation de l’économie (le passage du capitalisme « managerial » [un capitalisme qui compte sur la production en vue d’accroître la richesse] au capitalisme patrimonial [un capitalisme qui repose sur la conviction que c’est à travers les produits à haute teneur spéculative que la richesse s’accroît]). Cette idéologie met aussi de l’avant un retrait de l’État de plusieurs secteurs de l’activité économique, dont celui des activités culturelles. Place à la privatisation tous azimuts y compris, dans le champ des activités culturelles.
Est-il nécessaire de préciser que dans ce capitalisme mondialisé, financiarisé et néo ou rétro-libéral, une infime minorité de pays et de personnes concentrent la quasi-totalité des liquidités de la planète entre leurs mains.
4.0 Les liens entre l’art et l’économie
Constatons que nous vivons une époque où l’économie s’est imposée comme la dimension à laquelle sont soumises toutes les autres catégories spécifiques de la vie en société. Se pose donc ici un certain nombre de questions toutes simples : comment s’accouplent aujourd’hui l’art et le monde des lois du commerce marchand ? Quelle est la porosité entre l’art et le capital privé ? Quelle complicité pouvons-nous observer entre l’art et l’argent ?
L’art ou certaines œuvres d’art se mélangent aujourd’hui avec certaines valeurs sur les marchés des métaux précieux et les actions disponibles sur le marché de la bourse. Il en est ainsi parce que certains chefs-d’œuvre disponibles sur le marché se raréfient. Le nombre d’acheteurs pour ces œuvres est en hausse, même si les acheteurs de ces marchandises sont peu nombreux.
Pour ce qui est de l’art, disons-le, il n’existe pas un marché de l’art, mais plutôt une multitude de marchés de cette sphère de la vie humaine. Il y a celui des productions majeures, le marché des artistes, qui appartiennent au top dix ou au top cent. Il y a le marché des œuvres de celles et ceux qui appartiennent au Star system des artistes toujours en vie ou disparus depuis peu. Finalement, il y a le marché des artistes en vie et moins fortunés. Les œuvres de ces derniers se vendent souvent très en-déça de leur valeur réelle. Le marché de l’art est fragmenté et pluriel. Nous retrouvons le marché d’art des riches, celui de la classe moyenne et celui des pauvres. Car oui, même les pauvres accèdent et participent au marché de l’art, fut-ce à travers l’achat de la reproduction de certaines œuvres d’art.
Ici nous nous intéressons surtout au marché spéculatif qui entre directement en concurrence avec le marché boursier. Dans ce marché spéculatif, il n’y a pas de limite à la valeur d’une œuvre. Ce sont les moyens de l’acquéreur le plus riche qui déterminent la valeur de l’œuvre. Voilà pourquoi, comme le dit si bien l’artiste japonais Murakami, certaines toiles sont la « suprême incarnation du divertissement luxueux ». L’art, les œuvres d’art, ne sont pas une marchandise comme une autre. Le cycle de vie d’une œuvre d’art n’est pas le même que toutes les autres marchandises de consommation. Une œuvre d’art ne se consomme pas dès qu’elle est acquise. Elle est pérenne. L’art n’a pas toujours été à vendre. Depuis qu’il l’est cependant, il s’agit d’un produit assimilable à un signe extérieur de richesse. Un objet qu’il faut posséder. Et aujourd’hui, il s’agit, pour certaines fortunes pharaoniques, d’un bien qu’il faut posséder après une résidence, une voiture de luxe, un hélicoptère ou un jet privé. C’est-à-dire un bien qui va au-delà d’une dizaine de millions ou d’une centaine de millions de dollars. Dans cette nouvelle phase du capitalisme mondialisé et néolibéral ou rétro-libéral, les budgets gouvernementaux pour les biens culturels se sont amenuisés, ce sont les bourses privées qui s’activent dorénavant, sans retenue et sans modération, sur le marché des œuvres d’art des grands maîtres.
5.0 Pourquoi cette homonymie entre l’art et l’or ?
Les transformations récentes du capitalisme (l’argent qui se fait grâce au capitalisme cognitif et au développement des industries à haute valeur ajoutée), le néolibéralisme, l’accentuation de la répartition inégale de la richesse, la multiplication des nouveaux musées dans les pays qui sont les grands gagnants de la mondialisation de l’économie… ce sont là pour l’essentiel ces divers facteurs qui expliquent la spirale ascendante stratosphérique autour de la valeur économique contemporaine de l’art.
L’homo oeconomicus est réputé chez les grands auteurs de l’économie classique et néoclassique comme adoptant des comportements rationnels, il est réputé adopter des comportements qui lui permettent d’atteindre des objectifs de la meilleure façon possible en tenant compte des contraintes qui lui sont propres. Il est là le problème dans la détermination ou la fixation de la valeur de l’art aujourd’hui. Une infime minorité de personnes, c’est-à-dire le célèbre 1 %, dispose d’immenses ressources monétaires colossales. Les moyens financiers considérables que ces personnes ont à leur disposition leur permettent de déclasser et de concurrencer les acquéreurs traditionnels des grandes œuvres d’art. Les œuvres d’art ont acquis, à travers le temps, la capacité de prendre de la valeur au même titre que d’autres signes, pensons ici aux métaux précieux. Et voilà pourquoi il faut scruter les liens contemporains de l’art avec l’argent pas uniquement sous le prisme de la rationalité postulée par les économistes classiques et néoclassiques. Il faut expliquer la valeur contemporaine de l’art à partir de l’irrationalité des nouveaux riches arrogants qui veulent s’accaparer, pour leur palais ou leurs musées, certains trésors du patrimoine culturel mondial. Ils veulent s’approprier ces grandes œuvres parce qu’ils savent qu’elles viennent avec un potentiel réel de valorisation à terme et qu’elles représentent également un moyen d’afficher un gain symbolique haut en prestige. D’où l’homonymie dorénavant entre l’art et l’or.
Conclusion
Quand une œuvre d’art se vend aux enchères à plus de 450 millions de dollars US, il est temps de s’interroger sur la valeur de l’art à l’extérieur des schémas de l’orthodoxie de la science économique libérale ou de la grille d’analyse marxiste. Le « temps de travail nécessaire », établi par Aristote, Locke, Smith et Marx, pour déterminer la valeur ou le prix d’une marchandise, ne tient plus. Il n’y a, selon nous, aucune formule théorique abstraite quelconque pour rendre compte parfaitement de la spirale inflationniste qu’on observe, depuis quelques décennies, autour de certaines toiles que veulent s’approprier les richissimes collectionneurs milliardaires privés ou les nouveaux musées qui voient le jour dans les pays qui sont les grands gagnants de la mondialisation de l’économie contemporaine (République populaire de Chine, Qatar, Émirats arabes unis [Dubaï en particulier]). Pour le moment, en lien avec le prix de vente de certaines toiles, nous observons une homonymie3 entre l’art et l’or. Une homonymie qui permet à certains habitués des maisons Christie’s et Sotheby’s de fredonner, avec le parolier de la chanson Joe finger Ledoux, « J’prends mon or dans l’art… Je fais des dollars. » (Robert Charlebois).
Face à certains prix payés pour l’achat de certaines œuvres d’art, il est à se demander si certaines d’entre elles ne valent tout simplement pas trop cher ? Au fond, qu’est-ce que le juste prix pour une œuvre d’art ? Ici, tout se passe comme si la valeur d’une œuvre réside dans la valeur que l’acquéreur lui accorde. L’argent dépensé, pour l’acquisition d’une toile, confirme la valeur de l’œuvre. C’est le collectionneur qui fait monter ou descendre la valeur d’une œuvre qu’il achète.
Le marché de l’art d’aujourd’hui est réellement voisin du marché boursier. Il existe une perméabilité entre ces deux dimensions de la vie sociale. La « fin de l’art » se confond avec la « fin du marché ». Ces deux marchés évoluent dans une globalisation et une mondialisation où la compétition, pour l’acquisition de certaines œuvres d’art, est internationale. Cette compétition est particulièrement féroce entre les grands collectionneurs qui ne sont plus, depuis longtemps, les têtes couronnées, le pape, les banquiers, les aristocrates et les mécènes. Les collectionneurs contemporains sont peu nombreux et, dans certains cas, ils veulent la même chose ou les mêmes œuvres pour orner les murs de leurs résidences ou de leurs musées. Les grands collectionneurs achètent des noms d’artistes célèbres plus que des œuvres. Les œuvres des grands maîtres de la peinture s’acquièrent sans complexe et sans retenue. Les grands collectionneurs achètent et mettent le prix nécessaire pour se positionner sur la carte mondiale du marché de l’art.
Ainsi donc, les rapports entre l’art et le capital se sont réellement compliqués. La « main invisible » ne joue aucun rôle véritable dans le montant atteint par certaines œuvres. Nous sommes au croisement entre une économie mondialisée dominée par la finance (lire ici les grandes fortunes de riches milliardaires) et une économie de l’ « aura » de certaines marchandises capables de maximiser des gains ou des profits. Autrement dit, le capitalisme contemporain est entré dans une dynamique de l’enrichissement dans laquelle certaines œuvres d’art détiennent une position privilégiée. Entre la financiarisation de l’économie internationale et l’acquisition de certaines œuvres d’art nous observons, plus que jamais, une véritable porosité.
Aucune théorie économique est susceptible de rendre-compte adéquatement de ce qui se passe aujourd’hui dans le marché de l’art qui est réservé aux riches collectionneurs. Dans ce monde, où règne quelques happy few, la rationalité des uns s’arrête là ou commence l’irrationalité des autres. Il est tout simplement impossible de fixer une ligne de démarcation entre « rationalité » et « irrationalité économique » ici. C’est ce qui se passe quand le riche collectionneur peut se permettre de chanter avec le parolier la strophe suivante : « J’prends mon or dans l’art, je fais des dollars… ». L’art n’est plus cette sphère pure et indépendante de l’économie. Il existe une sphère esthético-marchande qui a ses propres lois et sa propre « rationalité ». Rationalité qui est étrangère à celle du commun des mortels. Sur le marché de l’art, la tendance est actuellement à considérer que le marché de certaines œuvres d’art offre des valeurs plus sûres que les métaux précieux. Du coup, certaines œuvres d’art deviennent plus intéressantes que les traditionnelles valeurs refuges comme l’or. Il existe incontestablement une sorte de nouage entre financiarisation, mondialisation et économie du luxe. Ce nouage nous permet de voir comment certains milliardaires dépensent leur fortune. Ici, seuls quelques-uns ont les moyens d’accéder au marché du grand art. Seuls quelques « riches comme Crésus » parviennent à s’enrichir en s’achetant des trésors du patrimoine culturel mondial.
En résumé, pour comprendre la valeur de certaines œuvres d’art, il faut partir de l’état des richesses possédées par certaines personnes qui appartiennent à la ploutocratie mondiale. C’est réellement l’existence de gens riches qui seule permet d’expliquer ce que la valeur de certains biens ou objets présente d’incommensurable par rapport à d’autres. Les produits de l’art ne se confondent pas. Ils n’ont pas tous les mêmes valeurs. Certaines œuvres d’art se posent sur le marché comme d’authentiques monnaies d’échange. La demande pour ces œuvres est très limitée. Voilà pourquoi la valeur de certaines œuvres peut augmenter de manière nettement disproportionnée.
Il y a donc lieu et place pour de nouvelles formulations théoriques au sujet de la valeur de l’art. Les anciennes explications ou les anciens modèles sont périmés, car ils ont été transgressés par le comportement de certains agents qui appartiennent à la catégorie qu’on qualifie d’homo oeconomicus. Force est donc de constater que la « transgression » n’est pas exclusive au domaine de l’art, nous l’observons aussi dans le champ de l’argent. D’où l’homonymie entre l’art et l’or...
Yvan Perrier
Professeur
Science politique
Cégep du Vieux Montréal
1er mars 2019
Notes
[1] Tout ce qui est étranger à la religion
[2] Selon les grilles classificatoires, il existe dix (10) types d’arts : l’architecture, la sculpture, les arts visuels (la peinture et le dessin), la musique, la littérature (poésie et roman), les arts de la scène (danse, théâtre, mime et cirque), le cinéma, les arts médiatiques (photographie, radio et télévision), la bande dessinée et les jeux vidéo (et le multimédia) ou six (6) grands regroupements : les arts visuels, les arts de l’espace, les arts du quotidien, les arts du langage, les arts du son et finalement les arts du spectacle vivants.
[3] Caractère de ce qui est homonyme. Homonyme : se dit aussi de mots de prononciation identique.
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