Édition du 19 novembre 2024

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Politique québécoise

Réingénierie et austérité, ou comment atrophier la fonction publique québécoise

Conclusion et implications

Le présent texte pose un regard évaluatif sur l’expertise des fonctionnaires du gouvernement québécois, et ce, au terme d’une décennie marquée par de multiples bouleversements organisationnels et des restrictions budgétaires draconiennes, ciblant particulièrement l’atrophie des effectifs des fonctionnaires et la dépréciation de leur séculaire savoir-faire. Entre 2003 et 2012, l’expertise gouvernementale et le savoir-faire des fonctionnaires du Québec ont été mis à rude épreuve. Plusieurs analystes de l’action gouvernementale québécoise notent que durant ces années, la fonction publique québécoise a été exposée à un déferlement de mesures impromptues, dispensées sous le couvert d’un discours ambivalent ; un discours vantant d’un côté les promesses de l’innovation managériale (avec des refrains variés « réingénierie », « briller par les meilleurs », etc.) et prônant d’un autre côté les bienfaits de l’austérité budgétaire (avec diverses déclinaisons liées au « déficit zéro » ; « désendettement », « utilisateur-payeur », etc.). Cela dit, le fil directeur de ces mesures pointe, sans détour, l’atrophie des effectifs des fonctionnaires, la compression de leurs salaires et le laminage de leurs acquis en formation continue et en transfert de savoir-faire. Or, ces mesures ne sont pas sans conséquences sur la rétention de l’expertise et ultimement sur l’attractivité des talents au sein de la fonction publique québécoise.

Moktar Lamari [1], Ph.D. est Professeur et Directeur du Centre de recherche et d’expertise en évaluation (CREXE), École nationale d’administration publique ; Université du Québec, Canada

(Extraits tirés du texte publié sur le site Oikos Blogue
et paru dans Vie économique : http://www.eve.coop/?a=167

Ce texte pose un regard évaluatif sur l’évolution de l’expertise des fonctionnaires du gouvernement du Québec, depuis la mise en œuvre de la stratégie du « un sur deux », en 2003. Constituant une composante essentielle des efforts de réingénierie engagée entre 2003 et 2012, cette stratégie est loin d’avoir honoré ses promesses en matière de compression des dépenses gouvernementales. Bien au contraire, tous les analystes s’accordent pour dire que cette stratégie a sacrifié l’expertise en coupant aveuglément dans les effectifs. En voulant faire vite, sans évaluation ex ante, le gouvernement semble avoir « jeté le bébé avec l’eau du bain ».

Au niveau des constats factuels, les développements précédents ont permis de démontrer que le gouvernement n’a pas réussi à abolir les 20 % des effectifs réguliers dans la fonction publique, comme il l’avait promis. Les chiffres examinés, pour la période 2004 et 2011, laissent croire que la fonction publique a accusé une perte nette de presque 5000 postes réguliers, soit presque la moitié des prévisions. Cela dit, les changements introduits dans le cadre de la réingénierie de l’État québécois ont fait que la fonction publique québécoise a connu le départ de quelque 23 000 employés réguliers (dont 75 % à la retraite). C’est presque 40 % des effectifs réguliers qui ont quitté la fonction publique québécoise, emportant avec eux une précieuse expertise accumulée durant des décennies de travail et d’apprentissage continu dans les divers secteurs de l’administration publique québécoise (transport, infrastructure, environnement, informatique, conception des politiques, analyses stratégiques, etc.).

En même temps, les remplacements ont été très partiels et ont surtout été faits par le recrutement de jeunes diplômés, sans expérience et au niveau le plus bas des échelles de salaire. De plus, dans ces recrutements, une priorité absolue a été donnée aux groupes cibles, notamment les nouveaux immigrants issus des communautés culturelles. Presque un nouveau fonctionnaire sur cinq est issu de ces communautés. Enfin, les changements dans les incitatifs et les rémunérations ont fait que la fonction publique a perdu de son lustre et est devenue progressivement moins attractive pour l’expertise et les talents devant constituer la relève. Notre texte démontre l’importance de l’écart salarial séparant les employés de la fonction publique québécoise de leurs homologues du secteur privé ou encore de la fonction publique fédérale ; écart de 11 % et 18 % respectivement. Ces écarts ne font que déprécier l’attractivité des ressources détenant des expertises convoitées par le marché du travail.

Sur un autre registre, notre texte est revenu sur les méfaits des compressions dans les dépenses dédiées à la formation continue des fonctionnaires. Ces compressions sans précédent dans l’histoire de la fonction publique québécoise révèlent encore une fois les intentions de la réingénierie à l’égard du capital humain et du développement des expertises dans la fonction publique. Pour confirmer l’impératif de réduction des dépenses de la formation continue et de certaines dépenses connexes (frais de déplacement, etc.), le gouvernement du Québec s’est distingué en votant une loi rendant obligatoires de telles compressions d’au moins 25 % et appliqués de manière paramétrique et sur tous les plans.

Ces compressions dans les effectifs et dans les mécanismes dédiés à la formation continue arrivent à un moment où le gouvernement avait engagé d’importants investissements en infrastructures (routières, municipales, etc.) et a accéléré la sous-traitance de nombreux services publics à des entreprises pas toujours habituées aux services publics, et souvent avides du gain facile et par tous les moyens. Dépouillé de son expertise, la fonction publique ne pouvait résister aux pressions grandissantes de la sous-traitance des services publics. Les ingrédients d’une situation propice à la surfacturation et aux collusions étaient donc réunis et, comme nous l’avons montré dans le texte, plusieurs rapports soulignent sans détour l’incapacité grandissante du secteur public à contrôler ses dépenses et notamment les dépenses associées aux activités et travaux confiés au secteur privé dans le cadre de la réingénierie de l’État québécois. Les dépassements, oscillant entre 40 et 70 % en moyenne, sont devenus monnaie courante.

Cette réalité serait encore plus inquiétante que prévu. Considérant les enquêtes en cours sur les corruptions constatées les dernières années notamment dans les marchés publics, nous avons préféré ne pas lier directement cette situation à la perte de l’expertise constatée dans le secteur public, à la suite des excessives compressions dans les effectifs, l’incapacité de la fonction publique à attirer les talents et à former les fonctionnaires. Des recherches additionnelles, notamment des recherches évaluatives, doivent être menées à ce sujet afin de mieux explorer la relation entre l’atrophie de l’État et l’augmentation des dépenses publiques (plutôt que l’inverse), sans perdre de vue l’explosion des dépenses associées à la privatisation et à l’externalisation de nombreuses activités. Les économies promises par la réingénierie et par sa politique du « un sur deux » ne sont malheureusement pas au rendez-vous. La recherche évaluative doit nous indiquer quels sont les coûts socio-économiques occasionnés par ces politiques non seulement pour la fonction publique québécoise, mais aussi pour la société québécoise et pour l’endettement des générations futures.

Les compressions draconiennes dans les effectifs et l’érosion effrénée de l’expertise associée ne sont pas étrangères à l’explosion des dépenses gouvernementales, et ce, à la suite d’une décennie marquée par une réingénierie conçue de manière inductive et introspective pour réduire totalement les dépenses gouvernementales et désendetter le Québec. Quand on sait que la dette du Québec a connu une augmentation de près de 40 % au cours de la dernière décennie ; plusieurs observateurs s’inquiètent de l’avenir de la performance de la fonction publique et notamment de la viabilité de la qualité de certains services publics cruciaux et très touchés par l’atrophie des effectifs et de l’expertise. L’aggravation de l’endettement s’est fait à un moment marqué aussi par des baisses considérables des taux d’imposition des entreprises (baisse annuelle de 950 millions de dollars, depuis 2007) et des compressions grandissantes qui pesaient sur la réduction des services publics.

Ces observateurs appellent de leurs vœux un renforcement de la fonction publique et une révision structurelle de la pensée partisane qui a inspiré la réingénierie mise en œuvre depuis 2003. Pour renverser la tendance et aller de l’avant dans l’optimisation de la fonction publique québécoise et le renforcement de l’efficacité des services publics, le redressement de l’expertise en son sein devient un incontournable préalable pour réparer les dégâts de la réingénierie et particulièrement la mesure du « un sur deux ».

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