Tout d’abord, j’aimerais reconnaître la valeur de la contribution d’Yves-Marie Abraham au débat fort important sur le contenu réel du concept de la « transition juste » ainsi que sa prise de position sans équivoque pour une vision écosocialiste de la transition écologique. Ce faisant, Abraham souligne un aspect stratégique parfois négligé dans ce débat, soit le rôle que peuvent et doivent jouer les organisations syndicales dans la profonde transformation sociale qu’exigerait la sortie d’une société basée sur les hydrocarbures et les règles du marché.
Ceci dit, j’aimerais apporter deux clarifications qui sont en même temps des critiques amicales portées à ce texte. En premier, Abraham semble méconnaître le débat ayant cours au sein du mouvement syndical international sur le contenu de la « transition juste » et, particulièrement, l’émergence depuis 2012 d’une nouvelle vision profondément transformatrice de la transition écologique. En conséquence, les propositions avancées par Abraham pour un programme écosocialiste dans le mouvement syndical restent malheureusement d’une trop grande abstraction. Beaucoup plus concrètement, j’estime que les grands principes de cette nouvelle conception transformatrice de la « transition juste » peuvent devenir le fondement d’un « programme écosocialiste possible dans le mouvement syndical ».
Visions contrastées de la transition juste
Les premières formulations de la transition juste sont apparues vers la fin des années ‘90 et le début des années 2000 alors que se constituait le nouveau mouvement altermondialiste dont les manifestations de Seattle en 1999 furent l’acte de naissance. À cette époque où l’on voyait pour la première fois se mobiliser ensemble syndiqués et écologistes, « Teamsters and Turtles » selon l’expression du Los Angeles Times [2], contre l’Organisation mondiale du commerce et les traités de libre échange, il était important de répondre à l’opinion propagée par les médias dominants et les porte-parole de la mondialisation néolibérale qui assenaient sur toutes les tribunes que défendre l’environnement et promouvoir la création d’emplois était contradictoire. La formulation « Just Transition » lancée en 1997 par Tony Mazzocchi, le président du syndicat américain Oil, Chemical and Atomic Workers Union, et reprise trois ans plus tard par le Congrès du Travail du Canada (CTC), visait à y répondre en affirmant que la défense de l’environnement et de l’emploi n’était pas opposés à condition de lutter pour une politique économique alternative. Une politique qui prônerait la création d’emplois de qualité dans une économie soutenable, le tout accompagné de mesures de protection des travailleurs et de leurs communautés [3].
En 2006, la Confédération syndicale internationale (CSI) reprend cette conception essentiellement défensive de la transition juste (protéger les intérêts des travailleurs pour que personne ne soit laissé pour compte dans la transition) et y greffe tout un programme de stimulation économique verte réclamant l’intervention vigoureuse des états ainsi que l’instauration d’un dialogue social tripartite État-entreprise-syndicat. La critique qu’en fait Abraham est absolument juste : en dépit des appels à une transformation radicale, cette vision de la transition juste ne remet pas en question le système économique ambiant et s’enlise dans une vision où « le capitalisme semble constituer un horizon indépassable ». C’est une inflexion social-démocrate de la notion de transition juste.
Cependant, à partir de 2012 s’affirme une vision alternative. Lors du Sommet de la terre à Rio, l’assemblée syndicale sur le travail et l’environnement, où sont présents de nombreux délégués d’Amérique latine, adopte en opposition au rapport de la direction du CSI, une résolution affirmant que « notre modèle actuel de production et de consommation, guidé par le profit, et identifié comme source d’inégalités sociales et de dégradation de l’environnement, doit être remplacé si nous voulons garantir un développement réellement durable ». [4] Cette position ne tombait pas du ciel. Certains événements précurseurs l’avaient annoncée, notamment la campagne « One Million Climate Jobs Campaign » en Grande-Bretagne ainsi que les débats sur le contenu de la transition juste dans le mouvement syndical d’Afrique du sud (COSATU, NUMSA), débats fort bien commentés par la sociologue Jacklyn Cock [5].
Le tournant de Rio+ 20
Le sommet de la terre de Rio est effectivement le point tournant à partir duquel s’affirme cette vision alternative de la transition juste. Elle s’exprimera à deux niveaux complémentaires qui s’influenceront mutuellement.
Premièrement, elle est reprise par le mouvement altermondialiste, comme en témoigne la déclaration finale du sommet alternatif Rio + 20, qui ancre la transition juste dans les « résistances et alternatives contre-hégémoniques au système capitaliste », amplifie l’aspect « juste » pour inclure les travailleurs, les peuples, les communautés autochtones, les femmes et revendique « le contrôle populaire et démocratique des biens communs et énergétiques » dans un nouveau modèle « fondé sur des énergies renouvelables décentralisées et qui garantissent l’accès à l’énergie pour la population et non pour les entreprises » [6]. La transition juste, désormais qualifiée de démocratique, populaire et solidaire devient un élément incontournable du discours altermondialiste aux Forums sociaux mondiaux de 2013, 2015, 2016 et 2018.
Cet approfondissement « altermondialiste » de la notion de transition juste stimule, en deuxième lieu, tout un secteur du mouvement syndical international qui se regroupe dès 2012 autour du réseau Trade Unions for Energy Democracy (TUED) pour proposer le contrôle public et démocratique du secteur énergétique comme cheville ouvrière de l’élaboration d’un nouveau discours syndical sur la crise environnementale [7]. Le TUED élabore une critique de l’approche primant le dialogue social tripartite et l’accommodation au système existant, prône une vision transformatrice de la transition juste comme la seule réponse possible à la dégradation environnementale, et souligne l’alliance indispensable des syndicats avec les mouvements sociaux et les peuples du sud. Ce nouveau discours, même s’il n’est pas dominant dans le mouvement syndical international, prend néanmoins une place non negligeable. Le TUED qui regroupait à l’origine 21 syndicats en compte maintenant plus de 66 provenant d’une vingtaine de pays dont le Canada (SCFP, Unifor, STTP).
D’importantes organisations syndicales reprennent des éléments du discours novateur, particulièrement la revendication du contrôle public et démocratique du secteur énergétique. Mentionnons en vrac la PSI (l’Internationale des services publics), l’ITF (la Fédération internationale des ouvriers du transport), la TUCA (la Confédération syndicale des travailleurs et travailleuses des Amériques et nul autre que la grande confédération syndicale britannique, la vénérable TUC [8].
La TUC sous l’impulsion de la « One million Climate Jobs Campaign », et de surcroît fortement influencée par la remarquable campagne électorale de Jeremy Corbyn, le leader de gauche du Labour Party, adopte à son congrès de Brighton en 2017 une résolution historique en faveur « du retour de l’énergie au secteur public et au contrôle démocratique » [9].
Nous voyons ainsi trois conceptions de la transition juste se déployer dans le mouvement syndical international :
a. La transition juste comme la recherche d’une protection sociale pour les travailleurs/euses ainsi que les couches les plus vulnérables de la société. C’est une conception essentiellement défensive mais néanmoins ouverte à la coopération avec les mouvements écologistes.
b. La transition juste comme la recherche d’un capitalisme reformé et « soutenable », mettant en œuvre une politique keynésienne de stimulations économiques en alliance avec les secteurs « plus verts » du capitalisme pour tenter d’atteindre dans le cadre du système actuel une économie décarbonisée.
c. La transition juste comme un processus de rupture avec le cadre économique et social existant, par le développement d’emplois verts, des énergies renouvelables, des transports publics, de la reconversion industrielle, sans oublier l’élimination à terme des énergies fossiles, le tout sous contrôle public et démocratique. Le développement du rapport de force nécessaire à cette démocratisation économique et sociale radicale proviendrait d’une alliance avec les mouvements sociaux et populaires, seule stratégie capable d’enrayer la dynamique destructrice de l’accumulation sans fin du capital.
La transition juste : embryon d’un programme écosocialiste
Ces trois conceptions de la transition juste coexistent dans le mouvement syndical et se retrouvent à des degrés divers dans les prises de positions sur les questions environnementales. Si la dimension « protection sociale des travailleurs et travailleuses » est très largement reprise, il n’est pas inédit de la retrouver associée dans certains cas à des propositions relevant du capitalisme « vert » et dans d’autres, à des propositions de rupture du cadre économique existant. Parfois, elle est associée simultanément aux deux. Le discours syndical sur la transition juste est rarement univoque.
Néanmoins, une dynamique intéressante se dégage : à mesure que les préoccupations environnementales se propagent à tous les niveaux du mouvement syndical (confédéral, sectoriel, régional, local), l’intérêt à débattre de la transition juste augmente de façon exponentielle.
Nous le voyons ici même depuis une demi-douzaine d’année alors que la transition juste est passée d’une préoccupation marginale du mouvement syndical au statut de question névralgique. Les centrales syndicales produisent rapports et études sur la question ; d’importants syndicats sectoriels en débattent ; des colloques conjoints syndicats-groupes écologiques se multiplient. Exemple : le Sommet pour une transition énergétique juste qui se tiendra à Montréal le 23 et 24 mai prochain [10]. Mais surtout, l’on constate un rapprochement syndical avec les mouvements environnementaux. Ainsi la FTQ, le conseil central de Montréal (CSN), la FAE et d’autres organisations syndicales adhèrent au Front commun pour la transition énergétique (FTCÉ), le plus grand regroupement de forces écologistes au Québec.
Cet intérêt croissant est le socle à partir duquel un travail d’éducation en profondeur peut être fait sur la transition juste comme processus de rupture avec le statut quo. Les syndicats du secteur public, après plus de trente ans de lutte contre les privatisations, sont un terrain naturel à des propositions touchant le contrôle public et démocratique des services et entreprises publics. Dans les régions, la forte résistance au développement de la filière des hydrocarbures (la résistance au pipeline Énergie Est et/ou l’opposition à l’exploitation du gaz naturel par fracturation hydraulique) crée un terreau fertile à l’adoption de propositions sur le contrôle démocratique de l’énergie et le développement d’un nouveau modèle fondé sur les énergies renouvelables. La prise de conscience de la gravité de la crise environnementale, surtout parmi les jeunes syndicalistes, est une autre porte ouverte non seulement à l’adoption d’une vision transformatrice de la transition écologique mais aussi à l’élaboration d’une alliance durable avec les mouvements environnementalistes afin de sortir du modèle de développement et de consommation actuel et mettre de l’avant un modèle alternatif.
Cette notion alternative de la transition juste pourrait être l’embryon d’un éventuel programme écosocialiste dans le mouvement syndical. Jacklyn Cock la qualifie d’élément constitutif, ou dans ses mots, de « building block » [11] d’une nouvelle vision syndicale qui serait écologique et démocratique, liant justice sociale et une réelle soutenabilité environnementale, contenant les éléments d’une vision de dépassement du capitalisme.
Sean Sweeney, le principal théoricien du réseau TUED, souligne à gros traits les leçons que doit tirer le mouvement syndical du grand débat en cours sur la transition juste : « La conclusion la plus importante que doit tirer le mouvement syndical … est que la transition vers un avenir soutenable et sans carbone ne peut être laissé aux mains de la classe des investisseurs, des pdg des multinationales ou des gouvernements qui refusent de briser avec le modèle actuel de croissance et l’impératif du profit maximum…Il n’y aura pas de Transition Juste sans une profonde transformation politique et sociale, et cette transformation dépendra de la remise en question des rapports de propriété existants ainsi que de l’élargissement de la démocratie à tous les niveaux….il n’y aura pas une telle transformation tant et aussi longtemps que le mouvement syndical et ses alliés n’auront saisi pleinement que cette transformation est non seulement possible mais absolument nécessaire. » [12]
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