« Il n’est rien de plus impossible qu’une révolution avant qu’elle n’éclate ; il n’est rien de plus évident qu’une révolution lorsqu’elle a remporté sa première victoire »
(Rosa Luxemburg)
Quand les Gilets jaunes ont émergé, j’ ai réagi spontanément comme beaucoup de militants de gauche, habitants des métropoles, au capital culturel confortable. Vu de Paris, ces gens « de nulle part », se réclamant de la civilisation de la bagnole, soutenus par Le Pen, ne pouvaient qu’être racistes, sexistes et homophobes. Celles et ceux qui se rassemblaient sur les ronds-points, les péages et les parkings des centres commerciaux, dans la tradition des jacqueries antifiscales, n’ avaient rien à voir avec le changement social, tel que je l’ avais appris à travers la grammaire de l’ émancipation utilisée au xxe siècle. Ces « petits blancs » ressemblaient tellement à ce peuple de Trump et étaient si éloignés de ma vision du monde qu’ ils m’ étaient étrangers à tous les sens du terme.
Pourtant, en discutant avec de jeunes militants écologistes, je compris que je faisais fausse route, ressemblant à ces bourgeois, en particulier ces écrivains de droite ou de gauche qui avaient stigmatisé les Communards comme un peuple d’ alcooliques désœuvrés… Très vite j’ eus envie de suivre, d’ observer, d’ interpréter, mais aussi de soutenir et me mêler à ce mouvement social inédit qui confirmait non seulement la vague dégagiste électorale de 2017 mais aussi le mouvement de 2016 contre la Loi El Khomri,avec notamment l’ expérience de Nuit Debout et de la « prise des places ».
Ce que je voyais avec les Gilets jaunes, ce n’ était cependant pas Nuit Debout à Paris et dans les capitales des métropoles régionales, mais Nuit Debout sur chaque rond-point, sur chaque parking de supermarché, sur chaque péage… La colère des « gens de nulle part », de celles et ceux qui n’ ont jamais la parole dans la presse s’ exprimait enfin de façon brute mais efficace. Ils disaient : « Assez ! » après avoir été poussés au bord du gouffre pendant des années par un système vorace, basé sur les profits et construit sur leur dos, et avoir été ignorés ou traités comme des déchets par les patrons, les banquiers, les politiciens et les bureaucrates du gouvernement, quel que soit le parti de la classe dirigeante au pouvoir. Ce peuple se soulevait en se réclamant d’ une souveraineté populaire dont il était privé.
Ce mouvement rendait visible et audible la France des « perdants » de la mondialisation, celle des travailleurs pauvres, des fonctionnaires de catégories C, des infirmières, des agents des services hospitaliers (ASH), des aides soignantes, des retraité·es, des mères de familles monoparentales, des petits patrons endettés, des auto-entrepreneurs, VTC ubérisés, des intérimaires et des chômeurs… Mais en contestant toute médiation, en prenant la parole, du no man’ s land des ronds-points aux plateaux de télévision, en s’ auto-organisant et en se politisant sans le recours aux organisations traditionnelles, ces nouveaux Sans-culottes refusaient le rôle de « victimes » auquel ils étaient assignés. Ingouvernables, ils devenaient des acteurs politiques incontournables de leur propre destin, et par là même du nôtre.
Cet événement improbable, il fallait au delà des interprétations, et quoi qu’ il devienne politiquement après décembre 2018, en raconter la genèse. J’ avais suivi à peu près le même cheminement en 2016 à propos de Nuit Debout, cheminement qui m’ avait déjà conduit à rassembler les principaux textes rédigés par les participants à ce mouvement. J’ ai repris pour cette chronique le fil conducteur qui avait été à l’ origine de ce premier livre. Et cela d’ autant plus que les deux mouvements ont des points communs :
> L’ émergence d’ un sujet social, la France en colère des petites et moyennes villes, des travailleurs pauvres, des classes moyennes en déclassement d’ un côté. La France de la jeunesse précarisée des centres villes de l’ autre.
> L’ émergence d’ un sujet autonome qui se défie de toutes les instances intermédiaires (partis, syndicats, associations) et fixe son propre agenda à partir des besoins qu’ il entend exprimer, en se passant des médiations anciennes.
> L’ auto-organisation et l’ auto-gouvernement du mouvement par l’ utilisation massive des outils numériques, l’ absence de porte-parole élus et identifiés, la dynamique imprévisible de l’ action.
Comme pour Nuit Debout, l’objectif du présent livre est de contribuer à fixer une mémoire. Pétitions, appels, cahiers de doléances, chansons, témoignages spontanés, articles et autres documents issus du mouvement des Gilets jaunes sont ici rassemblés et présentés. Ils témoignent de ce bouillonnement d’ actions de désobéissance civile, d’ expériences de démocratie directe et de propositions, de la richesse et de la profondeur d’ un mouvement qui, quelle qu’ en soit l’ issue, s’ inscrit déjà dans la mémoire collective du combat séculaire pour l’ émancipation.
Nous ne prétendons pas à la neutralité, à l’ objectivité, à l’ exhaustivité dans ce choix de textes qui, par nature comporte une part de subjectivité et d’ arbitraire. Dans la masse de documents à notre disposition, nous avons privilégié ceux qui nous semblaient les plus aptes à donner une image aussi proche que possible de la réalité du mouvement, ainsi que ceux qui nous semblaient exprimer son caractère radicalement émancipateur et démocratique.
Avant de présenter ces textes, on essaiera de rappeler ce que fut jusqu’ aux congés de fin d’ année ce mouvement populaire, à travers sa chronologie, les données actuelles des enquêtes ou les premières interprétations sociologiques ou politiques qui en furent proposées de différents côtés. Une brève histoire par conséquent, écrite « à chaud », avec là encore une forte dose d’ humilité sur le sens que l’ on peut accorder à ces mots au sortir d’ une période si proche.
Nous aurons l’ impression de ne pas avoir fait œuvre inutile si notre tentative aura permis que la lectrice ou le lecteur soit mieux informé·e sur ce que fut la genèse de ce mouvement social à nul autre pareil. Une sorte photographie à l’ instant T des 5 premières semaines du mouvement, par conséquent.
Ce que sera le film au bout du compte, c’ est ce que les Gilets jaunes en feront eux-mêmes. Il ne peut pas en être autrement ! En d’ autres mots, la saison 1 de l’ épopée des Gilets jaunes se termine avec la fin de l’ année 2018, place maintenant à la saison 2.
Patrick Farbiaz
Éditions du Croquant, janvier 2019
Ce livre est disponible dès maintenant sur le site de l’éditeur (www.editions-croquant.org)
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