Haiyan, un « message » mondial. Le super typhon Haiyan (Yolanda aux Philippines) est le cyclone [1] le plus puissant jamais enregistré touchant terre. Les vents ont atteint une vitesse soutenue de 310 km/h, avec des rafales allant jusqu’à 375 km/h. Il a été catégorisé classe 5 sur le plan international [2], soit le niveau le plus élevé. Pour rendre véritablement compte de sa force, il faudrait en réalité créer une nouvelle classe 6. L’événement n’est pas accidentel, mais illustre l’une des conséquences du réchauffement climatique : plus la température de la surface des océans s’élève et plus la vitesse moyenne des cyclones tropicaux augmente [3].
De même, le volume des océans croit sous l’effet conjoint de la hausse de température des eaux et de la fonte des calottes glacières aux pôles. L’impact des tempêtes sur les zones littorales s’aggrave en conséquence.
Des vents plus forts, des vagues plus hautes, des effets plus dévastateurs… Voici ce qui nous attend. Pendant ce temps-là, l’Australie jette au panier les lois visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre ; le Japon revoit très à la hausse ses « objectifs » en la matière ; l’Union européenne juge que la crise climatique ne doit pas conduire à mettre en cause la « compétitivité » des entreprises ; les grands producteurs d’énergie fossile « encadrent » la conférence de Varsovie sur le climat…
Crise sociale...
Désastre humanitaire et social. Le super typhon Haiyan a traversé en son centre, d’est en ouest, l’archipel des Philippines, balayant sur son passage une grande partie des îles formant les Visayas, mais ne touchant que marginalement Luzon au nord et Mindanao au sud. Les destructions sont souvent d’une rare ampleur : 80 à 95% de dizaines d’agglomérations soufflées ; de nombreux villages côtiers rayés de la carte.
Le choc a été très brutal, traumatisant. Les populations ont vécu un moment d’apocalypse. Les morts officiellement recensés approchent les 10.000. On ne connaîtra peut-être jamais le nombre réel des décès. Le gouvernement a tout fait pour minimiser la gravité de la situation. Des corps ont été emmenés par les flots, bien d’autres ont été enterrés dans des fosses communes avant d’avoir pu être identifiés. Des centaines de milliers de survivant.e.s ont fui les zones dévastées…
L’ampleur de la catastrophe est d’autant plus grande qu’elle touche un vaste territoire. Plus de 9 millions de personnes sont affectées. Samar, Leyte, le nord de Cebu, Negros, Panay et Busuenga sont sinistrés. Certaines îles sont dévastées à 95%, comme Daang Bantayan. La récolte de riz (s’était l’époque de la moisson) est perdue, le maïs couché, la végétation littorale nourricière et protectrice (les mangroves…) détruite ; les cocotiers et arbres fruitiers à perte de vue brisés...
Une tempête meurtrière, des inondations ou des glissements de terrain ne détruisent généralement que certains secteurs d’une agglomération. Les survivant.es peuvent se replier sur les quartiers préservés où des secours de proximité sont organisés. Rien de telle cette fois-ci. L’aide ne peut bien souvent venir que de loin. Or, dans le meilleurs les cas, des secours officiels n’ont commencé à arriver qu’une semaine ou dix jours après le désastre – et dans bien d’autres cas, trois semaines plus tard, la population n’avait encore rien reçu, ou si peu d’organismes privés. Même les corps des victimes décédées ont été longtemps laissés sur place, au point d’empuantir l’atmosphère.
La population a perdu ses moyens de subsistance (bateaux de pêche, matériel agricole…) et ses sources d’emploi, la grande majorité des salariés se retrouvant au chômage du fait des destructions. Le sentiment (justifié) d’abandon aidant, celles et ceux qui l’ont pu ont pris la route de l’exode vers la capitale (Manille-Quezon City), le centre économique de Cebu, préservé, ou Mindanao, au risque pour les pauvres d’aller gonfler les bidonvilles urbains. Ainsi, le port de Tacloban, dans l’île de Leyte, comptait 230.000 habitant.e.s – 100.000 d’entre eux ont littéralement fui cette ville en décombres.
Depuis longtemps déjà, ce sont les quelque 12 millions d’émigré.e.s philippin.e.s qui permettent à bon nombre de familles populaires de survivre, grâce à l’argent qu’ils envoient au pays. Les voilà à nouveau appelés à l’aide, mais ce sont souvent des sans-papiers aux revenus très modestes : leur capacité de sacrifice à des limites et les territoires sinistrés risquent de sombrer dans une pauvreté plus grave encore qu’auparavant (ils comptaient déjà parmi les régions les plus déshéritées des Philippines.). L’onde de choc social d’Haiyan peut aussi de s’étendre au-delà en affectant l’économie du pays et en accentuant la précarité dans les zones d’accueil des réfugiés climatiques.
L’irresponsabilité des classes possédantes. Au lendemain du 8 novembre, le président Benigno « Nonoy » Aquino a fait porter la responsabilité des destructions matérielles sur les autorités locales ; il a affirmé contre toute évidence que personne ou presque n’avait été tué ; il a violemment dénoncé les « pillards » – à savoir les populations sans nourriture ni eau potable qui cherchaient les moyens de survivre – ; il a proclamé que l’urgence était d’envoyer l’armée rétablir l’ordre (comprenez : protéger la propriété privée).
Les autorités locales ont eu beau jeu de rétorquer que le gouvernement ne les avait pas prévenus de ce que signifiait un typhon de la puissance d’Haiyan. Les populations n’ont pas été évacuées du littoral. Là ils avaient été constitués, les stocks de secours ont été emportés par les vents. Les navires de la flotte philippine n’ont pas été mis en alerte pour se préparer à venir en aide aux sinistrés. L’armée a bien rejoint Tacloban, mais sans rien avoir à offrir aux affamés.
Les Philippines sont coutumières des catastrophes naturelles et des désastres humanitaires, pourtant rien n’était prêt pour répondre à la situation. Le bilan de la présidence Aquino durant les semaines qui ont suivi la catastrophe est proprement désastreux. L’Etat semble incapable d’agir quand les autorités locales sont paralysées, ayant elles-mêmes perdu tout moyen d’action, voire tout ressort psychologique [4]. Peut être parce que le pouvoir est ici partagé entre « grandes familles » provinciales, les fameuses « dynasties politiques » dont l’origine remonte à l’époque de la colonisation espagnole. Traditionnellement terriennes, elles ont pris le contrôle de pans entiers de l’industrie et de la finance dans la banque, les télécommunications, le bâtiment...
Le pouvoir aux Philippines est donc partagé entre ces grandes familles provinciales, alliées ou en conflits les unes avec les autres. Avant d’être chef d’Etat, le président Aquino est chef de clan. Il doit traiter dans les Visayas avec les Romualdez dont la figure de proue, Imelda, fut l’épouse de Ferdinand Marcos qui – du temps de sa dictature –, fit assassiner son père. Voilà qui n’aide pas à la coopération…
Le clientélisme est l’une des marques de fabrique du régime philippin. Que ce soit par le biais des députés ou des autorités locales, une bonne partie de l’argent public destiné au « développement » ou à la « lutte contre la pauvreté » passe sous le contrôle des grandes familles et sert à conforter leurs clientèles – en toute légalité ou toute illégalité suivant les cas [5]. Il en va de même des secours aux victimes de désastres humanitaires. Leur répartition devient ainsi l’objet d’âpres marchandages dont les populations font les frais. Certains en profitent pour détourner l’aide internationale et la vendre à leur profit : on retrouve déjà sur les marchés de Manille des lots d’aide alimentaire US ainsi que des vêtements reçus à l’internationale. Un scandale de belle ampleur menace et le président Aquino a dû nommer comme responsable des secours un homme à poigne choisi en dehors du sérail : l’ancien chef de la police et ex-sénateur Ping Lacson connu pour ses méthodes expéditives, mais qui n’a jamais été soupçonné de corruption [6].
Les Philippines sont aussi l’un des pays où les inégalités sociales sont les plus criantes, même en temps de croissance économique. L’archipel est censé vivre actuellement un « succès asiatique », bénéficiant notamment d’une main d’œuvre très jeune. La Banque mondiale salue l’émergence d’un nouveau « tigre ». « Cependant », comme le note Jillian Keenanmay dans The Atlantic, « cette croissance économique n’est belle que sur le papier. Les bidonvilles de Manille ou de Cebu apparaissent aussi tristes que par le passé. Le Philippin moyen ne se sent pas particulièrement optimiste. Le boom économique ne semble avoir bénéficié qu’à une petite minorité de familles de l’élite ; alors que pendant ce temps un vaste secteur de la population reste vulnérable à la pauvreté, à la malnutrition et à d’autres sombres indicateurs du développement, donnant une autre image de la croissance du pays. » [7]
Les classes dominantes philippines sont bien plus préoccupées par le jeu politique au sein des élites, le renforcement de leur pouvoir local et le contrôle des ressources de l’Etat que par le sort des victimes. Ainsi, les inégalités sociales s’aggravent dramatiquement en temps de crise, au lieu de se réduire. Il en va certes de même en bien d’autres pays, l’irresponsabilité des possédants étant la règle et non l’exception.
Manoeuvres géostratégiques...
La diplomatie armée en tant de catastrophes. Depuis le tsunami de 2004 notamment, les puissances envoient leurs flottes militaires convoyer une aide parfois massive, mais jamais désintéressée. Les Philippines occupent une place géopolitique de choix dans une région, l’Asie de l’Est, où les tensions ne cessent de monter – ce qui explique pour une part l’ampleur des moyens actuellement déployés [8].
Le gouvernement était censé coordonner la distribution de l’aide internationale, mais s’en est révélé incapable. Aujourd’hui encore, les secours s’entassent des entrepôts lourdement gardés par l’armée alors que les victimes en ont désespérément besoin. Dans ces conditions, les Etats-Unis ont été les premiers à prendre l’initiative en faisant mouiller leur flotte au large de Tacloban, en déployant 3.400 soldats, 66 avions et 12 navires, y compris le porte-avion George Washington, délivrant quelque 2.500 tonnes de biens et assurant l’évacuation de plus de 21.000 personnes.
Le Japon a rapidement suivi avec l’envoi du destroyer porte-hélicoptères Ise – un des fleurons de la flotte –, le transporteur Ôsumi et le ravitailleur Towada, des avions ainsi que plus de 1 180 hommes... Soit la plus importante mission militaire nippone à l’étranger depuis la Seconde Guerre mondiale !
Dans un premier temps, la Chine est restée en retrait : un conflit frontal l’oppose en effet aux Philippines concernant la souveraineté maritime au large de l’archipel. Face au déploiement des moyens nippo-américains, elle a cependant décidé d’envoyer son navire-hôpital géant au large de Leyte et Samar.
« Pourquoi une telle hâte des Etats-Unis et de leurs alliés et un tel revirement côté chinois ? » se demande le journaliste Edouard Pflimlin [9]. « Les Philippines sont, comme le Japon, des alliés stratégiques des Etats-Unis en Asie. L’aide participe donc d’un renforcement des liens entre les Philippines et ses partenaires stratégiques. Côté chinois, il s’agit de ne pas perdre le peu de crédit qui lui reste auprès des Philippins. » Et de citer le New York Times : « Le typhon est en train de devenir une vitrine pour l’affirmation du soft-power [c’est-à-dire la capacité d’influencer les acteurs étatiques par des moyens non-coercitifs] en Asie. Les tensions géopolitiques ont été attisées par des revendications territoriales de la Chine dans la mer de Chine du Sud, et renforcées par les efforts américains de réaffirmer leur influence dans la région ».
« L’aide accordée n’est donc pas neutre » poursuit le journaliste : « les Etats-Unis ont engagé un rapprochement en matière de défense avec les Philippines et souhaitent y positionner des militaires ». Tokyo peut pour sa part « renforcer sa coopération militaire avec les pays d’Asie », coopération qui « prend la forme d’exercices militaires comportant une dimension d’aide humanitaire et en cas de désastre, en particulier les exercices Cobra Gold, Cope North et Rimpac. »
Les populations victimes de catastrophes humanitaires deviennent ainsi des pions sur le grand échiquier géostratégique de l’Asie de l’Est et du Nord-Est.
Notre solidarité
La solidarité populaire. Toutes les grandes ONG et associations intervenant sur le terrain humanitaire se sont tournées vers les Philippines – certaines pour le meilleur, d’autres pour le pire. Cependant, nul n’oublie le terrible fiasco de l’aide massive apportée à Haïti après le tremblement de terre de janvier 2010 qui explique pour une bonne part la baisse des dons en faveur des victimes d’Haiyan [10]. Il est impératif de présenter une conception de la solidarité qui échappe au jeu clientéliste des possédants, aux manœuvres géostratégiques des puissances et à la ruée sur le « marché de l’aide » d’ONG dévoyées.
Nous avons pour notre part décidé de soutenir l’initiative de solidarité portée par Mi-HANDs, une coalition de 50 organisations à Mindanao. Près de 1.200 foyers dans trois localités du nord de l’île de Leyte ont reçu des secours (soit probablement entre 5.000 et 6.000 personnes). En France, l’association Europe solidaire sans frontières (ESSF) a initié une campagne internationale de soutien financier qui, au 13 décembre 2013, avait déjà permis d’envoyer 15.000 euros à nos partenaires philippins [11].
A la mi-décembre, Mi-HANDs se préparait à engager l’étape suivante de leur campagne – la « réhabilitation initiale ». Il s’agit de s’attaquer à la reconstitution d’un cadre de vie pérenne permettant à la population de reprendre en main son propre avenir. Le trauma de la catastrophe du 8 novembre est très profond et – dans la mesure où elles existaient – les organisations sociales n’ont pas résisté à l’épreuve. L’objectif est de créer les conditions psychologiques et matérielles (maisons, moyens de subsistance…) de la reconstitution d’un tissu social actif, d’une auto-organisation des victimes. L’expérience accumulée à Mindanao peut s’avérer ici précieuse : l’organisation des victimes de désastres humanitaires et des personnes déplacées est devenue un mouvement social au même titre que les associations paysannes ou les syndicats.
Tout doit être conçu sur le long terme et en se plaçant du point de vue des victimes. Par bien des aspects, la campagne de solidarité initiée par Mi-HANDs a déjà posé des jalons pour l’avenir. Elle s’appuie sur une mobilisation militante et non pas sur de lourdes structures administratives, des appareils de permanents : c’est véritablement une solidarité « horizontale », populaire, entre deux régions (Mindanao et les Visayas) et envers des inconnus alors qu’aux Philippines, ce type d’aide, non institutionnelle, ne concerne généralement que les proches, les membres de sa famille.
Mais l’étape qui s’ouvre est difficile. Les frais logistiques sont élevés du fait des distances (les secours matériels doivent être acheminés de Mindanao ou Cebu), l’aide gouvernementale fait cruellement défaut, les autorités locales sont atones, la phase de reconstruction sera longue. Notre solidarité ne doit pas leur faire défaut...
• De nombreux articles sur la situation aux Philippines sont disponibles sur le site d’ESSF. Activez le mot clé Haiyan/Yolanda : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?mot9536
• Toutes les informations sur la campagne de solidarités sont disponibles dans la rubrique : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?rubrique1072
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Notes
[1] Les typhons (dans le Pacifique) et les hurricanes (dans l’Atlantique) sont des cyclones tropicaux.
[2] Selon la classification en usage aux Philippines, Haiyan/Yolanda est de classe 4, là aussi la plus élevée. Les typhons enregistrés jusqu’alors dans l’archipel ne dépassaient pas la classe 3.
[3] Voir sur ESSF (article 30379), Alexandre Costa, Haiyan/Yolanda : Inside Each New Born Violent Storm Is the DNA of the Fossil Fuel Industry and Capitalism.
[4] Voir sur ESSF (article 30501), Richard Solis, The Impact of Super Typhoon Yolanda (Haiyan) to the Philippines and its Peoples.
[5] Peu avant la catastrophe du 8 novembre un très gros scandale de corruption et détournement de fonds a frappé les administrations chargées du développement local et de la lutte contre la pauvreté. Voir sur ESSF (article 30310), Maria Paz Mendez Hodes Haiyan and the other Philippines typhoon : The untold political scandal underpinning this tragedy.
[6] Voir sur ESSF (article 30546), Richard Solis, Philippines after Haiyan/Yolanda : A Storm Surge of Hope.
[7] The Atlantic, 7 2013. Disponible sur ESSF (article 29428), The Grim Reality Behind the Philippines’ Economic Growth.
[8] Très généreusement, diverses institutions financières internationales promettent aussi des prêts – qui viendront augmenter la dette du pays.
[9] Voir sur ESSF (article 30465), Philippines : les catastrophes naturelles, « arme » de la diplomatie japonaise.
[10] Voir sur ESSF (article 30387), Enquête IFOP-LIMITE : quelle générosité des Français pour les victimes de l’ouragan aux Philippines ?.
[11] Voir le bilan de la première phase de cette campagne, ESSF (article 30543), Solidarité Philippines : Ormoc, Palompon, Villaba – La phase initiale des opérations de secours est achevée. La campagne financière se poursuit.
* Une version raccourcie de cet article va paraître dans le prochain numéro de la revue « L’Anticapitaliste » (France).