Édition du 19 novembre 2024

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Afrique

En Éthiopie, d’une guerre l’autre ?

Quelques mois seulement après la fin du conflit au Tigray, un nouveau foyer de tensions est apparu, en région Amhara cette fois. Les fanno, des milices sur lesquelles Abiy Ahmed s’était appuyé pour combattre le TPLF, ont retourné leurs armes contre le gouvernement fédéral au nom notamment d’un nationalisme revanchard.

Tiré d’Afrique XXI.

Durant les deux premières semaines d’août 2023, d’intenses combats ont opposé des hommes en armes appelés fanno et l’armée fédérale éthiopienne dans plusieurs villes de la région Amhara, dans le nord du pays. À Gonder, un habitant joint par téléphone racontait comment des élèves de terminale appelés sur le campus pour des examens ont été pris dans des échanges de tirs. Le matin du 4 août, l’armée était absente de la ville. À Lalibela, petite localité touristique, l’armée a aussi quitté les lieux, la laissant aux mains des fanno. Le samedi 5 août, des tirs retentissaient dans la capitale régionale, Baher Dar, où les fanno se sont un temps emparés de certains commissariats. Au matin du dimanche 6 août circulait la nouvelle de manifestations de soutien aux fanno à Debre Berhan, une ville située à 130 kilomètres d’Addis-Abeba.

Pour faire face à ce qui ressemble à une insurrection armée dans toute la région, le gouvernement a envoyé des renforts de soldats, parfois très jeunes, comme l’ont démontré des vidéos de prisonniers de guerre capturés par les fanno. Le 13 août, alors que l’armée reprenait le contrôle de l’essentiel des villes de la région, le bombardement du centre-ville de Finote Selam, alors contrôlé par les fanno, faisait vingt-six morts. Après que le président régional a appelé le gouvernement fédéral à l’aide, le Conseil des ministres a voté le 4 août l’instauration de l’état d’urgence en région Amhara, suspendant l’administration civile et plaçant à la tête d’un command post l’ancien président de la région et actuel chef des renseignements, Temesgen Tiruneh.

Ce dernier a vite qualifié les miliciens fanno de groupes « informels ». En réalité, ces groupes ont été pour partie institutionnalisés pendant la guerre menée par le gouvernement fédéral contre la région du Tigray à partir de novembre 2020.

Crimes de guerre

Historiquement, le terme amharique fanno désignait les paysans libres et dotés en terres qui se joignaient aux armées impériales lors des campagnes militaires, et qui assuraient eux-mêmes leur rémunération en pillant les territoires conquis. Doté d’une forte connotation nationaliste, le terme a aussi été utilisé par les militants marxistes des années 1960. Il était alors synonyme de « militant ». Tombé en désuétude, il a été remis au goût du jour par des activistes urbains après les mobilisations d’août 2016 en région Amhara orientées contre le régime de l’Ethiopian Peoples’ Revolutionary Democratic Front (EPRDF), considéré comme inféodé au Tigray People’s Liberation Front (TPLF), puis recyclé une nouvelle fois dans le cadre de la guerre du Tigray.

Durant ce conflit qui aura duré deux ans, de nombreux miliciens enrôlés notamment pour assurer la conquête de terres du Tigray revendiquées par les nationalistes amharas se sont vu appeler fanno, avec une acception cette fois plus proche du sens historique : armés, ils conquéraient des terres au nom de la défense du pays, et se servaient largement sur les populations locales au prix d’un nettoyage ethnique dans l’ouest du Tigray. Une partie d’entre eux a d’ailleurs été intégrée aux Forces spéciales amharas (FSA), sous commandement régional, elles-aussi responsables de nombreux crimes de guerre.

Si le gouvernement fédéral est parvenu à imposer une capitulation sous forme d’accord de paix au Tigray, c’est grâce au soutien militaire, dès les premiers coups de feu, en novembre 2020, des troupes érythréennes et de ces miliciens amharas. Ces derniers ont notamment assuré l’administration, brutale, des espaces conquis et produit une intense propagande à l’encontre du TPLF. Ils ont organisé la mobilisation de la population à l’arrière-front pour nourrir les soldats, donner son sang, participer aux manifestations de soutien au régime... Alors, pourquoi ces anciens alliés se battent-ils aujourd’hui ?

Une paix qui ne passe pas

Les factions les plus radicales des nationalistes amharas n’ont pas accepté l’accord de Pretoria signé le 2 novembre 2022 entre le TPLF et le gouvernement fédéral pour mettre fin à la guerre au Tigray. Pour elles, il fallait « finir la guerre », c’est-à-dire prendre le contrôle de Meqellé et anéantir le TPLF. Pour nombre de fanno, il fallait aussi en finir avec le peuple du Tigray : des chefs miliciens ont tenu un discours génocidaire que les cadres du parti gouvernemental, le Parti de la prospérité, ont fait leur au plus fort de la guerre, notamment pour enrôler des jeunes dans les milices (1). Depuis lors, la position en apparence plus conciliante d’Abiy Ahmed vis-à-vis du TPLF n’est pas acceptée par les nationalistes amharas.

L’évolution des positions du Premier ministre sur le statut des terres conquises par la région Amhara au détriment du Tigray pendant la guerre a soudé les nationalistes contre lui. En effet, alors que le gouvernement fédéral avait encouragé l’annexion de ces espaces et laissé s’y installer une administration amhara, il a récemment poussé à l’organisation d’un référendum pour déterminer à quelle région les populations de ces zones contestées souhaitaient être rattachées. Les nationalistes considèrent avoir payé le prix du sang pour récupérer des terres qu’ils revendiquent depuis longtemps et n’entendent pas accepter un tel processus.

Ce n’est pas la première fois que les anciens alliés dans la guerre contre le Tigray se combattent. Déjà en février 2022, des militants fanno avaient trouvé la mort dans des affrontements contre les forces du gouvernement fédéral, avant qu’une opération de répression d’ampleur soit organisée en avril-mai de la même année, menant à l’emprisonnement de milliers de fanno – ainsi que de nombre d’opposants dans tout le pays, dans une tentative d’Abiy Ahmed de réaffirmer son hégémonie (2).

Le gouvernement fédéral a par ailleurs perçu la menace que les FSA pouvaient faire peser sur son pouvoir. En juin 2019, il avait déjà mis un terme à l’ascension de leur chef, le général Asaminew Tsigé, ancien opposant au régime de l’EPRDF. Libéré en 2018 dans le cadre des amnisties accordées par Abiy Ahmed, Asaminew avait été placé à la tête de l’appareil de sécurité de la région Amhara dans le cadre de la politique anti-TPLF conduite par le Premier ministre. Plus nationaliste, droitier et belliqueux que le gouvernement fédéral, il a été tué par l’armée fédérale après avoir vraisemblablement tenté de renverser le gouvernement régional amhara en juin 2019.

Trouble jeu

Depuis, le gouvernement fédéral a joué un jeu trouble avec les FSA et les fanno : ils étaient certes alliés dans les combats au Tigray, et Abiy a défendu durant cette période l’idée d’une Éthiopie unie et centralisée en opposition au système ethno-fédéral prôné par le TPLF. Mais à mesure que ces groupes nationalistes se renforçaient, ils constituaient une menace potentielle pour le régime, d’autant plus que nombre d’entre eux cultivaient une méfiance tenace (souvent teintée de racisme) à l’encontre d’un Premier ministre perçu avant tout comme un Oromo.

Plusieurs programmes d’intégration des fanno dans les FSA ou au sein de l’armée fédérale ont été menés dans le but de pouvoir les contrôler. Mais, début avril 2023, le désarmement des forces spéciales de toutes les régions éthiopiennes a été annoncé, à commencer par celles de la région Amhara. Alors que les fanno étaient pour la plupart intégrés dans les milices locales chargées du maintien de l’ordre dans les campagnes, le choix était laissé aux membres des FSA de rejoindre l’armée fédérale ou la police régionale, et notamment son unité spéciale chargée du maintien de l’ordre dans les villes – dont on retrouve de nombreux membres parmi les combattants opposés à l’armée fédérale à l’heure actuelle.

Le 27 avril, l’assassinat du secrétaire général du Parti de la prospérité en région Amhara signait la rupture entre le gouvernement fédéral et des groupes nationalistes de mieux en mieux organisés. Le début de la guerre au Soudan voisin, le 15 avril, a aussi rappelé au Premier ministre l’urgence de ne pas laisser prospérer des milices régionales, fussent-elles officiellement intégrées à l’État.

Nationalisme revanchard

Au-delà de ces tentatives de désarmement, la perception d’une discrimination envers les Amharas joue à plein dans la mobilisation des jeunes hommes qui rejoignent les milices. Les discours victimaires s’appuient sur les nombreux massacres qui ont touché des populations amharas dans les périphéries de l’Éthiopie ces dernières années. Survenues dans le cadre de conflits fonciers locaux, ces violences sont liées à la construction de l’État éthiopien, dans laquelle les élites amharas ont joué un rôle prépondérant au point de revendiquer l’Éthiopie comme une entité avant tout Amhara -– ce sont des empereurs essentiellement issus de cette communauté qui ont assuré la colonisation des périphéries éthiopiennes, au tournant du XXe siècle.

On trouve depuis des descendants de colons, de militaires ou de paysans déplacés amharas partout dans le pays. Le système ethno-fédéral éthiopien est longtemps resté ambigu quant aux droits de ces minorités considérées comme exogènes en dehors de leur région d’origine. Ces violences, en retour, ont nourri un nationalisme revanchard violent dans la région Amhara, dont les fanno sont l’incarnation.

Localement, les nationalistes ont aussi prospéré sur leur opposition aux revendications d’autonomie d’un peuple du nord-ouest de la région Amhara, les Qemant (3), et à celles des musulmans de la région, considérés comme une cinquième colonne pendant la guerre du Tigray, au point qu’un pogrom a eu lieu à Gonder en avril 2022. Ces tensions religieuses reflétaient une autre dimension du nationalisme amhara : une forme de suprémacisme religieux qui assimile l’amharité à la chrétienté orthodoxe et tient pour suspectes les populations non chrétiennes.

Économie de guerre

Mais il y a une autre raison à la reprise de ces affrontements, liée à l’émergence depuis deux ans et demi d’une économie de guerre dans le nord de l’Éthiopie. Le conflit armé a plongé les paysanneries du Tigray dans la famine, mais il a aussi considérablement fragilisé celles du nord de l’Amhara, dont de nombreuses zones ont structurellement besoin d’aide alimentaire. Comme toute guerre, il a aussi permis des ascensions sociales inespérées pour de nombreux miliciens. Les pillages et le commerce des biens pillés, les appropriations foncières ou encore les taxes sur les transports ou les produits agricoles imposées durant la guerre ont permis à des chefs nationalistes de se constituer des fortunes. L’armée érythréenne, qui a apporté un soutien logistique aux fanno, a participé à ce mode d’accumulation par la violence, qu’elle exerce depuis longtemps sur l’ensemble du territoire national. Début septembre 2023, Amnesty International a accusé les Forces de défense érythréennes d’avoir « commis des crimes de guerre et de potentiels crimes contre l’humanité » au Tigray, avant et après la signature de l’accord de cessation des hostilités (4).

Des formes anciennes de banditisme répandues dans les basses terres de l’ouest de l’Éthiopie ont prospéré à nouveau pendant la guerre. Depuis fin avril 2023, les déplacements sur l’axe reliant la frontière soudanaise à la ville de Gonder, où transitent de nombreux réfugiés soudanais, se déroulent sous escorte militaire. Les kidnappings s’y sont multipliés, les ravisseurs demandant jusqu’à l’équivalent de plusieurs dizaines de milliers d’euros pour la libération des personnes enlevées.

S’il a repris le contrôle des villes en une semaine, il est peu probable que le gouvernement central parvienne à vaincre définitivement les troupes amharas. La guerre ne prendra sûrement pas la forme d’une campagne génocidaire comme ce fut le cas au Tigray – malgré les efforts des nationalistes pour se poser en victimes, l’aide humanitaire à la région n’est pas délibérément bloquée par le gouvernement fédéral et on n’assiste pas aux mêmes appels exterminateurs qu’il y a deux ans. On s’oriente plutôt vers une insurrection rurale prolongée, similaire à celle qui touche l’ouest de l’Oromia, où l’État ne contrôle plus de larges portions des campagnes – ni, la nuit, les faubourgs des villes.

Cependant, l’implication des troupes érythréennes – que des rumeurs circulant à Asmara, la capitale de l’Érythrée, disent sur le point de venir en aide aux forces amharas – signerait le début d’un nouveau conflit d’ampleur internationale. L’alliance forgée en 2018 entre Asmara et Addis-Abeba contre le TPLF serait alors retournée.

Une communauté internationale silencieuse

Après cinq ans de guerre en Oromia et deux au Tigray, les combats en région Amhara augurent-ils d’un changement d’attitude des partenaires extérieurs vis-à-vis du régime d’Abiy Ahmed ? Rien n’est moins sûr, tant tous les principaux partenaires de l’Éthiopie nourrissent un discours invitant à passer l’éponge sur les demandes de justice des victimes de la guerre au Tigray. Les institutions financières internationales n’ont pas suspendu leur aide au gouvernement pendant cette guerre. La Banque mondiale chiffre à 13,9 millions de dollars (12,7 millions d’euros) ses engagements en Éthiopie – juste de quoi financer le palais pharaonique qu’Abiy Ahmed entend faire construire sur les hauteurs d’Addis-Abeba, au prix de l’expulsion de milliers d’habitants (5).

Notes

1- Voir notamment Mehdi Labzaé & Sabine Planel, « La République fédérale démocratique en guerre. Mobilisations nationalistes, ordre martial et renouveaux partisans en Éthiopie », Politique africaine n° 164, 2021, p. 141-164.

2- Dans le sud de l’Éthiopie, les mouvements revendiquant l’autonomie de différentes zones ont aussi été visés par la répression.

3- Lire Frederick C. Gamst, « The Ethiopian Qemant of the Agaw in perspective », Ethiopia Insight, 6 mars 2019.

4- Lire Today or tomorrow, they should be brought before justice, Amnesty International, 5 septembre 2023.

5- Lire Noé Hochet-Bodin, « En Éthiopie, un palais pharaonique pour Abiy Ahmed, pris par la folie des grandeurs », Le Monde, 6 février 2023.

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Mehdi Labzaé

Sociologue français.

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