Édition du 14 mai 2024

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États-Unis

Etats-Unis : Travestissement démocratique

Au sujet de la démocratie aux États-Unis, Alexis de Tocqueville écrivait en substance que le danger inhérent à ce type de gouvernement était que la loi de la majorité se transforme éventuellement en omnipotence de cette même majorité, au sein de laquelle les opinions dissidentes étaient réprimées, sinon écrasées par un conformisme généralisé, un consensus populaire étouffant. C’était là le principal danger qu’il discernait, à tort ou à raison.

L’évolution récente du système politique et partisan américain ne conforte pas cette analyse. L’affaiblissement de la démocratie américaine qu’on y observe suit une voie plus classique. Son dysfonctionnement croissant, qui a permis à un leader tel que Donald Trump de conquérir la présidence avec une minorité de votes, est le fait de jeux de cliques au niveau des États et de la Chambre des représentants. Par la suite, les événements ont déboulé : des législateurs et des juges ultra-conservateurs ont adopté des mesures restrictives (comme la décision de restreindre le droit des femmes à l’avortement, malgré l’opinion contraire d’une bonne majorité de citoyens et de citoyennes). Les gouvernements d’États conservateurs (c’est-à-dire républicains) se livrent sans vergogne à des opérations de charcutage électoral qui visent à réduire les chances du Parti démocrate de l’emporter dans les scrutins locaux, régionaux et nationaux. Ils tentent aussi de défranchiser de leur droit de vote le maximum de citoyens et de citoyennes sous différents prétextes.

Jusqu’à maintenant, l’idole des réactionnaires américains, Donald Trump, parvient à surnager en dépit de sa condamnation devant une cour de justice pour abus sexuel. Il demeure populaire auprès de sa base partisane. Il se positionne pour la présidentielle de 2024 avec de bonnes chances de l’emporter face à un Joe Biden âgé et affaibli, en perte de crédibilité.

L’évolution politique de la société américaine ne confirme donc guère l’idée de Tocqueville d’une sorte de dictature de la majorité. En effet, l’idéologie ultra-conservatrice défendue par une fraction importante du Parti républicaine correspond pas du tout aux idées plus "à gauche" d’une majorité d’électeurs et d’électrices. Mais grâce au système archaïque et dépassé du Collège électoral, Trump a des chances de redevenir président du pays et d’appliquer des politiques réactionnaires pour peu qu’il dispose d’une majorité (même faible) à la Chambre des représentants.

La chape de plomb du conservatisme borné pourra alors à nouveau s’appesantir sur les États-Unis et la démocratie continuer à reculer.

Si le processus formel de la démocratie sera préservé, son esprit s’en trouvera gravement compromis.

Les conflits aigus entre les différentes factions politiques (l’aile gauche et l’aile droite du Parti démocrate, elles-mêmes fractionnées en cliques, les républicains modérés et les extrémistes) produisent ce qui ressemble à un éclatement des grands partis politiques à un degré encore jamais vu (sauf durant le guerre de Sécession).

Ce phénomène a certes toujours existé, mais on assiste en ce moment à son exacerbation. Si jamais le régime démocratique américain se rétrécissait encore davantage jusqu’à ne devenir qu’une caricature de la souveraineté populaire, cette évolution ne prendrait pas sa source dans l’omnipotence de la majorité mais de manière plus classique dans la mainmise croissante de minorités réactionnaires sur l’appareil d’État.

Il confient ici de faire une distinction capitale entre deux courants : le libéralisme et la démocratie électorale. Le premier repose sur la liberté de parole et d’expression, le second sur la désignation par le vote des gouvernants et gouvernantes. Les deux ne se confondent pas nécessairement. Par exemple, au dix-neuvième siècle, la Grande-Bretagne était une puissance libérale, mais peu démocratique. Le droit de vote y était minoritaire et réservé aux élites économiques et politiques (démocratie censitaire). Il ne s’est élargi que peu à peu, au point de devenir universel sur le tard (début du vingtième siècle), d’abord pour les hommes, ensuite pour les femmes. Par contre, ce qu’on qualifiait de "libertés britanniques" désignait une grande liberté d’expression comparée aux autres pays européens, ce dont la classe politique anglaise était fière.

Si le droit de vote aux États-Unis continue à régresser, ce pays peut par ailleurs fort bien conserver quand même son régime libéral. Mais pour combien de temps encore ?

Jean-François Delisle

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