Le « modèle colombien »
Il est certes très tôt pour prévoir ce qui va arriver, mais il y a deux hypothèses qui ressortent de l’élection du fasciste Bolsonaro. Les « optimistes » ; si on peut dire, pensent qu’une sorte de régime à la colombienne va émerger, autoritaire, militarisé, utilisant une répression ciblée contre des secteurs déterminés du mouvement populaire, avec le consentement, sinon l’appui d’un vaste secteur des couches moyennes et populaires. En Colombie, sous la gouverne d’Alvaro Uribe, l’État s’est renforcé et restabilisé, en profitant des dérives militaristes des FARC. Aujourd’hui, la Colombie émerge comme une mini puissance régionale, avec une démocratie de façade, une opposition fragmentée, et une solide alliance entre les diverses factions réactionnaires, sans compter l’appui indéfectible des États-Unis. Dans ce pays, on assassine, on kidnappe, on détruit l’opposition, mais on lui laisse une petite place, dans un dispositif bien organisé qui exclut tout changement. L’histoire est-elle terminée en Colombie ? Bien sûr que non, elle ne l’est jamais. Et d’autre part, le Brésil n’est pas la Colombie. Le mouvement populaire ne s’est pas militarisé. Il dispose encore d’un large appui électoral (45 % des voix), d’assises dans les institutions, dans les États (les provinces), les municipalités. Tout cela ne peut être détruit du jour au lendemain. Mais …
Le scénario pessimiste
Bolsonaro exprime l’espoir de secteurs réellement fascistes, pas seulement autoritaires. Le président élu l’a dit lui-même, il veut « exterminer » la gauche. Ce qui pourrait vouloir dire plusieurs choses, notamment l’« épuration » de la fonction publique, de l’éducation et du monde de la culture, comme l’a fait, à sa manière, le dictateur turc. Mais il y a pire encore. Il faudra dans le cas brésilien casser de vastes mouvements populaires, dont en premier lieu le puissant Mouvement des paysans sans terre, le MST. Depuis trois décennies, ce mouvement s’est enraciné dans divers secteurs ruraux avec un réseau organisé d’établissements, de coopératives et d’institutions. Sans obtenir la réforme agraire qu’il réclamait de ses alliées du PT, le MST s’est établi dans certaines régions comme un mini « État dans l’État », avec des centaines de milliers de membres. Bolsonaro l’ai dit, il va les « nettoyer », avec l’appui du puissant secteur de l’agro-business, des notables locaux et de secteurs populaires alimentés par les médias-poubelles et les églises évangéliques. Le MST qui, heureusement, n’a jamais « joué » avec l’option militariste, aura beaucoup de peine à résister au choc, à moins que d’autres secteurs populaires se joignent à lui pour construire une sorte de front antifasciste. Pour le moment, c’est improbable. Le mouvement syndical, dont la CUT, de laquelle le Parti des travailleurs (PT) est né, est à peu près paralysé, en bonne partie par l’attaque frontale que subissent les travailleurs depuis plusieurs années et les impacts d’une « globalisation ». En se « reprimarisant » autour de l’agrobusiness et de l’extractivisme, le capitalisme brésilien a conclu qu’une classe ouvrière organisée dans l’industrie et les services publics était une « bête à abattre ».
Les prochains défis du projet fasciste
Beaucoup d’inconnus reste dans l’équation. Les secteurs populaires urbains ne sont pas, du moins à court terme, en mesure de se mobiliser, en partie avec le réseau dense des évangéliques. Le PT, depuis déjà plusieurs années, a perdu pied dans les favelas. Les couches « moyennes », dont une vaste petite bourgeoisie relativement confortable dans l’appareil d’État, l’éducation et les médias, sont neutralisées. La grande bourgeoisie, plutôt hostile à Bolsonaro à l’origine, est prête à « jouer le jeu », surtout si le nouveau président va entreprendre le démantèlement du secteur social de l’État, ce qui voudra dire l’abaissement des impôts (déjà très bas). En Europe au tournant des années 1930, les secteurs dominants, en Allemagne et ailleurs, s’étaient rangés, avec certaines réticences, derrière les fascistes. Les mouvements populaires et syndicaux, bien organisés et implantés, n’ont pas été en mesure de résister. Certes, le Brésil et le monde d’aujourd’hui ne sont pas l’Allemagne et l’Europe traumatisée des années 1930. Un des défis de Bolsonaro sera de prouver aux classes dominantes qu’il peut réellement gouverner, ce qui veut dire consolider et aggraver les politiques néolibérales en fonction des intérêts de la grande bourgeoisie et de l’impérialisme. D’autre part, gérer sa politique répressive en évitant des « excès » (trop de massacres, trop de racisme et d’homophobie), tout en mettant en place un dispositif très répressif. C’est plus facile à dire qu’à faire.
Le choc
Pour le moment, tout le monde est sous le choc. Le réflexe naturel est de pointer du doigt l’effroyable manipulation de la droite, via l’utilisation des médias, la corruption des élites et la répression. C’est tout à fait vrai. La campagne électorale qui vient se terminer illustre la formidable dérive des démocraties libérales actuelles, pas seulement au Brésil (pensons aux États-Unis). La transformation de la scène politique en un immense spectacle où on peut dire n’importe quoi est une tendance lourde. On pourrait cependant penser que la gauche, le PT et les mouvements populaires auraient dû voir venir. La victoire du fascisme survient deux ans après le coup d’état « constitutionnel » qui a renversé la présidente Dilma dont la conséquence logique et naturelle était l’emprisonnement de Lula. Même avant cela, la droite avait pris l’initiative dès 2013 en organisant de véritables mouvements de masse dans la rue pour confronter les inepties du gouvernement du PT, incapables de dompter la répression et de réorienter le pays vers les besoins populaires, au lieu de monter des projets mégalomanes (les Jeux olympiques, entre autres). Avec diverses opérations médiatiques, policières et judiciaires, l’appareil du PT s’est retrouvé dans l’eau chaude. Ces épisodes, évènements, scandales et autres phénomènes ont bien sûr été réfléchis et organisés par une droite bien organisée au Brésil, installée profondément dans l’appareil d’état, « armée » d’une vaste coterie d’intellectuels « de service » et bien assisse sur une culture raciste et réactionnaire héritière de 500 années d’apartheid social et d’esclavage.
Les angles noirs de la gauche
Une fois dit cela, il faut regarder ailleurs. Issu des grandes luttes ouvrières et démocratiques des années 1980, le PT est surgi du néant porteur d’un projet d’émancipation aux accents nouveaux. La nécessité de « démocratiser la démocratie » et de redistribuer la richesse aux secteurs populaires a débouché sur un grand projet attrayant, hégémonique pourrait-on dire. Cette sorte de « révolution pas-si-tranquille » apparaissait comme le chemin idéal pour changer ce pays sans bon sens, sans trop de heurts et de grincements de dents. Une fois arrivé au pouvoir en 2002 après une décennie de victoires lentes et partielles, le PT a bénéficié d’un état de grâce, favorisé par un boom économique, propulsé par l’augmentation du prix des ressources. Ce pays géant de l’agroalimentaire et des secteurs miniers et pétroliers a encaissé beaucoup d’argent, ce qui a permis à Lula et à son gouvernement de redistribuer une partie de la richesse, sans nuire aux intérêts des secteurs privilégiés. Ceux-ci n’ont jamais été partisans du PT, mais ils pouvaient le tolérer en pensant par ailleurs que la nouvelle gouvernance avait comme impact de pacifier les revendications populaires et de modérer des secteurs plus radicaux. Par exemple, les gouvernements du PT ont continué de refuser la grande et principale revendication du MST à l’effet de mettre en place une vaste réforme agraire ,ce faisant, confortant le pouvoir de l’agrobusiness, le secteur le plus dynamique du capitalisme brésilien. On peut dire la même chose au niveau du système politique.
Déjà, peu après l’élection de Lula, des secteurs dissidents avaient osé se démarquer en insistant sur le fait qu’aucun changement réel ne pouvait survenir au Brésil sans une lutte impitoyable contre un système politique pourri jusqu’à l’os. Des très petits au très gros, des élus, fonctionnaires, membres de la magistrature et des appareils répressifs, étaient gangrenés par des pratiques et même une idéologie perverties, anti-populaires, manipulatoires, où le principe suprême est le profit personnel, ancré sur une profonde haine du peuple. Le choix de Lula et de la direction du PT a été, simplement, de vivre avec ce système.
Les décontamineurs contaminés
On dit parfois que ce sont les systèmes qui font les personnes et non les personnes qui font les systèmes. C’est un peu généralisateur, mais cela reste vrai. Autour du petit noyau qui avait piloté le PT jusqu’au sommet de l’État, il y avait une petite armée de « cadres et compétents », en bonne partie des militants et des militantes qui avaient passé des années à lutter dans les syndicats, les municipalités, dans l’éducation et les médias. Ces cadres et compétents avaient des moyens, un peu d’éducation, des capacités et naturellement, ils sont devenus l’épine dorsale du nouveau pouvoir. Pour plusieurs, ils l’ont fait avec honnêteté, voire d’abnégation, dans des conditions souvent difficiles. Pour d’autres, cette transformation représentait une véritable ascension sociale. Un syndicaliste propulsé directeur de cabinet ou administrateur d’une société parapublique, doublait et même triplait ses revenus. Ce qui ne voulait pas dire qu’il devenait un « pourri » du jour au lendemain, mais ce qui n’était pas non plus sans conséquences.
À part le MST qui est resté un cas à part, les mouvements populaires ont été en bonne partie « décapités » par l’exode de ces « cadres et compétents » qui animaient les syndicats et d’innombrables mouvements. Une fois rendus dans l’appareil d’état, ils se trouvaient de facto dans une nouvelle situation où il y avait encore de la complicité avec les mouvements populaires, mais aussi, et progressivement de plus en plus, de la distance. Inévitablement, les nouveaux gestionnaires ont été contaminés par la culture de l’opacité, de la manipulation, voire du mépris qui ont construit ce pays depuis 500 ans. On trouvait beaucoup plus d’arguments pour ne rien faire que pour le contraire. On n’écoutait pas les voix dissidentes qui disaient que le PT restait assis sur un château de sable, sans restructurer une économie totalement inégale et dépendante, sans confronter le 1 % et le 10 % qui ont continué de s’enrichir, sans mener une bataille résolue contre le vaste empire médiatique réactionnaire et l’influence perverse des évangéliques. La coupure entre le PT et les couches populaires est devenue apparente en 2013 quand le peuple est sorti dans la rue pour dénoncer les hausses de tarifs de transport et les projets mégalomanes, Mais la gauche s’est bouché les oreilles. Ce fut un moment décisif pour convaincre l’arc-en-ciel de la droite de passer à l’action.
Les défis de demain
Le Brésil va connaître des jours très sombres et il faudra, dans la mesure de nos moyens, appuyer nos camarades. Par exemple, en surveillant de très près les agissements de l’État canadien et des entreprises canadiennes qui vont choisir d’être les collaborateurs des fascistes. À court terme, les mouvements brésiliens vont essayer de faire deux choses en même temps. Ils vont résister, ils n’ont pas le choix. Ils vont par ailleurs débattre, essayer de comprendre, démêler leurs contradictions. Il est probable que les dirigeants du PT, Lula en tête, vont choisir la voie du profil bas, du repli, en attendant le retour des choses, sans trop secouer la cage. Ils vont dire, en partie avec raison, que c’est le seul choix possible, que le rapport de forces est trop défavorable. Ils vont blâmer le peuple et les mouvements populaires au lieu d’accepter leurs responsabilités dans la débâcle. Et il y aura les autres qui vont tenter, dans des conditions d’une grande adversité, de tenir le coup, comme cela est probable avec le MST. Il faudra se mettre avec eux.
Penser plus loin
Le Brésil, comme plusieurs pays de la « vague rose » en Amérique latine, ont été des laboratoires importants du renouvellement de la gauche. On ne pourra jamais assez dire l’importance que cela a eu, notamment pour sortir la gauche de ses ornières avant-gardistes mal héritées d’un « marxisme-léninisme » pétrifié et nuisible. Or aujourd’hui, les défaites actuelles sont également lourdes d’implications. Que faut-il en penser ? La montée d’une gauche électorale n’est pas le but, ce n’est pas comme cela qu’on va changer la société. C’est un moyen, et encore, un moyen qui comporte de nombreux risques. Ces risques, il y en a beaucoup. Il y a le problème évoqué plus haut des « cadres et compétents », qui s’installent dans un relatif confort en abandonnant les mouvements populaires dont ils sont issus. Il y a les pièges d’un « jeu politique » où on fait semblant de prendre des décisions alors que les vrais leviers du pouvoir se trouvent bien cachés dans les interstices des banques et des grandes entreprises. Il y a les risques énormes de confronter réellement les dispositifs du pouvoir sachant très bien leurs capacités à détruire, à manipuler, à anéantir.
Agir maintenant
Devant tout cela, il est nécessaire de résister aux pseudo projets de « fuir le politique », de se réfugier dans des zones de confort où on peut rêver d’expérimenter la société à très petite échelle. Des projets anticipatoires, c’est important, tels les coopératives, les mini-communes et tout le reste. Mais ce n’est pas cela, en soi, qui va briser le pouvoir. Et alors on n’a pas le choix d’aller dans le marécage, tout en sachant à quoi s’attendre. En ce moment où Québec Solidaire espère changer la donne, on peut à la fois être réjouis et prudents. Il serait intéressant que les innovations qui ont bien servi QS soient approfondies, de sorte qu’on puisse éviter des dérives potentielles. Par exemple,
· Le parti doit demeurer un lieu de débats actif et vivant, ne pas se contenter de s’enfoncer dans des formules faciles, peut-être avantageuses sur le plan électoral, mais qui risquent, à terme, de créer l’illusion qu’on peut faire le changement sans faire le changement. À QS, on n’est pas rendus là, mais il y a un petit risque que l’appétit d’une percée électorale nous ramène vers le bas.
· Les élus et les « cadres et compétents » dont la masse va être décuplée dans la prochaine période, doivent accepter, comme l’ont déjà fait les Manon, Gabriel, Amir et les autres, qu’ils ne sont pas les « propriétaires » de QS. D’autre part, ils ne doivent pas créer une situation où leur situation matérielle va trop s’éloigner de celles de leurs électeurs et électrices. Une idée, comme cela, en passant : pourquoi ne pas établir une règle où les élu-es mettent à la disposition des mouvements, donc en dehors de leur contrôle, 10 % de leurs revenus ? [1] Une sorte de « taxe populaire » pour les mouvements qui sont l’épine dorsale de la transformation.
· Les ressources du parti devraient être décentralisées, ne pas être « captées » au sommet par des « conseillers », experts ou pas, dont le rôle est d’appuyer les élu.es. Oui, les élu.es en ont besoin pour faire leur travail parlementaire, mais QS, ce n’est pas seulement cela. Les conseillers ne doivent pas être des « gate-keepers » empêchant les militants et les militantes de participer effectivement au débat. La grosse différence pour QS, et pas seulement pour la prochaine élection, ce sont des associations dynamiques qui peuvent construire des convergences populaires. Ce sont des commissions et des comités thématiques qui vont produire des outils d’éducation populaires et des analyses sur les questions brûlantes de l’heure, pas seulement des éléments de réponse pour telle ou telle « commission parlementaire ».
Changer la société, c’est une lutte opiniâtre, déterminée, contre un adversaire irréductible, qu’il faut neutraliser, sinon, c’est lui qui va nous neutraliser.
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