Tiré de regards.fr
Aux États-Unis, Joe Biden a d’abord fait adopter un plan de soutien de 1900 milliards de dollars. Il met maintenant sur la table un plan d’investissement de 2000 milliards de dollars sur huit ans dans les transports, l’industrie ou encore les réseaux internet. Cette relance massive de la dépense publique inclut un volet fiscal important. Tout ne serait pas financé par la dette, la politique monétaire et le privilège du dollar. La secrétaire d’État au Trésor Janet Yellen a certes seulement évoqué une contribution fiscale plus forte des plus fortunés. Mais le plan contient bel et bien une hausse du taux d’imposition des bénéfices des entreprises de 21 à 28%. Soit dit en passant, c’est plus que le taux d’imposition français qu’Emmanuel Macron n’a cessé pour sa part d’abaisser. Janet Yellen a également appelé à la mise en place rapide d’un taux d’imposition minimal pour les entreprises. Il s’agit, dit-elle, de stopper la course aux moins disant fiscal. L’idée serait, semble-t-il, de taxer à hauteur de 21% les profits réalisés à l’étranger par une entreprise. C’est beaucoup plus que le taux d’imposition plancher de 12,5% proposé par l’OCDE. On comprend bien l’enjeu pour la réussite du plan Biden : la hausse de la fiscalité américaine sera contournée si les entreprises peuvent continuer de pratiquer l’évasion fiscale à grande échelle.
Nicolas Dufrêne est directeur de l’institut Rousseau et auteur de Une monnaie écologique (éditions Odile Jacob, 2020).
Regards. Joe Biden, par la voix de sa ministre des Finances Janet Yellen, souhaite mettre en place un taux d’imposition minimal sur les sociétés à l’échelle mondiale. L’idée serait de taxer à hauteur de 21% les profits réalisés à l’étranger par une entreprise. Les temps changent-ils vraiment ? Si oui, comment caractériser cette évolution ? Quel peut en être la portée ?
Nicolas Dufrêne. L’État américain a joué un grand rôle dans le développement des grandes entreprises multinationales américaines, notamment des Big techs dont la plupart ont été financés par les fonds d’investissement pilotés par l’État américain. Mais aujourd’hui les relations entre le gouvernement américain et ces grandes entreprises ne sont plus au beau fixe. La créature tente trop souvent d’échapper à son créateur. En 2019, 91 des 500 plus grandes entreprises américaines, dont Amazon, n’avaient pas versé un centime d’impôt au trésor américain. Elles rechignent parfois à partager leurs données. Il y a donc une volonté de la nouvelle administration, au moins sur le plan fiscal, de montrer à ces entreprises qu’elles ne sont pas « hors sol ». L’idée de taxer les revenus et les profits réalisés à l’étranger n’est d’ailleurs pas étrangère à la tradition fiscale américaine qui pratique déjà un impôt différentiel, fondé sur la nationalité, pour ses citoyens qui résident et travaillent à l’étranger. Depuis 2014, le FATCA a considérablement renforcé la portée de cette disposition. L’idée de l’appliquer également aux entreprises, sous une forme adaptée, ne doit donc pas surprendre. D’autant moins qu’elle est discutée depuis plusieurs années et que seule l’attitude hostile de Trump avait fait échouer toute négociation jusqu’à présent.
La nouveauté réside plutôt dans cette prise de conscience des États-Unis qu’ils doivent mener cette évolution avec les autres grands pays de l’OCDE. C’est pourquoi ils poussent les institutions internationales comme le FMI à se prononcer en ce sens. La réforme de cette fiscalité internationale devrait donc aboutir à deux résultats différents : d’abord l’instauration d’un taux minimal mondial d’imposition sur les sociétés, puis un système visant à moduler l’impôt sur les sociétés en fonction des bénéfices réalisés dans chaque pays, indépendamment de leur établissement fiscal. Si le processus est mené jusqu’au bout, avec des taux qui ne soient pas trop bas et un mécanisme efficace de répartition, cela peut contribuer à rendre la mondialisation un peu moins sauvage. Les estimations parlent de 100 milliards d’euros de recettes supplémentaires pour les États. Néanmoins, il faut bien avoir à l’esprit que la concurrence fiscale liée à l’imposition des sociétés n’est qu’un des chantiers à mener. L’échange d’informations, la transparence des transactions et des identités, la levée du secret bancaire et les autres avantages fiscaux qui peuvent être accordés aux entreprises et résidents des différents paradis fiscaux ne sont pas moins importants.
La France, l’Allemagne et le FMI seraient partants pour suivre les États-Unis dans ce projet d’harmonisation fiscale planétaire. Tout ceci est-il crédible, sachant que l’on n’arrive même pas à harmoniser la fiscalité dans l’UE ? Quel serait l’intérêt d’un tel projet pour le monde de l’économie et de la finance ?
Les pays européens ont plusieurs intérêts à suivre et à encourager la démarche américaine : mettre fin à la spirale infernale de la concurrence fiscale par le bas qu’ils ont eux-mêmes initiée il y a 30 ans, rendre inopérantes les techniques d’optimisation fondées notamment sur les prix de transfert et, plus largement, trouver à l’extérieur la dynamique dont ils ont besoin pour converger à l’intérieur.
Car les traités européens n’ont rien prévu en matière de convergence fiscale. Au contraire, ils ont encouragé la concurrence fiscale en permettant le libre-établissement des entreprises et la libre circulation des marchandises sans aucune contrepartie en matière d’harmonisation fiscale. Pourtant, ces mêmes traités ont bien pris soin d’interdire les aides d’États aux entreprises et de réglementer les politiques monétaires et budgétaires... Mais en matière fiscale, ils ne s’opposeraient aucunement à des États voulant instaurer un taux nul sur l’imposition des sociétés. Si aucun État ne l’a fait jusqu’à présent, l’Irlande a un taux d’imposition de seulement 12,5% sur les bénéfices des entreprises (en réalité beaucoup moins grâce à la pratique des rescrits fiscaux), la Hongrie de 9% et des pays comme le Luxembourg pratiquent à peu près toutes les formes d’optimisation fiscale malgré un taux officiel affiché de 17,5%. Les grands États de la zone euro souffrent ainsi d’une concurrence fiscale intrazone qui se double de l’impossibilité pour eux de qualifier de paradis fiscaux d’autres pays de l’Union.
Pour couronner le tout, les réformes en matière fiscale se heurtent au principe de l’unanimité. Le meilleur exemple en est le projet d’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS), lancé en 2011, puis abandonné, puis relancé en 2016 pour une application éventuelle… en 2026. Autant dire que ce projet est plus qu’incertain. Un accord large au sein de l’OCDE, impulsé par les États-Unis, pourrait avoir plus de chances. Pour le monde économique, cela peut avoir une vertu simplificatrice : si tout le monde joue avec les mêmes règles, il devient moins nécessaire de se ruiner à chercher la meilleure optimisation possible pour son entreprise.
Le G20 a discuté notamment de cette question ce mercredi 7 avril. Quelle analyse faites-vous des résultats de cette réunion ?
Les pays du G20 ne se sont pas trop avancés. La bonne nouvelle est que le G20 n’est pas un lieu, comme l’UE, où un petit État peut à lui seul bloquer toute la machine. Mais, depuis 2008, 24 pays sur les 37 membres de l’OCDE ont baissé le taux d’imposition des entreprises malgré les discours qui prônaient le contraire au lendemain de la crise. En outre, les taux minimum d’imposition demeurent loin d’être fixés, puisqu’on évoque pour l’instant des fourchettes comprises entre 12,5% et 21%. Si la version basse était retenue, rien ne changerait au sein de l’Union européenne puisque seuls trois pays ont un taux égal ou légèrement inférieur (Irlande, Hongrie et Bulgarie). Quant au second mécanisme visant à répartir les bénéfices entre États, les négociations sont techniques et complexes, l’enjeu étant que les Américains ne tirent pas trop la couverture à eux dans la distribution théorique des profits… Il est également possible qu’il y ait des résistances sous la pression des lobbys et qu’on se retrouve avec un accord final mité par tellement d’exceptions qu’il ne changera pas grand-chose. L’idéal serait d’harmoniser la définition du profit, donc de l’assiette, et de le répartir entre les Etats-membres sur une base objective.
- « Un taux d’investissement public au plus bas, des milliardaires plus riches que jamais, des plans de relance lilliputiens et un refus catégorique de s’ouvrir à une nouvelle vision de la politique budgétaire comme monétaire, comme le montre le rapport Arthuis, il est clair que la stratégie économique de la France demeure ancrée dans les lubies conservatrices du passé. »
Bruno Le Maire s’est montré paraît-il enthousiaste. En même temps, les plans de relance français et européen sont notoirement sous-calibrés et le ministre rejette toute hausse des impôts sur les profits et toute contribution fiscale des plus fortunés. Qu’est-ce qui prime vraiment dans la politique du gouvernement ?
L’idée de Biden et de ses soutiens – à commencer par Bernie Sanders, désormais au cœur du dispositif législatif en tant que président du Comité au budget du Sénat – était d’agir vite et fort. L’aile gauche du parti démocrate a joué un rôle moteur, pétrie notamment de l’idée d’un Green new deal et de la modern monetary theory (MMT), qui repose sur l’idée qu’un État peut dépenser sans limites du moment qu’il a le contrôle de son arme monétaire. Dans cette vision, aux antipodes de celle qui domine en France, la dépense publique contribue à la richesse privée et n’est pas limitée a priori par les recettes fiscales.
Et les résultats sont là : si Trump avait élaboré un premier plan d’urgence de 2200 milliards de dollars en avril 2020, Biden a poussé deux nouveaux plans de 900 milliards (en décembre 2020) puis de 1900 milliards en mars dernier, auquel vient s’ajouter encore un plan de 2000 milliards de dollars, sur huit ans, spécifiquement dédié aux infrastructures (ce dernier n’’étant pas encore voté). Ce n’est pas loin de 7000 milliards de dollars qui seraient engagés ! Dans le seul plan de mars 2021, il est prévu que les ménages américains reçoivent 640 milliards de dollars de transferts directs, soit presque deux fois plus que tout le plan de relance européen et ses 390 milliards d’euros de subvention sur trois ans.
Le plan de relance français comporte quant à lui à peine 100 milliards d’euros sur deux ans, dont la moitié est issue du plan de relance européen (ils ne s’additionnent pas !) et dont on attend désespérément le déblocage au niveau européen au lieu de prendre les devants. Le projet de loi de finances pour 2021 prévoit à peine 6 milliards d’euros pour la transition écologique, là où l’INSEE nous dit qu’il en faudrait a minima 60 milliards ! Il n’est évidemment pas question ici d’évoquer la possibilité d’une hausse d’imposition des plus fortunés. Au contraire, tous les milliardaires français ont vu leur fortune augmenter encore en 2020. Quant à l’imposition des sociétés, la France suit le chemin exactement inverse des États-Unis puisqu’une baisse du taux à 25% est prévue et qu’on ne supprime aucune niche fiscale importante. Un taux d’investissement public au plus bas, des milliardaires plus riches que jamais, des plans de relance lilliputiens et un refus catégorique de s’ouvrir à une nouvelle vision de la politique budgétaire comme monétaire, comme le montre le rapport Arthuis, il est clair que la stratégie économique de la France demeure ancrée dans les lubies conservatrices du passé.
Parallèlement, Joe Biden envisage d’augmenter les impôts sur les sociétés américaines de 21 à 28%, avec le soutien du fondateur d’Amazon, Jeff Bezos. De quoi émouvoir le journal Les Échos : « Comme Ronald Reagan il y a quarante ans, mais dans l’autre sens. » Est-ce si révolutionnaire ? Faut-il voir dans la politique fiscale impulsée par Biden le début de la fin de la finance toute-puissante ?
Ces mesures vont dans le bon sens mais pour l’instant rien ne dit qu’on se dirige vers un profond changement de paradigme concernant la finance. D’abord il convient de rappeler que, si le taux d’imposition sur les sociétés va effectivement être relevé de 21 à 28%, il était encore de 35% sous le mandat d’Obama avant le Tax Cuts and Jobs Act de Trump en 2017. Ensuite, la promesse d’une hausse du salaire minimum fédéral à 15$ de l’heure a finalement été rangée au placard. Enfin et surtout, il ne faut pas oublier que les marchés financiers américains sont en ce moment même en pleine euphorie ! En moins d’un an, la Federal reserve, pour conjurer tout risque de crise, les a approvisionnés de plus de 2000 milliards de dollars sous forme de prêts et d’achat d’actifs. La bourse de New York (NYSE), et son indice phare le SP 500, battent des records en pleine crise sanitaire, ce qui est carrément indécent dans un pays qui déplore plus de 560.000 morts de la Covid-19, soit davantage que les pertes américaines de la Seconde Guerre mondiale. En réalité, le déversement de liquidités massives sur les marchés par la banque centrale a conduit à annihiler le risque financier : l’évaluation du prix « réel » des valeurs boursières n’a plus aucun sens. Les marchés financiers font de juteuses affaires. Et même si Janet Yellen s’était autrefois proclamée en faveur d’un nouveau Dodd-Frank, cela ne figure pas pour l’heure dans les priorités annoncées du gouvernement américain. Toutefois certaines nominations sont intéressantes, comme celle de Gary Gensler à la tête de la SEC, qui a autrefois travaillé sur la régulation des produits dérivés après la crise de 2008.
- « En pourcentage, un milliardaire rentier est moins imposé qu’un salarié à 5000 euros par mois puisque son impôt est plafonné à 16,8%. Si l’on ajoute à cela les niches fiscales utilisées par les plus fortunés, l’écart se creuse encore. Avec une conséquence claire : notre système fiscal ne contribue plus à réduire les inégalités, il tend à les accroître. »
Comment se saisir en France de cette nouvelle politique fiscale des États-Unis ? Cela ne renforce-t-il pas la possibilité et la nécessité de mettre le chantier de la réforme fiscale en France et en Europe au cœur des enjeux de la prochaine élection présidentielle ? Quelles devraient être les principales propositions ?
En 1904, Jean Jaurès affirmait que « l’impôt qui a le plus de chances de porter sur les classes de contribuables aisés, c’est l’impôt personnel et progressif sur le revenu ». Pourtant, la progressivité, qui doit normalement assurer la justice fiscale de cet impôt et sa fonction redistributrice, n’est aujourd’hui plus guère qu’une vue de l’esprit. Du fait du prélèvement forfaitaire unique (PFU) et de la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF), le taux d’imposition moyen des revenus des plus riches baisse. En pourcentage, un milliardaire rentier est moins imposé qu’un salarié à 5000 euros par mois puisque son impôt est plafonné à 16,8%. Si l’on ajoute à cela les niches fiscales utilisées par les plus fortunés, l’écart se creuse encore. Avec une conséquence claire : notre système fiscal ne contribue plus à réduire les inégalités, il tend à les accroître. Remettre en place un système fiscal progressif et juste doit être au cœur de l’agenda politique.
L’Institut Rousseau, que je dirige, a proposé une méthode innovante, en collaborant avec des chercheurs, que l’on appelle l’impôt ABC. Pour faire simple, cet impôt a trois vertus : il est forcément et nécessairement progressif et s’adapte à chaque niveau de revenu sans tranche d’imposition, il s’accompagne d’une disparition des niches fiscales et des abattements qui obscurcissent notre compréhension de l’impôt et il est complètement transparent car chacun peut le simuler en fonction d’un revenu donné. Toutes les réformes fiscales sont envisageables avec ce système : chacun peut choisir ses trois paramètres A (taux effectif d’imposition maximal), B (revenu imposable mensuel minimum) et C (progressivité du taux d’imposition) qui correspondent à ses préférences. Sur la base de ce système, notre proposition est de baisser sensiblement l’imposition sur tous ceux dont le revenu est inférieur à 5000 euros par mois, de le stabiliser à peu près entre 5000 et 6000 euros, puis de l’accentuer de plus en plus fortement au-delà, jusqu’à taxer 50% du revenu de ceux dont le revenu excède 100.000 euros par mois (pour rester conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui empêche d’aller au-delà de 50%). Avec notre système, la recette est constante et les inégalités sont réduites.
Il faudrait également envisager un impôt différentiel comme celui pratiqué par les États-Unis pour rendre inutile les démarches de ceux qui veulent s’expatrier fiscalement, que ce soit pour les individus ou les entreprises. Pour les entreprises, on pourrait également mettre en œuvre un impôt sur le chiffre d’affaire pour les multinationales : ce serait simple et efficace. Parallèlement, il faut accélérer les efforts d’harmonisation et adopter des mesures beaucoup plus restrictives portant sur la levée du secret des transactions et des identités dans les paradis fiscaux.
Propos recueillis par Loïc Le Clerc
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