Édition du 19 novembre 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Les alliances ou sortir du périmètre

Prenons le problème à sa racine. Pour transformer la société, il faut une masse critique. Il faut un projet qui a une prétention à l’hégémonie, c’est-à-dire, un projet qui puisse attirer un très grand nombre de personnes, pour ne pas dire une majorité. Sans cela, on est condamné à l’échec puisque sur le fonds, une transformation vers une société égalitaire ne peut être imposée.

Alors rapidement une autre question se pose : comment cette majorité active peut elle réellement se mettre en mouvement ? Là-dessus, la perspective que je préfère (c’est le cas de la majorité des militants et des militantes) est qu’il faut passer par un long travail, non pas pour « éduquer » un peuple défini comme « ignorant », mais pour valoriser, stimuler, rendre expressif un élan d’émancipation qui se retrouve dans le peuple. Bref, pour participer à un vaste mouvement d’auto-émancipation et d’auto-organisation. C’est ce qu’ont dit la plupart de nos « ancêtres », de Marx à Gramsci en passant par Lénine et Luxembourg.

Cette ligne de fond se retrouve souvent confrontée aux réalités complexes des structures politiques et culturelles. La domination par une élite ne passe pas seulement par la coercition (la force), mais aussi par la capacité de convaincre des dominés que la soumission est préférable à la lutte. Ou autrement, comme le disait madame Thatcher, qu’il « n’y a pas d’alternative ». Alors là dans ce contexte, la lente accumulation des forces pour une transformation par en bas se heurte à de nombreux obstacles. La situation devient embrouillée. La lutte n’est plus ce chemin droit et radieux devant l’émancipation, mais un ensemble de sentiers obscurs.

On pourrait appeler cela la « politique ». C’est un chemin plein d’embuches. Où on cherche comment produire des « petites » et des moins petites avancées. Et où l’on trouve des moments d’exaltation, de reculs, d’enthousiasme, de déprime. Le camp du peuple, par ailleurs, n’est jamais homogène ou lisse. Il est au contraire plein d’aspérités, de contradictions, qui insèrent dans la dynamique sociale et politique des fractures, des divisions. On s’entend et on ne s’entend pas. On a des choix difficiles.

Du point de vue de l’émancipation, naviguer sur cet océan politique est une sorte d’art, avec des intuitions, de l’imagination, mais aussi, du calcul, de la stratégie. Il faut le dire, la gauche n’a pas été souvent championne dans ce « jeu ». Elle hésite parfois et aussi, elle trébuche. Une des impasses est de se retrouver instrumentalisée par des puissances concurrentes, qui promettent des changements sans y croire, et dont l’objectif est de s’emparer du pouvoir plutôt que de le transformer. On constate dans des situations où l’émancipation sociale croise l’émancipation nationale que cela arrive souvent. De nouvelles élites « nationales » mobilisent le peuple et au bout de la ligne, comme le disait un certain Manifeste, elles installent à la place de ceux qui nous oppriment « une nouvelle poignée de fumeurs de cigares » pour perpétuer la domination.

Une autre impasse constatée souvent dans l’histoire est de s’isoler. On pense qu’on a tout à fait raison. On pense qu’il ne faut pas se « contaminer » en parlant aux nombreuses expressions de la politique. On pense que l’action courageuse peut se substituer à la conquête de la majorité et que par la force de l’exemple, le peuple se réveillera. Ces comportements sont visibles dans plusieurs familles politiques de gauche, y compris les socialistes.

Alors si les leçons de l’histoire abondent sur ce qu’il ne faut pas faire, on ne peut pas dire qu’il y en a des tas qui ont été positives. Mais il y en a. De grandes révolutions démocratiques et anti-impérialistes du tiers-monde, comme en Chine, à Cuba et au Vietnam, ont réussi parce que les mouvements qui les animaient avaient réussi à « sortir du périmètre », à entrainer une majorité du peuple, à construire une hégémonie autour de quelques grands objectifs clairs et reconnus, quitte à mettre de côté, au moins pour un temps, des objectifs auxquels ils croyaient au départ. Ce n’était pas donné d’avance et ce n’est pas ce qui est arrivé dans de nombreux pays où des forces réactionnaires se sont imposées avec des discours creux et des pratiques douteuses.

Ailleurs, de vastes coalitions ont pris forme autour de certains « fronts populaires » où le centre-gauche et la gauche se sont entendus, pas nécessairement sur tout, mais au moins sur quelques objectifs cruciaux où on pouvait se battre ensemble. C’est arrivé ces dernières années dans plusieurs pays latino-américains. C’est arrivé en Europe à mi-chemin dans le vingtième siècle. Ces victoires, ces avancées, étaient toujours partielles. Elles posaient des jalons, sans régler tous les problèmes, sans éviter des impasses qui ont à la longue parfois abouti à des défaites et des reculs.

Dans tout cela, il n’y a pas de « recette », de plan préétabli. Il y a des situations, des opportunités, des pièges aussi. Et il y a, du côté de la gauche, des moments où l’on doit réfléchir, débattre, envisager diverses hypothèses. Dans ce sens, je salue la bonne idée de Québec Solidaire pour un chantier du « renouveau politique ». Il est tout à fait légitime et important de lancer une discussion en partant du fait que la gauche n’a pas, en ce moment, un « plan de match » clair et efficace pour contrer la droite. Il faut donc écouter, chercher, projeter et se soigner de cette pathologie que j’appelle le je-sais-tout-isme.

On s’entend par ailleurs que la construction d’une alliance qui dépasse le « périmètre » habituel de la gauche est tout un défi. Au Québec actuellement, on a un PQ immobilisé du fait que l’impératif de gagner les élections l’emporte sur pratiquement toute autre considération. Depuis l’épisode de Lucien Bouchard, ce parti a progressivement délaissé les fondations sur lesquelles il avait été construit (une certaine social-démocratie et l’indépendance). Il est devenu une « machine », avec de puissants « gestionnaires » dont le dernier en titre, Jean-François Lisée, est un vrai champion. Il y a des courants minoritaires dans ce parti, mais ils sont affaiblis par leurs divisions. Un certain nationalisme archaïque, pour ne pas dire frileux, refait surface, ce qui est antinomique avec un projet de transformation.

Penser une alliance avec un tel projet est périlleux. Pour autant, il faut également éviter de tomber dans l’autre piège. Ne pas penser des alliances, c’est s’en aller vers un mur. Des alliances, par ailleurs, cela ne se fait pas surtout avec des « amis » : ce sont des moments conjoncturels où se produisent des intersections temporaires. Penser par exemple que la gauche doit s’allier seulement à ses alliés « naturels » (les mouvements populaires par exemple) risque de ne pas mener à sortir du périmètre, justement.

Alors que faire ? Il y a passablement d’espaces sur le terrain politique pour élargir la lutte. On ne peut pas ignorer, par exemple, l’aile progressiste du PQ, qui n’est pas (et ne deviendra pas selon moi) hégémonique, mais qui va garder une certaine influence. Comment travailler avec eux alors qu’ils servent souvent de paravents à des projets rétrécis ? Ce n’est pas évident, mais il faut chercher. Dans la mouvance progressiste à l’extérieur du PQ, il y a aussi des alliés potentiels. On l’a vu dans l’expérience de « Faut qu’on se parle ». Il faut accepter qu’on ne pense pas tous la même chose et qu’on ne dit pas les choses de la même manière.

En ce qui concerne les mouvements sociaux, nos alliés « naturels », on peut imaginer des manières de lutter ensemble, au-delà d’appuis ponctuels. La situation se pose quelques fois autrement dans les régions et les municipalités où il y a d’importants enjeux locaux, où des rencontres peuvent se produire entre la gauche, les mouvements populaires et d’autres courants politiques, autour de la nécessité d’améliorer le quotidien et de bloquer les pires projets néolibéraux.

Pour avancer sur cela et dans bien d’autres chemins, il faut avoir une attitude ouverte à la discussion et éviter des positionnements trop tranchés.

Tout en étant justement préoccupés sur le court-terme (comment empêcher la réélection du PLQ), on doit revenir à cette bonne « vieille » idée que nous travaillons dans une perspective à plus long terme. Les possibilités de changer le monde via des moments politiques spécifiques (une élection par exemple) sont présentes, mais également, limitées. L’édifice du pouvoir est beaucoup plus vaste qu’une assemblée nationale ou quelques députés, et je ne dis pas cela pour dénigrer l’importance de ce terrain. Mais il ne faut pas avoir d’illusion. Ce n’est pas pour idéaliser la force de la « rue », des manifestations, de l’organisation à la base, mais lorsque des transformations s’imposent, c’est qu’il se produit une intersection entre la profondeur des résistances sociales et la possibilité de changer, au moins en partie, le terrain politique.

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