Édition du 19 novembre 2024

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Écologie

Un monde qui tombe en morceaux

La Bourse du carbone ou le nouveau terrain de jeux des maîtres du monde

Recommandation centrale et triomphante du protocole de Kyoto, la Bourse du carbone (autrement appelée marché climatique) constitue une incalculable nuisance tant pour l’humanité que pour la Terre. Son instauration a pour effet de définitivement livrer la nature en pâture à ses pires ennemis. À l’avenir, les exploiteurs-pollueurs disposeront de tout le champ libre nécessaire pour lui faire violence sans retenue – le tout légitimé par la Loi et vicieusement drapé dans une rhétorique faussement vertueuse. Avec la Bourse du carbone, on peut dire que tout ce qui permettait encore à la vie de jaillir – et à la lumière de persister malgré toute la noirceur du monde – sera jeté aux lions de la jungle-marché. Et comme de fait, le néolibéralisme n’en fera qu’une bouchée !

Les écosystèmes se dérèglent ? Aux États-unis, c’est business as usual

Dans le droit fil de l’utopie technicienne (voir ici) qui colore l’intégralité du protocole de Kyoto, cette bourse a pour présupposé que l’Homme parviendra « un jour ou l’autre » à remplacer l’irréversible épuisement des ressources par du capital technique, c’est-à-dire qu’il se maintiendra en vie grâce aux prouesses de la technoscience. Selon cette croyance, il serait donc vain de vouloir renverser notre mode de production dégénéré et le productivisme [1] dément qui l’accompagne. Il faudrait plutôt que les écologistes révolutionnaires « prennent leur mal en patience » et laissent intacte la soumission de notre monde à la publicité-totalitaire et à la surconsommation qu’elle a fini par ériger en dogme.

« Le monde va tel qu’il est et c’est parfait comme ça ». Après tout, George Bush père avait parfaitement indiqué le chemin en affirmant solennellement que « le mode de vie des Américains [était] non-négociable. » On comprend dès lors mieux pourquoi Kyoto en est arrivé aux objectifs bidons qu’on lui connaît. Tout ce qui lui restait à faire, c’était parler du « développement durable » jusqu’à nous en faire faire une indigestion et ensuite imposer sans débat public et dans le plus grand secret des mécanismes qui devaient, dit-on, stimuler l’innovation technique de nos plus brillantes entreprises.

Disons que dans le cas du développement durable, lui et son pseudo-contenu environnemental ont déjà été pourfendus à de multiples reprises (voir notamment ici). Quant aux fameux mécanismes de régulation du climat, demandez et vous recevrez : une foule d’économistes néolibéraux ont déjà mis sur pied une sorte d’« économie de l’environnement » qui rassemblent plusieurs mesures propres à protéger les privilèges de leurs maîtres. À ce chapitre, les plus connues sont d’ailleurs les écotaxes et le commerce des droits d’émission de gaz à effet de serre (communément appelé Bourse du carbone). Il s’agit là des deux solutions centrales que proposent les « écologistes de marché » pour sauver l’humanité d’un cataclysme écologique qui, déjà, manifeste ses premiers symptômes. Considérant que leur fonction première est non pas de préserver l’environnement mais bien d’éviter que l’État intervienne par voie de quelque réglementation coercitive que ce soit [2], il n’y a absolument rien là qui puisse nous rassurer.

C’est que pour les papes du néolibéralisme, une intervention directe de l’État risquerait de fausser le jeu de la libre concurrence « pure et parfaite » (jeu qui n’existe pourtant que dans leur imaginaire de désaxés mentaux [3])... Plus largement, ces mesures visent donc à empêcher que nous décidions collectivement d’arrêter de passer par quatre chemins en interdisant tout simplement aux entreprises de nous polluer la vie. Après tout, si vous étiez parmi les maîtres d’une société d’esclaves consommateurs, ne vous serait-il pas fatal de laisser ces derniers se libérer de leurs chaînes ? Le fait de les laisser renouer avec une conscience politique digne de ce nom ne risquerait-il pas de sonner l’effondrement définitif de votre règne ?

On ne peut dès lors pas vraiment s’étonner de la logique minable avec laquelle les économistes s’affairent à convaincre tout le monde de l’efficacité indépassable du marché. Si son fonctionnement leur apparaît si parfait, c’est tout simplement qu’en plus de laisser le pouvoir concentrer au sommet de la pyramide, il laisse telles quelles les monstrueuses inégalités de nos sociétés mutilées par la loi du plus fort et de l’individualisme possessif. Venant de ses petits chiens de garde technocrates, qu’est-ce que la classe dirigeante pouvait bien attendre de mieux ?!

Un marché comme les autres : au service des plus forts

Venons-en maintenant au plat principal. Quel est donc le fonctionnement de ce mécanisme que l’on a pompeusement appelé Bourse du carbone ? Officiellement, on se plaît d’abord à radoter qu’elle a pour fonction d’aider nos valeureuses entreprises à atteindre leurs objectifs de réduction de gaz à effet de serre (GES). On dit que l’implantation d’un tel système aurait le mérite de leur donner le coup de pied au c... nécessaire au sauvetage in extremis du climat. Voyons voir de plus près.

L’explication qu’en donne Radio-Canada – « neutre » et par le fait même déchargée de toute fonction critique – se décline comme suit :

« C’est un marché comme celui des actions où il y a des acheteurs, des vendeurs et des intermédiaires (les courtiers). Sauf qu’au lieu d’y négocier des actions, on y négocie des droits ou des crédits d’émissions de CO2.

Le fonctionnement de base est à peu près le même partout. Les entreprises se voient d’abord imposer des quotas d’émissions qu’elles doivent respecter.

Celles qui ne réussissent pas à respecter leurs quotas doivent acheter des droits pour émettre du CO2.

À l’opposé, une entreprise, qui réussit à abaisser ses émissions en deçà des quotas fixés, obtiendra des crédits qu’elle pourra vendre sur le marché.

Le but est donc de récompenser les « bons élèves » qui investissent dans des technologies propres en leur permettant de gagner de l’argent par la vente de leurs crédits et de pénaliser ceux qui dépassent leurs quotas en les obligeant à payer pour acquérir des droits de polluer. »

* Veuillez prendre note que les caractères gras ont été ajoutés par nul autre que moi-même.

Le stade ultime de la privatisation et l’effondrement sémantique de la notion « d’espace public »

À première vue, cette explication simplificatrice donne presque le goût d’applaudir ; on jurerait que les néolibéraux sont enfin parvenus à résoudre le seul et unique défaut qu’ils reconnaissaient encore du bout de la langue à l’économie de marché : le problème des externalités négatives. Dans la problématique environnementale, cette défaillance du marché rassemble tous les phénomènes de pollution ou de disparition des ressources naturelles qui résultent de l’activité des entreprises sans toutefois que celles-ci n’aient en bout de ligne à en assumer les coûts ou la réparation. Plus généralement, elles sont décrites comme les conséquences d’une activité économique que le marché n’arrive pas à prendre en compte [4]. En conséquence, elles sont considérées comme des imperfections du Dieu marché, et ce, – ô sacrilège ! – même par les économistes orthodoxes les plus fanatiques. Au cours des dernières années, ceux-ci ont toutefois prétendu pouvoir sauver la mise en passant par des procédures d’internalisation des coûts comme la Bourse du carbone.

Va à première vue pour la théorie. Mais en pratique – dans la réalité concrète de la biosphère –, cette proposition présente des lacunes insurmontables qui démontrent hors de tout doute qu’elle a été tout sauf conçue pour protéger l’humanité des prédateurs affairistes qui menacent aujourd’hui de l’anéantir. Tenter d’en saisir la portée donne donc droit à un voyage gratuit au pays du vide intellectuel de la science économique dominante.

La première raison qui fait que la Bourse du carbone doit être rejetée avec véhémence est qu’elle constitue une privatisation sournoise et détournée des éléments les plus indispensables à la vie. En accordant gratuitement des permis de polluer aux entreprises, l’État transforme en pure marchandise l’atmosphère terrestre, voire la biosphère elle-même, et sonne le déchiquetage final des écosystèmes en les poussant directement dans la gueule du loup. C’est que la distribution de tels droits équivaut à livrer aux pollueurs des portions complètes d’environnement (par l’entremise des crédits d’émission) qu’ils auront le loisir de revendre ou de polluer comme bon leur semble. C’est littéralement comme si le père Noël donnait en cadeau des pans entiers de l’air qu’on respire à ceux qui sont précisément les responsables historiques de son empoisonnement [5].

Dans cette foulée, la Bourse du carbone permet aux entreprises de faire subir le sort qu’elles souhaitent à la nature jusqu’à ce que le seuil de pollution autorisée ait été atteint. C’est comme si tout leur était permis tant qu’elles n’ont pas complètement saccagé la portion d’environnement qui leur avait été accordée. Et une fois cette étape franchie, la fête ne s’arrête pas pour autant ; les entreprises les plus puissantes sont libres d’investir quelques beaux dollars dans l’achat de nouveaux droits qui leur permettront de démolir davantage [6]. Beaux dollars qui iront directement regarnir les coffres des autres entreprises qui elles, soit n’auront pas réussi à détruire assez vite leur propre portion, soit auront investi juste à temps dans des technologies un peu moins sales, question de repousser à légèrement plus tard « l’explosion » du climat [7].

On comprend donc parfaitement ce que veut dire Daniel Tanuro lorsqu’il affirme que le marché climatique, « c’est vraiment l’assiette au beurre [et] que de plus en plus de patrons américains espèrent pouvoir y tremper leur cuillère [8]. » La Bourse du carbone ouvre ni plus ni moins de nouveaux champs d’accumulation pour la classe dominante, en plus d’étendre à un degré jamais vu la marchandisation du monde ! On peut donc s’attendre à ce que l’argent continue de couler à flot même lorsque que le chaos s’emparera des populations les plus pauvres du globe. Cela a d’ailleurs d’ores et déjà commencé avec la crise alimentaire.

Tout ce cirque a de plus pour conséquence désastreuses de naturaliser et de rendre légal une part démesurée de la pollution causée par la folie destructrice du monde des affaires. Alors qu’avant nous étions en droit de condamner les entreprises pollueuses pour la totalité des dommages causés si nous jugions collectivement qu’aucun d’eux n’étaient vraiment justifiables, à l’avenir, nous devrons nous résigner à accepter qu’elles ont juridiquement, et donc légitimement, le droit de polluer en-deçà d’un certain seuil, et ce, même si ce seuil ne convient pas du tout aux critères de légitimité que nous aurions voulu fixer. Les entreprises se libèrent ainsi du jugement collectif et s’en remettent une fois de plus à la Loi et au marché pour parfaire leur domination [9]. La société n’a donc décidément plus de prise sur rien de ce qui en fin de compte détermine pourtant son devenir. Est-ce finalement de cela dont Greenpeace se réjouit ?

Le calcul des externalités : le reflet pervers d’un rapport de force inégal

Au-delà de l’inacceptable privatisation, le Bourse du carbone s’appuie également sur des a priori théoriques monumentalement imbéciles. Elle suppose entre autres qu’il est possible d’évaluer monétairement le coût social et environnemental non pris en compte par le marché, c’est-à-dire de quantifier les fameuses externalités négatives. On prétend donc pouvoir calculer sérieusement le prix de la pollution, de la désertification, de la mort des océans, de la fonte irrémédiable des glaciers, de la désertification, de l’effritement de la biodiversité et du dérèglement climatique en général. Une telle prétention relève d’un intense délire schizophrénique ! Les incertitudes liées aux changements climatiques et à l’anticipation de leurs impacts sont beaucoup trop sérieuses pour qu’on s’en remettre à une vague acrobatie comptable faisant fi de tout principe de précaution. Pour le dire autrement, le coût réel des externalités, qu’on s’y prenne de n’importe quelle façon, est tout à fait impossible à calculer économiquement et le marché climatique ne peut que concourir à les sous-estimer de façon totalement irresponsable.

Dès lors, le niveau de stabilisation du climat à atteindre et les actions à entreprendre pour y arriver ne peuvent s’appuyer sur une décision purement économique puisque le marché se trouve dans l’incapacité chronique de produire des normes. Mais alors, pour mettre en place la Bourse du carbone et fixer efficacement le seuil (ou les quotas) de pollution à partir duquel les entreprises devront commencer à débourser, l’État ne doit-il pas se baser sur une référence quelconque ? S’agit-il d’une norme déterminée en fonction de critères strictement scientifiques ? Malheureusement pas. En fait, il s’agit majoritairement d’une norme sociale issue du rapport de force central qui structure toute société capitaliste : celui entre la classe possédante, extrêmement minoritaire, qui a intérêt à ce que l’exploitation de la nature et du travailleur se poursuivre, et la classe dominée, majoritaire, qui est dépourvue de tout moyen de production et donc de toute possibilité réelle de peser sur les choix décisifs qui orientent pourtant son devenir.

Ce schéma d’analyse, hérité du vieux Marx, a pour le moins le mérite d’expliquer pourquoi la Bourse du carbone – là où elle a été imposée – n’a réussi à diminuer les émissions de gaz à effet de serre que d’une façon incroyablement dérisoire, révélant du même coup son inutilité profonde au regard de la crise socioécologique mondiale. Mais il n’y a pourtant là rien de bien nouveau. La classe dominante n’a tout simplement que faire du présent, bétonnée dans l’idéologie du progrès technique, elle croit que ses chercheurs inventeront bientôt des thermostats qui lui permettront de contrôler la température planétaire !

En fin de compte, lorsque l’État négocie ces fameux quotas de pollution avec les maîtres du monde, force est de constater qu’il ne représente d’aucune façon l’intérêt général (celui des pollués), mais obtempère plutôt avec soumission aux bons ordres du capital. En piétinant ainsi le bien commun, nos gouvernements prouvent donc hors de tout doute que le soi-disant universalisme de la démocratie libérale n’est qu’un autre de ses funestes mensonges. Après tout, n’est-ce pas cette même démocratie qui, grosso modo depuis le début des années 1980, s’est vouée plus vigoureusement que jamais à la défense et à l’accroissement sans limites des droits de propriété du capital ?

Il faut se rendre à l’évidence, la croissance des pays du Nord et le capitalisme ne sont plus viables

Au bout du compte, il faudrait être sourd aux sirènes néolibérales pour ne pas réaliser l’ampleur de la supercherie que constitue la Bourse du carbone. Comme mille autres tactiques du pouvoir, elle ne cherche qu’à masquer le fait que la société – loin d’être harmonieuse – se trouve littéralement asphyxiée sous le poids d’une domination aveugle qui lui fait radicalement violence.

En plus des arguments précédemment mentionnés, d’autres auraient également pu être abordés. Par exemple, il aurait été pertinent de mettre en lumière de quelle façon les entreprises parviendront aisément à éviter de réduire leur marge de profit en refilant la facture aux consommateurs, ou pire, en augmentant le taux d’exploitation des travailleurs. Il aurait aussi été intéressant d’expliquer comment le marché climatique pousse certaines industries voraces à délocaliser leurs activités polluantes vers les pays du Sud, où les obligations du fumeux Protocole de Kyoto ne s’appliquent pas encore. Cette stratégie trompeuse et mystificatrice a notamment pour effet d’améliorer le bilan des pays du Nord – parmi lesquels la pédante Union européenne – pendant que la situation s’aggrave mondialement. Enfin, on aurait pu développer sur le fait que la Bourse du carbone ramène le temps biophysique au pauvre et superficiel temps du calcul économique, ce qui exprime une préférence marquée du présent à courte vue sur l’avenir et permet d’occulter une réalité fondamentale : l’exploitation capitaliste des ressources naturelles impose une vitesse d’utilisation infiniment supérieure à celle des cycles naturels et seule une décroissance progressive du couple production/consommation pourra relever le défi de la (ré)conciliation humanité/nature.

En conclusion, on peut dire qu’avec la Bourse du carbone, ce sont une fois de plus des considérations marchandes qui priment sur le politique, c’est-à-dire sur cette capacité qui est la nôtre de faire le monde plutôt que le laisser faire, sans quoi il s’avère finalement impossible de construire une société dont nous aurions réellement choisis les pièces, une à une et consciemment. On peut aussi ajouter qu’avec cette proposition, Kyoto démontre plus que jamais son acharnement impardonnable à vouloir, comme le dit Tanuro « sauver les profits d’un système d’exploitation du travail et de la nature qui devrait être jeté aux poubelles de l’Histoire ». Tout, dans la fausse solution que constitue cette Bourse, sert à escamoter les vrais coupables et à faire diversion en attendant que les cons qui nous dirigent réalisent que cette fois-ci, on n’y échappera pas sans s’attaquer au système destructeur qui en est la cause. Qu’on l’aménage n’importe comment, la logique concurrentielle du capital n’est plus seulement inconciliable avec les potentialités même de la vie, mais avec les conditions de notre survie elle-même...

Post-scriptum : j’ose croire que vous me pardonnerez de m’être légèrement emballé avec les notes de bas de page...


[1Dans son Dictionnaire critique de la globalisation, Jacques B. Géminas définit le productivisme comme suit : « méthode d’organisation de la productivité et de la rentabilité par une utilisation intensive de la technologie et de la sous-traitance, et par une exploitation maximale des potentialités physiques et mentales des travailleurs. » Nous pourrions également ajouter que c’est principalement la loi du profit qui force ceux et celles qui sont en possession des moyens de production – usines, machineries, outils, etc. – à produire toujours plus de marchandises, et ce, même si celles-ci, en plus d’être à chaque fois plus inutiles, s’avèrent au final terriblement destructrices pour les vivants que nous sommes. À vrai dire, tout se passe comme si un amour obsessionnel des profits plongeait la classe dominante dans une sorte de folie meurtrière qui lui ordonnerait de produire toujours plus, et ce, malgré la destruction irréversible de la planète que cette augmentation infinie de la production entraîne. Un tel besoin maladif et compulsif ne peut que rappeler à quel point le productivisme fait partie intégrante de la logique interne du capitalisme. Oui car cette « voix diabolique » qui pousse les maîtres du monde à continuellement augmenter leurs niveaux de production, ce n’est rien d’autre que la loi de l’accumulation du capital, impératif sur lequel repose tout l’échafaudage de ce mode de production. « Accumuler pour accumuler, produire pour produire, tel est le mot d’ordre de l’économie politique proclamant la mission historique de la période bourgeoise » disait Marx. Dans cette foulée, seul un imbécile pourrait croire à la possibilité qu’une société capitaliste se développe indépendamment du productivisme et de l’horrible exploitation de la nature et des travailleurs que celui-ci implique inévitablement. Le productivisme est ce qui permet aux dominants de préserver leur mainmise sur nos vies et la loi de l’accumulation leur ordonne d’accroître leur production s’ils ne veulent pas perdre leur place dans la compétition féroce qui se joue sur le marché mondial. Voilà ce qu’on appelle la guerre de tous contre tous, voilà ce qui vient vampiriser la vie dans tout ce qu’elle a de plus merveilleux !

[2Autant dans le cas de la taxe que de la bourse, le rôle de l’État se restreint simplement à fixer « les règles du jeu » lors de l’instauration du mécanisme. Ces règles sont toutefois le fruit d’un rapport de force bien concret où le monde des affaires dicte à l’État jusqu’où il est prêt à aller pour « fermer la gueule » des écologistes. Ces derniers étant la plupart du temps trop occupés à planter des arbres dans le but naïf et parfois même ridicule de changer le monde « un geste à la fois », il en résulte que l’on se fait allègrement berner et rouler dans la farine. Quant aux risibles partis verts qui se sont empêtrés dans les sables mouvants de la politique institutionnelle, on sait depuis longtemps qu’ils se présentent au-delà du clivage gauche/droite simplement dans l’optique gênante de passer sous silence leur ignorance totale des véritables enjeux sociaux, économiques et historiques que la crise écologique globale interpelle actuellement. Pour ne pas nommer de nom, Elisabeth May – la chef du Parti vert du Canada – est une véritable plaie pour l’écologie et son étroitesse d’esprit n’a d’égal que son refus obstiné de pointer les vrais bourreaux du climat.

[3En fait, cette fameuse concurrence « pure et parfaite », si elle existait, ne pourrait que conduire à son contraire pour la simple et bonne raison que les gros poissons finissent toujours par manger les petits. C’est pourquoi le système capitaliste, lorsque laissé à lui-même, ne peut que conduire à la constitution d’oligopoles, voire de monopoles, toujours plus puissants.

[4Par exemple, l’usine qui pollue abondamment l’air et les rivières d’une petite municipalité n’aura jamais à payer ni pour l’augmentation des coûts de santé reliés à la recrudescence des problèmes respiratoires et cardio-vasculaires, ni pour la diminution des réserves de poissons qui menace de jeter au chômage certains pêcheurs en plus de priver la population d’une nourriture locale saine et non contaminée. On savait déjà que les entreprises faisaient des profits illégitimes sur le dos des travailleurs, maintenant on sait qu’elles en font sur le dos d’absolument tout le monde.

[5Explicitement, la Bourse du carbone a pour effet de conférer une valeur marchande à ce qui n’a pourtant pas de prix étant donné son caractère profondément irréductible (c’est que la valeur accordée à la nature est une valeur sociale et non économique). En achetant et vendant des droits de polluer sur un marché livré aux spéculateurs les plus rapaces, les entreprises réduisent la nature à un simple facteur de production, géré comme tout le reste dans une froide visée comptable de maximisation des profits. La théorie économique néoclassique justifie cette tentative de « rendre l’air payant » en rappelant que c’est la gratuité de l’accès qui conduit au gaspillage. Dès lors, argue-t-on, si l’air appartenait aux entreprises, celles-ci auraient enfin intérêt à en prendre soin... Or, cette théorie confond hypocritement une situation où il y aurait absence de propriété avec celle de propriété collective qui est la nôtre. Dans les faits, les biens naturels appartiennent à tout le monde (c’est-à-dire à personne en particulier) et c’est à la collectivité que revient la tâche de les protéger en limitant, voire interdisant, le mauvais usage qu’en font les gaspilleurs. En ce sens, les entreprises doivent à tout prix demeurer subordonnées à la volonté collective étant donné que leur structure même de rentabilisation à court terme les oblige à pas ternir compte des générations futures. Elles sont en quelque sorte porteuses d’un indécrottable « après moi le déluge » qui ne changera en rien même si on leur permet de s’approprier des portions entières d’environnement. Les biens naturels constituent des biens publics mondiaux qui doivent conserver leurs critères de non exclusion et de non rivalité, donnant ainsi la chance à tous d’y accéder dans les limites prescrites socialement. En somme, les valeurs écologiques et sociales ne sont radicalement pas compatibles avec les valeurs marchandes.

[6Il est à noter que selon le Protocole de Kyoto, les entreprises pollueuses qui dépassent leurs quotas ont également l’opportunité d’acheter des crédits en investissant dans des projets de réduction d’émission de CO2 dans d’autres pays, notamment les pays « en voie de développement ». Dans les faits, l’application des améliorations techniques est toutefois bien plus lente que l’évolution des problèmes générés à l’échelle mondiale. Autrement dit, cela n’empêche aucunement la situation d’empirer à chaque jour.

[7Il a effectivement été démontré que le marché du carbone tendait à orienter les investissements vers des mesures non structurelles, plutôt que vers la révolution énergétique indispensable. Cela s’explique par le fait que le prix à payer pour les entreprises n’est résolument pas assez prohibitif. Pour les pétrolières, par exemple, ce prix risque d’apparaître si dérisoire au regard des profits et subventions qu’elles engrangent, qu’elles n’auront pas le moindre intérêt à modifier profondément leurs méthodes d’exploitation de la nature. D’autre part, même si certaines industries à la fine pointe de la technologie arrivent parfois à diminuer les pollutions de leurs procédés, la pollution globale ne cesse pas pour autant d’augmenter à chaque année en raison de la croissance vorace des pays « émergents » qui désirent à tout prix à rattraper notre mode de vie insoutenable. L’impasse est dont totale.

[8Voir le texte « Comment les mécanismes de marché pourrissent le climat » à l’adresse suivante : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article7455

[9Comme le disent François Chesnais et Claude Serfati, « les gouvernements des pays capitalistes développés et les institutions internationales ne s’engagent pas moins dans la voie d’une aggravation de la situation par l’élargissement de ’’ droits à polluer ’’, qui systématisent le caractère intangible de la propriété privée ainsi que le droit du capital au pillage de la nature ». Voir François CHESNAIS et Claude SERFATI, « Les conditions physiques de la reproduction sociale », in Jean-Marie Harribey et Michael Löwy, Capital contre nature, PUF, Actuel Marx Confrontation, 2003, p. 71.

Mots-clés : Écologie Québec
Giovanni Gentile

Il a été membre du comité de rédaction de Presse-toi à gauche ! jusqu’à ce qu’il décide finalement de rompre avec le régime de visibilité spectaculaire en place.

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