Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

États-Unis

« Donald Trump est-il fasciste ? »

Pour la deuxième fois en quelques semaines, un ancien membre de l’administration de Donald Trump qualifie froidement l’actuel candidat républicain de « fasciste ». Après le général Mark Milley, son ancien chef d’état-major des armées, c’est au tour d’un autre militaire, John Kelly, son ex-directeur de cabinet, de le définir ainsi et d’arguer : « Eh bien ! si l’on regarde la définition du fascisme… [c’est évident] il s’agit d’une idéologie et d’un mouvement politique d’extrême droite, autoritaire et ultranationaliste, caractérisé par un chef dictatorial, une autocratie centralisée, le militarisme, la suppression forcée de l’opposition et la croyance en une hiérarchie sociale naturelle. » Et ces derniers jours, Joe Biden et Kamala Harris [le mercredi 23 octobre, lors d’une émission avec le journaliste vedette de CNN, Anderson Cooper] ont à leur tour repris l’épithète infamante.

30 octobre 2024 | tiré du site alencontre.org
http://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/dossier-etats-unis-trump-et-le-trumpisme.html

Au-delà des jeux de pouvoir politiques du moment et des effets de manche rhétoriques, y a-t-il la moindre pertinence historique à parler ici de fascisme ? On est, en effet, tenté de rejeter sans appel les opinions de deux hommes qui ont loyalement servi celui qu’ils appellent aujourd’hui « fasciste », alors même que celui-ci était déjà – en phase d’incubation peut-être – un démagogue d’extrême droite, ultranationaliste, autoritaire et l’objet d’un culte de la personnalité. Surtout, l’usage d’un terme à la fois si chargé historiquement et si inextricablement lié aux figures de Mussolini et de Hitler ne saurait être galvaudé, d’autant que l’hyperbole et le registre de la propagande outrancière sont précisément les marques de fabrique de Trump.

La sagesse démocratique requerrait donc d’éviter les invectives et les analogies rapides qui écrasent la spécificité des situations historiques et géographiques. Le seul fascisme jamais conçu aux Etats-Unis ne fut-il pas celui imaginé par Philip Roth [1933-2028] dans son roman de 2004, Le Complot contre l’Amérique (Gallimard, 2004) dystopie demeurée dans l’imagination des lecteurs. Interrogé d’ailleurs juste avant sa mort sur l’ascension de Trump, le romancier affirmait que l’homme d’affaires mégalomane était bien trop limité et indiscipliné pour jamais devenir un vrai fasciste.

Ces précautions et réserves posées, on ne peut ignorer la richesse et la finesse d’un débat intellectuel et historique continu depuis 2016, qui a posé le concept de fascisme au cœur des analyses du phénomène trumpien. Ce sont ainsi des spécialistes et penseurs du fascisme et du nazisme qui ont, à partir de leurs travaux, affirmé le bien-fondé de la qualification fasciste pour nommer les idées, le projet et le langage de Trump : le philosophe de Yale, Jason Stanley, ou son collègue historien de la Seconde Guerre mondiale, Timothy Snyder, sont convenus que le courant politique incarné par Donald Trump relevait du paradigme fasciste.

L’historien émérite Robert 0. Paxton, auteur entre autres ouvrages de référence de The Anatomy of Fascism (version française Le Fascisme en action, Ed. Le Seuil, 2004) est certes réticent en 2016 à mobiliser le mot fascisme. Mais après le 6 janvier 2021, l’historien n’y voit plus aucune objection scientifique. « César de carton-pâte », comme on le disait naïvement de Mussolini, le Donald Trump de 2016 s’est mué en président déchu refusant la défaite par la violence, puis en démagogue sous stéroïde en 2024, ce qui a eu raison des scrupules de Paxton comme de ceux de l’historien du génocide nazi Christopher Browning [Des hommes ordinaires : le 101e bataillon de réserves de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Ed. Tallandier, 2007 ; Les Origines de la Solution Finale, Ed. Les Belles Lettres, 2007] Après avoir jugé le terme « hyperbolique », il en reconnaît la pleine valeur analytique aujourd’hui.

Un appel à une renaissance nationale des masses guidées par un chef

Débattue et contestée, cette grille de lecture est apparue, à défaut d’être irréfutable, de plus en plus pertinente ces dernières semaines, marquées par la succession des discours publics où Trump a affûté son répertoire et a donné à entendre la langue de son projet politique. S’y arrêter un instant permet de comprendre le diagnostic des historiens : à Aurora, dans le Colorado, le 11 octobre, Trump fulmine contre « l’ennemi de l’intérieur… toute cette raclure à laquelle nous avons affaire et qui déteste notre pays ». Plus tard, il ajoute par tweet que le 5 novembre sera le « jour de la libération » pour l’Amérique « occupée ».

Face à la décadence de la nation, pourrie par la « vermine », il appelle à une renaissance nationale par un sursaut des masses guidées par un chef : « Nous défendrons notre territoire. Nous défendrons nos familles. Nous défendrons nos communautés. Nous défendrons notre civilisation. Nous ne serons pas conquis. Nous ne serons pas envahis. Nous allons récupérer notre souveraineté. Nous récupérerons notre nation – et je vous rendrai votre liberté et votre vie. » Pour que la libération du vrai peuple advienne, il faudra une double purge : la déportation de masse de 15 à 20 millions d’immigrés « clandestins » et la répression politique la plus martiale à l’endroit des « ennemis de l’intérieur » : « Nous avons parmi des personnes nocives, des malades, des fous radicaux de gauche… on devra s’en charger, si nécessaire, par la Garde nationale, ou pourquoi pas par l’armée. »

Le philosophe Alberto Toscano, auteur d’un ouvrage remarqué, Late fascism : Race, Capitalism and the Politics of Crisis (Verso Books, octobre 2023) relève que le mélange trumpien de capitalisme autoritaire et d’écrasement des luttes sociales par la mystique raciale de la nation élue en guerre existentielle est un trait fasciste indéniable : « Les démocrates disent que je ne devrais pas dire que ces immigrés sont des animaux parce que ce sont des êtres humains », tonne le milliardaire, mais « ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des animaux ». A ses yeux, ces bêtes contaminent et dépossèdent les vrais Américains, des travailleurs dignes spoliés et humiliés. Dans son livre Reconnaître le fascisme (Ed. Grasset, 2018), Umberto Eco relève que l’un de ces critères essentiels est la « mobilisation d’une classe moyenne frustrée, une classe souffrant de la crise économique ou d’un sentiment d’humiliation politique, et effrayée par la pression qu’exerceraient des groupes sociaux inférieurs ».
Depuis 2016, une institutionnalisation inédite de la violence politique

Leur compatriote, l’historien Enzo Traverso, auteur des Nouveaux visages du fascisme (Textuel, 2017) reconnaît lui aussi la nature indéniablement fascisante de Trump qu’il nomme un « fasciste sans fascisme ». L’ex-président américain n’est, certes, pas l’héritier d’une tradition politique strictement fasciste, ancrée dans l’histoire du XXe siècle européen. Mais les mouvements fascistes, la virtualité fasciste dans la démocratie, les processus de fascisation ont été conceptualisés comme une modalité de la politique et du pouvoir qui échappe à sa matrice européenne.

Dès les années 1930, l’intellectuel et militant noir américain [1] William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963) parlait d’un « fascisme américain » pour qualifier le régime de violence d’Etat qui maintenait la suprématie raciale blanche dans les Etats du Sud. Dans tout le pays, un Ku Klux Klan rassemblant près de quatre millions d’adhérents dans les années 1920 est également analysé aujourd’hui comme une forme de violence politique et d’idéologie antidémocratique et anti-égalitaire de nature fasciste. La longue histoire américaine de porosité entre la violence d’Etat et la terreur raciste imposée par des foules suprémacistes ont indéniablement participé du script outre-Atlantique.

Ce spectre politique, tempère Enzo Traverso, n’a jusqu’à présent jamais vraiment imposé son hégémonie parmi les élites ni ne s’est incarné en un parti de masse organisant la répression. Mais depuis 2016, on assiste à l’institutionnalisation inédite de la violence politique contre les minorités, les médecins, les enseignants et les élus (dont la virulence a alerté le FBI). Or, ce « vigilantisme » nouveau, qui menace aujourd’hui la sécurité de centaines de bureaux de vote, relève d’une stratégie politique orchestrée par un parti de masse : s’ils ne sont que des milliers de miliciens armés, quelques milliers de parents à la sortie des écoles ou des cliniques pratiquant l’avortement, ces escadres sont encouragées par des dizaines de gouverneurs républicains, félicitées par les médias républicains et célébrés aujourd’hui par l’ensemble du parti, résolument d’extrême droite.

C’est une révolution qu’ils envisagent : la capture de l’Etat

Bien sûr, le régime des Etats-Unis sous la présidence de Trump ne fut pas fasciste et il n’a pas renversé la démocratie ni emprisonné journalistes et opposants. Néopopuliste ou post-fasciste, il n’était guère différent d’un Viktor Orbán [Premier ministre de Hongrie depuis 2010] ou d’un Jair Bolsonaro [président du Brésil de janvier 2019 à janvier 2023]. Mais à l’époque, Trump a constamment été empêché, entravé, contenu par les institutions du pays, à commencer par le parti républicain, les juges, l’administration publique, son équipe et même son propre vice-président. Aujourd’hui, plus aucune de ces digues n’existe : le parti est devenu le sien, il est dépassé dans son extrémisme par une nouvelle génération d’élus dont son colistier J.D. Vance [voir « J.D. Vance, le « VP » de Trump : itinéraire d’un repenti »].Juges et fonctionnaires sont déjà choisis pour remplacer tout récalcitrant et tout un écosystème idéologique est désormais en place.

Depuis quatre ans, fondations, journaux, groupes d’influences et réseaux intellectuels ont fourni l’armature juridique, politique et intellectuelle d’une contre-révolution dont les cadres n’attendent plus que d’être nommés. Ultranationalistes chrétiens, post-libéraux, paléo-conservateurs, catholiques intégralistes, originalistes… ont en commun de ne plus se nommer « conservateurs ». C’est une révolution qu’ils envisagent : la capture de l’Etat afin que celui-ci réinstaure ordre moral, tradition et autorité, stricte hiérarchie sociale, redéfinition de la citoyenneté dans une acception strictement ethnique, et guerre acharnée contre une « gauche marxiste » maléfique, séculière et égalitariste. L’usage de la force contre les dissidents est programmé, sous la houlette d’un César américain qui devra avoir tout pouvoir et immunité (la Cour suprême, à majorité réactionnaire désormais, s’en est déjà en partie chargée).

Donald Trump n’est ni Hitler ni Mussolini et nulle voix sérieuse n’a fait une telle comparaison (à l’exception notable de son ­colistier, J.D. Vance lorsqu’il lui était hostile).

Mais des éléments indiscutables de fascisation, qui s’ancrent dans l’histoire américaine sont indéniablement rassemblés dans la parole et le projet politiques de Trump : peur eugéniste du déclin moral et ethnique du pays, usage de la violence politique, racisme matriciel, haine des mouvements sociaux et de la gauche culturelle et ressentiment à l’égard de l’Etat et des institutions publiques jugées corrompues et faibles… Son énonciation limpide d’un horizon politique contre-révolutionnaire doit finalement être comprise plus que nommée : il ne s’agit pas seulement d’effacer la révolution égalitaire des droits et libertés des années 60, mais la révolution libérale de 1776, qui séparait les pouvoirs, accordait vote et souveraineté à chacun. La première fois, il ne s’agissait que de ce que l’on a appelé un « fascisme inachevé, expérimental et spéculatif ». Mais demain ? (Tribune publiée dans le quotidien Libération en date du 29 octobre 2024)

Sylvie Laurent est américaniste, enseignante à Science Po. Chercheuse Associée durant longtemps au W.E.B. Du Bois Insitute d’Harvard. Elle est l’autrice de plusieurs ouvrages dont Martin Luther King. Une biographie (Point 2016) et Pauvre petit Blanc. Le mythe de la dépossession raciale (Ed. Maison des Sciences de l’Homme, 2020) et de Capital et race. Histoire d’une hydre Moderne, Seuil, janvier 2024)


[1] Voir son ouvrage, traduit seulement 2007 en français : Les âmes du peuple noir, Ed. La Découverte. Voir aussi à ce sujet l’article de Sonya Faure, publié sur Libération le 20 novembre 2019. (Réd.)

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Sylvie Laurent

Sylvie Laurent est américaniste, chercheure associée à Harvard et Stanford, professeure à Sciences-Po. Son dernier ouvrage : Martin Luther King, une biographie, Le Seuil, 2015.

http://www.laviedesidees.fr/_Laurent-Sylvie_.html

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