photo et article tirés de NPA 29
Dans le gigantesque hall de la Royal Dublin Society, Mary Lou McDonald, la présidente de Sinn Féin, fait face à un petit groupe de journalistes. L’atmosphère est électrique. La veille, lors des législatives du 8 février, Sinn Féin a remporté plus de votes de premier choix (24,5 %) que tout autre parti irlandais, un résultat stupéfiant. “Nous avons demandé aux gens de nous donner une chance, la chance de mettre en œuvre le programme que nous avons défendu, explique McDonald, et ce programme a pour objectif de résoudre la crise du logement, de s’attaquer à celle de nos services de santé, d’offrir un répit aux ménages et aux salariés, qu’ils puissent reprendre leur souffle.”
Des mots que l’on pourrait entendre dans la bouche de n’importe quel politicien européen dont le parti rebelle viendrait de briser un statu quo rassis. Mais Sinn Féin est bien plus que cela. Toutes les grandes formations politiques de la République sont en principe favorables au rattachement des six comtés restés au sein du Royaume-Uni aux 26 qui avaient obtenu l’indépendance en 1922, pour ainsi aboutir à une Irlande unie.
Pour Sinn Féin, cette cause est bien réelle et est une de ses ambitions pressantes. Non seule-ment les nationalistes sont désormais une force avec laquelle il faut compter au Parlement, mais ils sont également le deuxième plus grand parti en Irlande du Nord. Un parti au passé trouble. À partir des années 1970, il a servi d’aile politique à l’Armée républicaine irlandaise (IRA), une organisation paramilitaire qui a eu recours au terrorisme pour tenter d’expulser l’État britannique d’Irlande du Nord.
L’Irlande du Nord a voté contre la sortie de l’UE
La nouvelle popularité de Sinn Féin n’a pas grand-chose à voir avec tout ça. Les analystes attribuent plutôt son succès à sa promesse de consacrer davantage de fonds aux services publics et à l’envie de la plupart des électeurs de voter pour un autre parti que le duopole de centre et de centre droit du Fianna Fáil et du Fine Gael.
De plus, le fait que, sous la direction de McDonald, Sinn Féin s’est débarrassé de nombre des stigmates liés à son association avec des terroristes a joué un rôle. Mais si sa réussite ne doit rien à un désir renouvelé d’une unification de l’île, c’est néanmoins l’une des trois raisons qui font que cette éventualité, à la surprise générale, est de plus en plus sur toutes les lèvres.
Des deux autres raisons, la plus évidente tient à un autre bouleversement politique : le Brexit. En 2016, 52 % des citoyens du Royaume-Uni ont voté en faveur d’un départ de l’UE. Mais en Irlande du Nord, ils sont 56 % à avoir voté contre. Michael Collins, ambassadeur de la Républi-que irlandaise en Allemagne à l’époque, se souvient : “Le premier appel que j’ai reçu [le lendemain du référendum], c’était d’un membre du Bundestag, qui m’a demandé : ‘Est-ce que cela veut dire que nous allons assister à l’unité irlandaise ?’” Pas à court terme. Mais le fait que l’unification pourrait permettre à l’Irlande du Nord de rejoindre l’UE est aujourd’hui un élément incontournable du débat.
Des catholiques plus nombreux que les protestants au Nord, une première
Pour la troisième raison, il faut s’éloigner du tourbillon de la politique électorale pour s’intéresser aux courants profonds de la démographie. Quand la majorité protestante des six comtés du Nord a rejeté l’indépendance en 1922, celle-ci a cru que cela garantirait qu’une partie de l’île resterait pour toujours sous son contrôle. Les protestants y étaient alors deux fois plus nombreux que les catholiques.
Cet avantage s’est atténué. Selon les chiffres de The Economist, les catholiques constituent aujourd’hui le plus grand groupe confessionnel d’Irlande du Nord. Gerry Adams, président du Sinn Féin de 1983 à 2018 et généralement soupçonné d’avoir été un haut responsable de l’IRA – accusation qu’il dément absolument, a un jour lâché : “Se reproduire plus rapidement que les unionistes est peut-être un passe-temps très agréable, mais on ne peut pas dire qu’il s’agisse d’une véritable stratégie politique.” Pourtant, c’est à l’origine d’un changement. Si le recense-ment de 2021 le confirme, cela ne fera qu’accentuer les craintes des unionistes.
Se préparer à un référendum
Ces derniers, qui dominent l’Irlande du Nord depuis la partition, sont pour la plupart des protes-tants dont l’identité est inextricablement britannique – que ce soit parce qu’ils soutiennent ouvertement le gouvernement de Londres, qu’ils défendent les traditions britanniques ou qu’ils voient dans la famille royale l’ultime rempart de leur foi.
Même avant que Sinn Féin ne l’emporte dans la République, Peter Robinson, l’ancien dirigeant du Parti Unioniste Démocratique (DUP), la plus grande formation politique d’Irlande du Nord, avertissait ses camarades unionistes qu’il leur fallait se préparer à un référendum.
La possibilité d’un tel référendum est inscrite dans l’accord du Vendredi Saint. Ce traité, conclu en 1998, a mis fin à des décennies de violence. Dans les années 1960, le Parlement de la province, dominé par les unionistes, avait réprimé les manifestations en faveur des droits civiques.
En 1972, le Parlement avait été dissous, l’armée britannique avait été déployée sur place, et la province, gouvernée directement depuis Londres. Ces “Troubles”, comme on les appelle, ont causé la mort de plus de 3 500 personnes, dont plus de 700 soldats britanniques. Près de 2 000 sont tombées sous les coups de l’IRA et d’autres organisations paramilitaires nationalistes, et près d’un millier ont été victimes des paramilitaires unionistes.
Le Nord se normalise progressivement
L’accord du Vendredi Saint a créé un nouveau gouvernement décentralisé dans le Nord, où le pouvoir devait être partagé entre les deux communautés. Il y était admis que l’Irlande du Nord faisait partie du Royaume-Uni, mais que la république d’Irlande pouvait également défendre les intérêts de ses habitants, lesquels avaient le droit d’être reconnus comme irlandais, britanniques, ou les deux. Et l’accord ouvrait politiquement la voie à une Irlande unie, si tel était le souhait de la population au nord comme au sud de la frontière.
Depuis, l’île vit en paix, pour l’essentiel, et le Nord est devenu un endroit beaucoup plus “normal”. Mais si la mixité y est de plus en plus fréquente sur le lieu de travail, si la police a été réformée, dans leurs écoles et leurs quartiers, les communautés restent séparées.
Des “murs de la paix” de six mètres de haut se dressent là où les fauteurs de troubles d’un camp pourraient tenter de lancer des incursions dans l’autre. Il subsiste des vestiges des anciennes organisations paramilitaires. Ils sont principalement actifs dans le secteur de la drogue et des extorsions, mais il leur arrive encore de perpétrer des violences politiques.
Hausse du soutien en faveur de l’unification
Le chemin qui mène à l’unification tel qu’il est prévu par l’accord est relativement simple. “Si, à un moment donné, il paraît vraisemblable” au secrétaire d’État britannique à l’Irlande du Nord qu’une majorité serait en faveur de la réunification, la Grande-Bretagne doit organiser un référendum et en respecter le résultat.
La formule “il paraît vraisemblable” laisse cependant une certaine marge de manœuvre au ministre. Selon la Constitution Unit, un centre de recherche indépendant situé à l’University College de Londres, le secrétaire d’État devrait prendre en compte plusieurs facteurs.
Une majorité importante en faveur de l’unification dans les sondages en serait un, tout comme une majorité catholique ou une majorité nationaliste aux élections nord-irlandaises. Pour l’heure, rien de tout cela ne s’est encore produit. Mais les sondages montrent que le soutien en faveur de l’unification est en hausse depuis le vote sur le Brexit, et, d’après certains résultats, elle est aujourd’hui au coude-à-coude avec le maintien du statu quo.
Depuis le 8 février, Mary Lou McDonald répète que la Grande-Bretagne et “Londres en particulier” devraient se préparer à l’unification. Si Sinn Féin intègre une coalition ou accorde son appui au parti au pouvoir, il est probable qu’il réclame en échange que soient entamés des préparatifs pour un référendum.
Si le Nord vote pour l’unification, il faudra modifier la Constitution du Sud, ce qui obligerait les citoyens de la République à se rendre eux aussi aux urnes. Dans A Treatise on Northern Ireland (non traduit en français), Brendan O’Leary, politologue de l’université de Pennsylvanie, avance qu’il serait “rationnel” que ce vote ait lieu après une première série de négociations sur la forme que prendrait l’unification.
Trois options pour une île réunifiée
À plus long terme, O’Leary met en exergue trois résultats possibles à un processus d’unifica-tion : un État unitaire gouverné depuis Dublin ; un gouvernement de dévolution au Nord assez proche de ce qui existe aujourd’hui ; ou une confédération de deux États. Chacune de ces solutions pose des questions différentes sur le fonctionnement du nouvel État, entre autres au niveau de la justice, de l’armée et des services publics.
Si l’on fait abstraction des implications constitutionnelles, toute décision sera au départ motivée par des réflexions identitaires et économiques, deux domaines bouleversés par le Brexit. Bon nombre d’Irlandais du Nord, toutes confessions confondues, ont le sentiment que le Brexit les a dépouillés de leur identité européenne.
Beaucoup de gens ne sont pas hostiles à l’idée d’une Irlande unie, mais ils se sont toujours demandé si elle en valait la peine. Maintenant, le fait que l’unification serait synonyme d’un retour dans l’UE – le Conseil européen a confirmé que dans le cas d’une Irlande unie, “l’ensemble du territoire” ferait partie de l’Union – pourrait les pousser dans ce sens.
Un nouvel hymne ? Un nouveau drapeau ?
Au Nord, beaucoup de gens sont également conscients que la vie dans une Irlande unie ne semblerait pas aujourd’hui aussi étrange qu’elle l’aurait été du temps où la République ployait sous le poids de l’Église.
Un pays où, il y a trente ans, les contraceptifs étaient sévèrement réglementés, l’avortement était interdit, les homosexuels n’avaient aucun droit, s’enorgueillit aujourd’hui d’avoir, en la personne de Leo Varadkar, toujours Premier ministre [par intérim, en attendant la formation d’un nouveau gouvernement dans le sillage des élections du 8 février], un dirigeant national à la fois gay et d’origine métisse.
Il est plus facile pour une femme d’avorter à Dublin qu’à Belfast, où les unionistes se sont opposés à la libéralisation de la loi sur l’avortement. Le mariage homosexuel n’est légal en Irlande du Nord que parce que Londres l’a voté en dépit des objections des unionistes.
Cela étant, l’identité est autant affaire de petites choses que de grandes, et il y en a une profusion, largement assez pour mégoter et s’offusquer. Faudra-t-il un nouveau drapeau ? Un nouvel hymne ? L’État commémorera-t-il les soldats britanniques du Nord morts pendant les Troubles ?
Une casse-tête économique
Et il y a l’économie. Longtemps, elle a suffi à persuader les électeurs impressionnables du Nord qu’il fallait préserver le statu quo et à dissuader les politiciens irlandais partisans du principe de l’unification de réclamer son application pratique. Comme l’a dit le membre du Bundestag à Michael Collins au téléphone, la dernière réunification d’un pays coupé en deux avait été extrêmement coûteuse. Durant les trente ans qui se sont écoulés depuis la chute du mur de Berlin, la reconstruction économique de l’Est a englouti près de 2 000 milliards d’euros.
L’Irlande du Nord, si elle est plus pauvre que le Sud, se porte quand même nettement mieux que l’Allemagne de l’Est par rapport à l’Ouest. En 1989, l’Allemagne de l’Ouest avait un PIB par habitant quatre fois supérieur à celui de l’Est.
Mais elle comptait aussi quatre fois plus d’habitants, alors que la république d’Irlande n’est même pas trois fois plus grande que le Nord. Et l’économie du Nord est depuis longtemps en désarroi, affaiblie par les Troubles et la désindustrialisation. Selon les chiffres officiels, le secteur public représenterait plus de 50 % du PIB en Irlande du Nord, et les impôts qu’il récolte ne couvrent que les deux tiers de ses dépenses. C’est le gouvernement britannique qui comble la différence.
Un statu quo à la merci de nouvelles surprises
Le Brexit complique un peu plus l’économie de la réunification irlandaise. Les entreprises nord-irlandaises exportent deux fois plus vers la Grande-Bretagne que vers le Sud. Pour d’autres, en revanche, à cause du Brexit, il devient indispensable de quitter le Royaume-Uni.
Une analyse des effets d’un accord de libre-échange entre Londres et Bruxelles montre qu’à long terme cela entraînerait une baisse de 8 % du revenu national de l’Irlande du Nord, contre 5 % seulement pour l’ensemble du Royaume-Uni.
Pour l’instant, seul Sinn Féin préconise le lancement prochain d’un processus d’unification. En règle générale, les nationalistes sont plutôt proches de la pensée de saint Augustin : “Seigneur, donne-moi un référendum sur la frontière, mais ne me le donne pas tout de suite.”
À Dublin, un observateur estime que l’unification est “comme la quête du bonheur – on ne peut pas le rechercher directement, il ne peut qu’être le résultat de l’harmonie et de la paix”. Une vision plaisante, quoique quiétiste. Et qu’une ou deux nouvelles surprises politiques suffiraient à mettre à rude épreuve.
01/03/2020
Note :
(*) Nationaliste définit la communauté catholique du Nord. Sinn Fein se définit lui même comme « républicain ».
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