Édition du 7 mai 2024

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Asie/Proche-Orient

Quelles peuvent être les implications internationales de l’élection de Donald Trump ? Questions sur l’évolution de la situation géopolitique mondiale

L’accession de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis représente très probablement un point d’inflexion dans le désordre géopolitique et l’instabilité mondiale. Il est cependant trop tôt pour mesurer ses conséquences. Trump lui-même et une grande partie de son équipe n’ont aucun passé politique de gouvernants, qui offriraient un point de référence fiable. Le pouvoir présidentiel est encadré aux USA (beaucoup plus qu’en France !), par les pouvoirs du Congrès, de la justice et des Etats, comme en témoignent les bras de fer engagés après le décret interdisant l’accès du territoire aux ressortissants de sept pays musulmans (même à celles et ceux qui possédaient un permis de séjour ou étaient résidents) – décret dont l’application a été suspendue par des juges.

Tiré de Europe solidaire sans frontière.

On ne peut donc pas fonder un jugement sur les seuls Tweets vengeurs, les coups de téléphone ou les déclarations péremptoires dont Trump a la spécialité – ni sur les multiples correctifs apportés parfois dans la précipitation : sur Taïwan et la politique « Une seule Chine », sur la Russie en Europe orientale... Il est cependant nécessaire de commencer dès à présent à localiser les grandes questions qui sont ou pourraient être affectées par la constitution de la nouvelle administration US – nous parlons ici des seules implications internationales, les conséquences de son élection aux Etats-Unis même ne seront pas abordées ici.

Trump et… l’instabilité. L’élection de Donald Trump est en elle-même un nouveau facteur d’instabilité internationale. En effet elle n’était ni prévue ni souhaitée par les secteurs dominants de la bourgeoisie des Etats-Unis : le contrôle du processus électoral leur a échappé. Que cela ait pu se produire dans le principal pays impérialiste est un sujet de grande inquiétude pour les gouvernants dans le reste du monde. Comment prévoir quand la gouvernance US devient si aléatoire ?

Les premières mesures de Trump ont accru ce sentiment d’inquiétude : retrait de l’Accord de partenariat transpacifique (TPP), critiques de l’OTAN, etc. Les cadres de concertation entre Etats et bourgeoisies semblent menacés par une administration qui s’affiche unilatéraliste. Le sens donné au slogan « America First » deviendrait alors « America Alone ». La multiplication des accords bilatéraux – où chaque fois les USA se retrouvent en position de force par rapport à leur interlocuteur – prendrait la place des accords multilatéraux.

Il y a bien évidemment de la continuité entre les politiques annoncées par Donald Trump et celles des précédentes administrations, y compris d’Obama ; mais il y a aussi de possibles points de rupture, une inflexion générale et une escalade au moins verbale. Les Etats-Unis se présentaient hier comme le chef de file de diverses alliances (sans pouvoir nécessairement assumer réellement cette fonction) ; Trump menace de faire cavalier seul. Il a ainsi permis au président chinois Li Xiping de postuler à la relève lors de son discours de Davos : ne vous inquiétez pas du repli US, nous sommes prêts à assurer la poursuite du processus de mondialisation capitaliste !

Trump et… la crise écologique globale. Donald Trump est élu alors qu’en termes de réchauffement atmosphérique, en particulier, nous sommes déjà sur le fil du rasoir. Or, un climatosceptique se retrouve à la tête de l’Agence pour l’Environnement des Etats-Unis. Le nouveau président se fait le porte-voix des industries extractives et rejette les conclusions des études scientifiques en ce domaine. L’ampleur de la crise écologique multiforme à laquelle nous devons faire face et l’extrême gravité de ses conséquences sont ignorées, niées.

Les engagements pris par les gouvernements à l’occasion de la COP21 étaient très insuffisants et les politiques préconisées (géo-ingénierie…) dangereuses : ils ne permettent pas de contenir à 1,5% le réchauffement. Le limiter à 2% (un niveau déjà bien trop élevé) semble en l’état très difficile. Cela devient inatteignable en cas de replis US, s’il se confirme.

Les grands accords intergouvernementaux récents sur le climat ont été « cadrés » par des négociations préalables bilatérales en Washington et Pékin. Certes, la Chine et autres « grands » Etats promettent aujourd’hui de maintenir leurs objectifs en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre – mais le pas en arrière amorcé par Trump servira de prétexte aux autres pays. Chaque gouvernement va s’attaquer à des problèmes nationaux majeurs (comme les pollutions en Chine…) ou développer des secteurs industriels qu’il juge porteurs sur le plan international, mais la somme de ces égotismes ne fondera pas une politique d’ensemble.

Trump et… les femmes. Donald Trump a décidé de couper tous financements à des ONG qui évoqueraient la question de l’avortement (et pas seulement à celles qui en pratiqueraient). Les présidents républicains l’ont fait plus d’une fois dans le passé. Les conséquences en sont très graves sur le plan international, beaucoup des associations concernées n’ayant pas les moyens financiers de poursuivre leurs activités d’aides aux femmes une fois que ces fonds leur sont retirés.

Le prix à payer pour la politique de Trump risque d’être aujourd’hui particulièrement élevé, car l’extrême droite réactionnaire (notamment à référence religieuse) se renforce. Les Eglises sont bien souvent elles-mêmes à l’offensive contre les droits des femmes : on assiste en fait à une régression dramatique de la condition féminine dans une grande partie du monde. Le rôle de l’administration Trump peut, dans cette situation, être particulièrement néfaste – ce qui explique certainement pour une part le répondant international aux Marches de femmes aux Etats-Unis lors de l’intronisation du nouveau président et l’annonce d’autres journées mondiales.

Trump et… la réaction idéologique. Donald Trump « suinte » littéralement la réaction. Ce qui est vrai pour les femmes le sera probablement pour les LGBT+, pour le racisme, pour les obscurantismes.

Trump n’est pas contre « la » science. Il est contre la recherche scientifique là où elle peut créer des problèmes aux intérêts économiques qu’il défend – il devient alors négationniste. Comme Harper avant lui au Canada (qui voulait détruire les bases de données permettant de retracer l’histoire du climat), il veut contrôler la recherche et museler les chercheurs. Il a pris pour ce faire des mesures d’isolement et de censure des climatologues et des agences de l’Environnement d’une brutalité exceptionnelle – provoquant l’organisation d’une grande marche des scientifiques sur Washington en avril prochain.

Même « ciblée » sur les questions environnementales, climatiques, la dénonciation par Trump de la démarche scientifique a des conséquences générales : légitimer les obscurantismes à l’heure où le créationnisme (y compris sa version « dessin intelligent ») poursuit son offensive, menant en particulier une bataille de longue haleine sur les programmes scolaires en de nombreux pays.

Trump et… les extrêmes droites. Pour les mouvements d’extrême droite en Europe, la victoire de Donald Trump apparaît tout d’abord comme une très bonne nouvelle. Rompre par la droite avec le « mondialisme » est possible, la preuve ! Rejeter par la droite les « élites » aussi.

Cependant, il n’est pas évident que les extrêmes droites occidentales souhaitent s’identifier trop étroitement à Donald Trump. Le nationalisme de grande puissance « America First » est une menace – et nul ne sait si son administration va réussir à se stabiliser. Le ridicule peut finir par tuer. Donnée pour l’heure gagnante du premier tour de la présidentielle en France, Marine Le Pen ne s’est pas mise à parler « à la Trump ».

Les extrêmes droites islamistes, fondamentalistes, saluent pour leur part l’élection de Trump comme un don du ciel. C’était déjà le cas en France après que Manuel Valls, Premier ministre, a soutenu des décrets illégaux adoptés par quelques municipalités contre le port du Burkini – écartant d’un revers de main l’avis du Conseil d’Etat (il a ainsi fait du Trump avant la lettre : « le Conseil d’Etat dit le droit, moi je fais de la politique » – un Premier ministre peut donc s’asseoir sur le droit ?).

Valls, c’était encore de la petite histoire (sauf pour nous, en France) qui a bien fait rire à l’étranger. On ne rit plus avec le « Muslim Ban » de Trump interdisant l’accès des Etats-Unis aux ressortissants de sept pays musulmans. Les mobilisations spontanées aux USA, aux aéroports, pour permettre l’entrée de résidents étrangers bloqués, et la suspension par des juges du décret signé par Trump ont une portée internationale très importante. Ils brisent la bipolarisation extrême souhaitée tant par Trump que par les extrêmes droites fondamentalistes.

Impacts sur les équilibres entre puissances

Trump et… l’Amérique latine. La morgue impériale n’a pas étouffé Donald Trump concernant l’Amérique latine, « chasse gardée ». Les chefs d’Etat de cette région n’ont pas dû apprécier la brutalité avec laquelle il a humilié, de façon répétée, le président mexicain à force de Tweets plus lapidaires les uns que les autres.

Il en va de même en ce qui concerne la menace d’une remise en cause unilatérale de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena ou, acronyme anglais, Nafta) entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique. La politique du coup de force protectionniste concerne au premier chef le continent entier. La gauche militante en Amérique latine va devoir se mobiliser contre les nouveaux diktats impérialistes, sans pour autant défendre l’ordre présent et l’agenda néolibéral [2].

Le Mexique est le pays de la « ligne de front » avec les Etats-Unis en ce qui concerne, notamment, les implications internationales de la xénophobie et du racisme anti-immigré, anti-latinos, de l’administration Trump, symbolisée par une politique d’expulsion massive, à marche forcée, et de construction du mur frontalier. Toute l’immigration latino est concernée ! Les musulmans sont loin d’être les seuls concernés, tant s’en faut.

Trump et… le Moyen-Orient. Donald Trump a tapé du poing pour dénoncer l’échec d’Obama et de l’OTAN au Moyen-Orient ; il a annoncé un désengagement du théâtre irako-syrien au profit de la Russie ; il a promis de déplacer l’ambassade US de Tel-Aviv à Jérusalem (ce qui reviendrait à la reconnaître comme capitale d’Israël – mais il ne le fera pas) ; il a rompu avec la politique des deux Etats (palestinen et israélien), base des négociations de paix ; il cible en priorité l’Iran et l’accord nucléaire passé avec Téhéran, tout s’ouvrant à l’Arabie saoudite et aux monarchies du Golfe ; il prône une alliance militaire régionale incluant ces Etats et Israël pour « contenir » l’Iran…

Ceci dit, tout laisse à penser que Trump n’a pas la moindre idée de la complexité du « jeu » moyen-oriental ni, peut-être, du fait qu’en ce domaine, les décisions ne relèvent pas de sa présidence, mais notamment du Congrès. Plus encore que sur d’autres dossiers internationaux mieux vaut attendre pour conclure sur ce que deviendra la politique de la nouvelle administration.

Trump et… la Russie. Dans le domaine diplomatique, une chose semblait claire : parmi ses priorités, Donald Trump voulait un rapprochement avec la Russie et Moscou tablait là-dessus. Depuis, les cartes se sont un peu brouillées. On verra.

Dans le monde de Trump où la géopolitique de puissance sert très directement à faire des affaires, ce choix (si confirmé) a du sens : A la différence de la Chine, la Russie n’est pas un concurrent mondial. L’industrie extractiviste (pétrolière) qu’il veut incarner a tissé des liens étroits en Russie. Il peut y avoir convergence au Moyen-Orient. Un axe Whashington-Moscou isolerait Pékin, l’ennemi principal…

Si ce schéma se confirme, la position de la Russie sortirait consolidée sur le théâtre d’opérations syro-irakien et en Europe orientale, aux dépens de l’UE.

Trump et… l’Union européenne. Une collaboration russo-américaine aurait beaucoup d’implications pour l’Union européenne, dont Donald Trump a dit tout le mal qu’il pensait. Malgré les envolées sur l’Europe Puissance, elle n’a pas pu, pas su, pas voulu se constituer en puissance géopolitique mondiale. La nouvelle présidence US a menacé de réduire son engagement dans l’OTAN, refusant de payer ad vitam æternam pour sa défense. L’UE est placée sous-pression, alors qu’elle est en crise : Brexit, hétérogénéité croissante, impopularité…

La récente conférence de Munich (Allemagne) sur la sécurité – appelée le « Davos de la Défense » – n’a pas rassuré l’UE. Certes, les nombreux envoyés de Washington ont tenté de déminer les propos de Trump (qualifiant par exemple l’OTAN « d’obsolète »), mais le vice-président US Mike Pence n’a même pas prononcé les mots « Union européenne » dans son discours – et aucun dossier concret n’a avancé [3].

La question de l’armement réel de l’Allemagne se pose de façon de plus en plus pressante pour les milieux dirigeants européens. Il n’y a pas d’armée européenne. Les armées britanniques et françaises ne comblaient cette absence que très partiellement, étant surtout mobilisées dans le cadre de choix nationaux. Elles ont dû faire face à des exigences contradictoires : réduire les coûts au nom des politiques austéritaires tout en accroissant leurs engagements sur les théâtres extérieurs ou aussi intérieurs (France). Le matériel et le personnel militaire sont usés au risque du « burn out », ce qui serait déjà le cas en Grande-Bretagne, alors que ce « décrochage brutal » s’annoncerait pour bientôt en France [4].

Dans cette situation, même l’impensable se produit. Des ballons d’essai sont lâchés sur des questions taboues. Un membre du Parti chrétien-démocrate, Roderich Kiesewetter, a ainsi déclaré que si l’Amérique de Trump « ne veut plus offrir une garantie de sécurité nucléaire, l’Europe a toujours besoin d’un parapluie nucléaire ». Un éditeur du Frankfurter Allgemeine Zeitung enfonce le clou : compte tenu du réarmement russe et de la petitesse de la force de frappe anglo-française, pensons « l’impensable » – notre « propre dissuasion nucléaire » [5].

La Première ministre britannique, Theresa May, s’interroge-t-elle aussi sur les conséquences de l’élection de Trump en matière de défense européenne ? Cela fait longtemps que les Etats-Unis réclament aux membres de l’Union d’en faire plus et critique l’OTAN – mais Trump peut passer à l’acte alors qu’Obama, plus au fait de la complexité du dossier, ne la pas fait. May est (était ?) une inconditionnelle de l’OTAN. Le Financial Times publie maintenant un article d’Anne Applebaum incitant le Royaume uni à impulser un nouveau pacte de sécurité, malgré le Brexit [6].

L’incertitude ne vient pas seulement d’outre-Atlantique. Rien de sérieux ne peut se discuter dans l’UE avant le résultat des prochaines élections françaises et allemandes. La construction européenne est en crise structurelle. L’Union est incapable de jouer le rôle qui devrait être le sien sur le plan international, dans le maintien d’un ordre impérialiste. Qui que soit le président des Etats-Unis, Washington ne sait qu’espérer des Européens.

Trump et… la Chine. Comment la confrontation USA-Chine va-t-elle évoluer sous Trump ? C’est bien l’une des plus graves questions à suivre dans la période qui vient. Un nombre croissant de commentateurs évoque même la possibilité d’une nouvelle guerre mondiale (sous quelle forme ?) que la situation en Asie orientale préfigurerait.

Sans s’aventurer dans le débat sur « la guerre qui vient », notons que Trump est confronté à un problème auquel Obama n’a pas pu répondre : comment reprendre la main en Asie orientale après avoir laissé trop longtemps l’initiative à la Chine ? D’autant plus que ces derniers temps, Pékin a consolidé sa mainmise régionale. Son emprise économique s’est accrue dans la région, ainsi que son poids politique et diplomatique. La militarisation à son bénéfice de la mer de Chine du Sud est maintenant un fait quasi accompli. La construction d’îles artificielles est suffisamment avancée pour en faire un réseau de défense opérationnel : pistes d’aviation, implantation en cours de nombreux lances missiles sol-air, etc. La flotte chinoise navigue ainsi dans son environnement. Un seuil qualitatif est franchi.

Aucune pression ne forcera Pékin à replier bagage. Les enjeux sont trop importants : le contrôle des accès aux océans, l’influence dominante dans la région (USA ou Chine), le nationalisme de puissance (ciment idéologique du régime)…

La barre est placée très haut. La VIIe Flotte US peut certes cingler en mer de Chine, mais elle ne peut pas refouler l’armée chinoise – sans du moins s’engager dans un conflit actif dont nul ne peut mesurer les conséquences.

La situation est plus contestée et fluide en Asie du Nord-Est avec le face à face belliqueux ente Japon et Chine ; le facteur Nord-Coréen et la crise latente de la péninsule ; l’identité propre affirmée par Taïwan et la nécessité pour Pékin de mettre au pas la population de Hong Kong. Or, les rapports de puissances ne sont pas figés dans cette partie du monde, contrairement à ce que beaucoup semblent croire. La nouvelle Chine capitaliste est sortie de la posture stratégique défensive héritée de Mao. Les Etats-Unis doivent d’autant plus y ré-établir leur leadership qu’il l’ont perdu au sud-ouest. Incertain de l’avenir, la droite militariste au Japon pousse au réarment complet du pays. La Corée du Nord joue le jeu nucléaire de la dissuasion du faible au fort, mais déclenche de ce fait une chaine inédite de réactions : implantation par Washington en Corée du Sud d’une base de missiles d’interception Thaad susceptible de couvrir une grande partie du territoire chinois, réduisant sa capacité de dissuasion. Pékin a en conséquence décidé de déployer ses sous-marins à ogives nucléaires dans les océans pour les protéger d’une première frappe ennemie [7].

Ce n’est pas fait et c’est plus facile à dire qu’à faire. Les sous-marins chinois sont encore « bruyants » (facilement détectable), la portée de leurs missiles balistiques est trop faible, il leur faut produire plus d’armes à têtes multiples technologiquement fiables, la mise en place d’une chaine de commandement capable d’agir en temps de crise est problématique – et tout cela coûte très cher…

L’escalade militaire en Asie du Nord-Est prend néanmoins aujourd’hui une dimension nucléaire. Les puissances « mineures » doivent alors montrer qu’elles ont une capacité sérieuse de seconde frappe, au cas où la Russie d’un côté, les Etats-Unis de l’autre tenteraient de détruire d’un coup leurs sites de lancement. La France, la Grande-Bretagne, la Chine ne le peuvent pas. La question reste toute théorique en Europe. Pékin s’inquiète maintenant de sa vulnérabilité, comme son programme de déploiement de sous-marins nucléaires semble l’attester.

La Chine et la Russie

La Chine s’impose comme une « puissance mondiale » (avec son parc d’armes nucléaires notamment), mais à « zone d’influence régionale ». On ne voit pas Poutine s’affichant à Davos comme l’a fait Xi Jinping en garant de la mondialisation capitaliste.

La Chine est une puissance mondiale au profil militaire beaucoup plus discret, bien qu’en progression permanente. Cependant, sa zone d’influence économique et diplomatique est déjà quasi universelle. C’est l’aboutissement d’une politique d’expansion mise systématiquement en œuvre depuis près de 30 ans – et du rapport entre établit entre enjeux nationaux et déploiement international. Pays capitaliste, la Chine connaît et connaîtra la crise. Il y a aujourd’hui de fortes surcapacités de production, la crise immobilière, l’endettement, de très mauvaises créances, les tensions sur le marché du travail, la fuite de capitaux…

Le déploiement international répond pour une part à ces facteurs « internes » de crise. Il doit garantir l’approvisionnement régulier de l’économie en matières premières (achat de terres, de mines, de compagnies de transports, de ports…). En investissant notamment massivement dans le BTP (bâtiment-travaux publics) à l’étranger, il offre des marchés à un secteur en grande difficulté sur le plan national et des débouchés pour le surplus de production (ciment, acier…). Il permet d’exporter de la main-d’œuvre. Il renforce l’idéologie du régime – le nationalisme de grande puissance.

Dans divers pays, ces investissements (financés par des banques chinoises) sont politiquement à risque. Un Etat endetté peut facilement mobiliser la population contre « les Chinois » pour s’en débarrasser, une fois les travaux réalisés, mais pour l’heure l’expansion chinoise garde son dynamisme. Jusqu’à quand ? Grande question.

Parce qu’elle est la première puissance mondiale, les Etats-Unis ont perdu l’initiative stratégique : ne pouvant assumer toutes ses responsabilités, ne pouvant espérer grand-chose des Européens, elle a laissé la main aux Russes en Syrie et aux Chinois sur le plan international. Parce qu’il semble ne rien connaître de la complexité des rapports de forces mondiaux et des combinaisons géopolitiques régionales, Trump a commencé par demander à l’Union européenne et au Japon « qu’ils paient plus » (rendez-moi mon argent !), et aux institutions comme l’OTAN qu’elles se plient aux priorités définies unilatéralement par son administration. La réalité ne va pas se plier à son imaginaire. Comment va-t-il tenter de contrer la Chine, en provoquant quelles réactions en chaine ? On peut s’en inquiéter.

Période et solidarité

L’élection de Trump exprime et avive les contradictions de la mondialisation capitaliste en tant que mode de domination. La liberté de mouvement des capitaux se solde par la désaffection populaire dans un nombre croissant de pays, par des crises nationales ou régionales de légitimité et de gouvernabilité. Par ailleurs, les fonctions régaliennes des Etats ne sont pas mondialisées au même titre que le capital. Il n’y a pas d’harmonisation entre des politiques économiques prédatrices d’une part, et d’autre part l’encadrement idéologique, les politiques sécuritaires, les guerres dont la responsabilité incombe toujours aux Etats-(Nation).

Il n’y a présentement pas de solution à ces contradictions. Depuis plusieurs décennies, la bourgeoisie mène une offensive de classe frontale pour reprendre tout ce qu’elle avait dû céder après la Seconde Guerre mondiale et les révolutions du XXe siècle. Depuis l’implosion de l’URSS, cette offensive a pris un tour véritablement planétaire. Depuis les crises financières de 1997-1998 et, surtout, de 2007-2008, elle prend une dimension de plus en plus clairement contre-révolutionnaire. L’extrême violence avec laquelle de multiples forces de contre-révolution ont été mobilisées, au Moyen-Orient, pour briser l’extraordinaire élan populaire initié en 2011 en témoigne.

Nous sommes entrés dans une nouvelle époque. J’ai parlé dans mon rapport, d’une période contre-révolutionnaire, ce qui a suscité bien des réticences ou incompréhensions. A cause du mot « période » qui semblerait trop « long », trop « sombre » ? Je dirais bien un « moment » (au sens d’une durée indéterminée), mais je crains qu’un tel terme ne passe pas l’épreuve des traductions ! Contre-révolutionnaire ne signifie pas que la contre-révolution l’a emporté – mais que c’est à cela que nous sommes confrontés, que ce soit de façon ouverte comme dans une grande partie du monde musulman, ou que ce soit de façon plus insidieuse comme souvent en Occident.

Cherchons les mots qui expriment le mieux la nature des temps présents, mais ne les enjolivons pas.

Dans une partie du monde, la violence des attaques provoque en riposte des mobilisations parfois spectaculaires, comme aux Etats-Unis après l’élection de Trump : marches des femmes, soutien aux victimes du « Muslim Ban », marche pour la journée de la terre et des scientifiques… C’est une vague de protestation d’une ampleur rare. La « droitisation » des gouvernants suscite aussi l’émergence de processus politique à gauche, comme avec Corbyn en Grande-Bretagne. Voilà qui offre de très nombreuses opportunités d’action pour nos organisations.

Dans cette mesure on peut parler de bipolarisation – réactionnaire et progressiste ; encore faut-il préciser que c’est une bipolarisation très inégale. Theresa May est au gouvernement, pas Jeremy Corbyn. Le Brexit réellement existant a ouvert la voie à une explosion raciste et xénophobe, pas à une offensive de la classe ouvrière.

Par ailleurs, dans une autre partie du monde, les opportunités se réduisent comme peau de chagrin. Le combat populaire continue au Moyen-Orient, mais dans des conditions terriblement dégradées. Je voudrais donner un exemple qui m’a personnellement marqué. Pendant plusieurs années de suite, j’ai été au Pakistan en solidarité avec des luttes exemplaires par leur ténacité. Les fondamentalistes religieux, les services secrets de l’armée, les hommes de main des possédants faisaient déjà régner la terreur, mais les résistances populaires se poursuivaient néanmoins avec ampleur. J’ai ainsi pu parler dans des meetings rassemblant plusieurs milliers de personnes. Dans la ferme militaire d’Okara – dont tous les cadres paysans sont maintenant emprisonnés et torturés. Avec les travailleurs du textile à Faisalabad – dont les responsables syndicaux sont aujourd’hui emprisonnés et torturés. J’ai rencontré Baba Jan, infatigable militant du Gilgit-Baltistan, aujourd’hui condamné à la prison à vie après avoir été torturé. Les attentats terroristes se succèdent à Lahore, là où je résidais. En quelques années, la situation s’est brutalement défaite. Les résistances se poursuivent – et méritent évidemment toujours notre soutien –, mais dans une situation qualitativement pire qu’auparavant.

Je ne reviens pas ici sur des aspects de la discussion qui ont concerné d’autres points à l’ordre du jour (le « sujet révolutionnaire » et les mouvements sociaux, la construction de partis « utiles » [8]), mais je voudrais conclure sur nos tâches de solidarité.

Nous avons à faire aujourd’hui à des formes de violences véritablement sans limites, mais aussi sans fard. L’hyper-violence n’est plus niée, mais affichée. C’est évidemment le cas pour des organisations terroristes comme l’Etat islamique qui met ainsi en scène la négation de l’humanité des victimes ; mais cette déshumanisation de l’adversaire et de groupes entiers [9] se retrouve aussi dans le thème de la « guerre éthique » ou guerre sainte, du combat Bien contre le Mal chanté par Bush après les attentats du 11 septembre [10]. La « guerre humanitaire » se libère du droit humanitaire et du droit de la guerre. L’ennemi « absolu » n’a plus droit à aucun droit – il pourrit dans des geôles fondamentalistes ou dans le « trou noir » de Guantanamo et des prisons secrètes de la CIA. Le recours au « crime » de blasphème, de lèse-majesté, d’atteinte à la sécurité (ou à l’identité ou au symbole) nationale fait flores. D’aucuns proposent en France l’enfermement préventif dans des camps de rétention de quiconque serait soupçonné de pouvoir demain être impliqué dans un acte terroriste…

Rappelons en passant que la déshumanisation était l’un des objectifs du régime concentrationnaire nazi. Le retour insidieux de la politique de déshumanisation n’est pas seulement le signe de temps réactionnaires, mais bien contre-révolutionnaires. Il définit un nouveau terrain de résistance dont on doit mesurer l’importance. Aucune fin ne saurait justifier un tel moyen. L’humanité de l’adversaire, quel qu’il soit, ne saurait être niée. On en est là.

La répression sans limites annonce l’expansion des tâches de solidarité.

Nous sommes actuellement surtout confrontés à des tâches de solidarité « collective » : envers les populations victimes de catastrophes humanitaires d’origines diverses : envers les migrations et déplacements forcés (plus amples aujourd’hui qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale) ; envers les peuples agressés ; ou sinon envers les militantes et militants détenus dans leurs pays… Nous allons devoir accueillir des exilé.e.s, personnellement menacées, avec une particularité : en exile, ils continueront peut-être de se voir pourchassés. C’est déjà le cas de journalistes et d’intellectuels du monde arabe contre qui des fatwas sont lancées. C’est aussi le cas de Thaïlandaises et Thaïlandais, « coupables » de lèse-majesté et obligés de se cacher parce qu’ils sont dénoncés par des réseaux ultra-royalistes opérant en France. C’est déjà ou cela sera le cas de Kurdes et de Turcs, que les services d’Erdogan ont été ou seront prêts à assassiner. Nous devrons, nous devons non seulement les accueillir, mais aussi les protéger.

Tout cela exige la reconstitution d’une « culture collective de la solidarité » dans les milieux progressistes. La solidarité (sous de multiples formes humanitaires, politiques et financières [11]) doit être intégrée aux tâches « courantes » des organisations populaires (associations, partis, syndicats…). Collectivisée, la solidarité concrète est l’un des piliers sur lesquels peut se fonder le nouvel internationalisme dont nous avons besoin [12].

Pierre Rousset

Notes

[1] Une version à jour des projets de résolution seront publiées fin mars.

[2] ESSF (article 40171), Statement (Mexico) : Against Trump and Peña : unity from below and without borders.

[3] Le Monde, 20 février 2017. Disponible sur ESSF (article 40356), Au « Davos de la défense », l’incertitude Trump : Grave crise de confiance entre l’Europe et les Etats-Unis.

[4] Nathalie Guibert, Le Monde, 22 décembre 2016. Disponible sur ESSF (article 39901), « Armée bonsaï » – L’armée française craint un décrochage brutal en 2020.

[5] Voir Josef Joffe, 13 février 2017, Financial Times :
https://www.ft.com/content/4a60efd8-f1fd-11e6-95ee-f14e55513608

[6] FT, 15 février 2017 :
https://www.ft.com/content/b3fcd252-f1f0-11e6-95ee-f14e55513608

[7] ESSF (article 40404), New arms race – China to send nuclear-armed submarines into Pacific amid tensions with US.

[8] Sur ce dernier point, voir notamment Pierre Rousset, ESSF (article 40093), Réflexions sur « la question du parti » (bis) – Un tour d’horizon.

[9] ESSF (article 40417), Human Rights : Toxic political agenda is dehumanising entire groups, Amnesty warns.

[10] Daniel Bensaïd, ESSF (article 40412), Le nouveau discours de la guerre – « le monde entier en état d’exception permanent ».

[11] Sur ce dernier aspect, voir le bilan d’activité d’ESSF (article 39722), 2005-2015 : Onze ans de solidarité – un bilan des campagnes financières d’ESSF.

[12] De nouveaux espaces se constituent pour collectiviser la réflexion, l’échange d’expérience à renforcer les synergies en ce domaine. Voir par exemple pour Intercoll, ESSF (article 40234), Intercoll : Présentation du groupe de travail « Internationalisme et solidarité internationale ».

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