Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Europe

Existe-t-il un danger fasciste en France ?

Ugo Palheta interroge cette possibilité dans un essai pour les éditions La Découverte, à paraître au premier trimestre 2018. On a parlé dérives autoritaires, essoufflement du modèle capitaliste et FN avec le sociologue.

Tiré de Street Press.

Le 12 août dernier, plusieurs groupes d’extrême droite se sont rassemblés à Charlottesville (Virginie, États-Unis). La manifestation a dégénéré. Une femme, qui participait à une contre-manif antiraciste, est morte. Comment interpréter ces événements ?

En quelques mots, je dirais que ce qui s’est déroulé à Charlottesville et ses suites signalent au moins trois choses, que l’on observe dans différents pays sous des formes différentes. La première, c’est la confiance croissante de l’extrême droite, y compris dans ses variétés les plus brutales, qui lui permet d’apparaître de plus en plus au grand jour. En France, qu’un groupuscule violent comme le Bloc identitaire ait pu affréter un bateau pour empêcher des associations de secourir des migrants, donc pour ajouter des morts aux miliers de morts chaque année en Méditerrannée, en dit long sur l’assurance de ces groupes.

La seconde, c’est l’appui – généralement implicite ou indirecte – que l’extrême droite trouve auprès de dirigeants politiques, en l’occurrence ici Trump, qui joue manifestement un double jeu.

La troisième, c’est que des mobilisations antifascistes et antiracistes puissantes peuvent enrayer le processus de renforcement de l’extrême droite, avec l’exemple notamment de Boston où a eu lieu une manifestation antifasciste de plusieurs dizaines de milliers de personnes, qui non seulement a ridiculisé complètement un rassemblement fasciste qui devait se tenir dans la ville, mais a provoqué surtout l’annulation de dizaines de rassemblements d’extrême droite à travers le pays.

Et en France, y a-t-il un fascisme qui monte ?

Il faut penser le fascisme comme une possibilité inscrite dans la situation présente, le produit d’un processus qui n’a rien d’inévitable mais dont les fondements sont suffisamment solides et les conséquences suffisamment funestes pour prendre le danger au sérieux. Évidemment, la première chose qui vient en tête est la montée de l’extrême droite, en l’occurrence du FN, qui a recueilli plus de 10 millions de voix lors des dernières élections présidentielles. Bien sûr, le racisme est d’ores et déjà endémique dans la société française, sous la forme de discriminations structurelles (sur le marché du travail notamment), de législations islamophobes, etc. L’extrême droite développe en outre tout un discours sur ce qu’ils appellent le «  grand remplacement  », etc. Certains envisagent explicitement ce qu’ils appellent une «  remigration  » de millions de Français, c’est-à-dire des déportations de masse. À la question posée par un journaliste italien du Corriere della Sera (dans un entretien publié le 30 octobre 2014) – « Mais alors que suggérez-vous de faire ? Déporter 5 millions de musulmans français ?  » –, voici ce que répondait le polémiste d’extrême droite Eric Zemmour :

«  Je sais, c’est irréaliste mais l’histoire est surprenante. Qui aurait dit en 1940 qu’un million de pieds-noirs, vingt ans plus tard, seraient partis d’Algérie pour revenir en France ?  ».

Au regard du contexte français et européen, il faut prendre très au sérieux la possibilité que ces “idées” racistes, mais aussi nationalistes et autoritaires, se développent massivement et s’y attaquer dès maintenant. Bien sûr, on ne vit pas actuellement dans un régime fasciste en France. Même l’usage de plus en plus fréquent de procédures qui contournent les instances élues (49-3 ou ordonnances), ou encore l’intensification indéniable de la répression, ne suffisent pas, loin de là, à faire un régime fasciste. Cela ne veut pas dire pour autant que le fascisme n’est pas d’une certaine manière déjà là, attendant son heure dans l’ombre du néolibéralisme autoritaire.

Quand vous parlez de fascisme, vous voulez dire quoi ?

Pour le dire rapidement, le fascisme est un mouvement de masse structuré qui cherche à obtenir et à exercer le pouvoir pour opérer ce qu’il présente comme une «  régénération  » de la nation, considérée comme menacée ou mutilée et essentialisée autour d’un principe d’unité (qu’il s’agisse de la culture ou de la race). Ce principe d’unité exclut nécessairement toute personne et tout groupe considérés comme des éléments étrangers à la nation (les minorités en général), ou récalcitrants à l’unanimisme nationaliste (les mouvements sociaux, dont le mouvement syndical, la gauche radicale, mais plus généralement toute forme de contestation sociale voire d’indépendance d’esprit).

D’un point de vue historique, je pense qu’il faut appréhender le fascisme en incluant évidemment l’Italie de Mussolini et l’Allemagne nazie, mais aussi les mouvements et régimes qui se sont situés dans le «  champ magnétique du fascisme  » et qui constituent des variétés différentes d’un phénomène similaire. Cela implique donc de réfléchir à partir d’autres cas que les exemples italien et allemand : la dictature salazariste au Portugal (qui s’est maintenue durant plus de quatre décennies), la dictature franquiste dans l’État espagnol (1939-1975), le régime de Pinochet au Chili, la dictature des colonels en Grèce, le régime de Vichy en France, mais aussi tous les mouvements d’extrême droite qui n’ont pas triomphé, c’est-à-dire qui n’ont pas conquis le pouvoir.

Tous ces mouvements et régimes politiques sont utiles pour penser le fascisme, dont il faut rappeler avec l’historien états-unien Robert Paxton à quel point il est un phénomène politique protéiforme, capable de s’adapter à des contextes nationaux et historiques très différents. Je suis en effet très réservé sur le principe d’une définition restrictive du fascisme, posée une fois pour toutes, et sur le fait de classer oui ou non tel ou tel régime dans cette catégorie, comme s’il s’agissait d’espèces radicalement différentes. À ce jeu, on se contente d’affirmer que chaque mouvement ou chaque régime est singulier, ce qui est une banalité, et on s’interdit d’apprendre quoi que ce soit de l’ascension des mouvements fascistes dans l’entre-deux-guerres, de la victoire de certains et de la défaite d’autres.

L’un de vos chapitres s’intéresse de près au FN. Peut-on comparer ce parti au fascisme de l’entre-deux-guerres ?

À mon sens oui, si évidemment on ne confond pas comparaison et assimilation pure et simple. Un tel exercice de comparaison va volontairement à l’encontre de ce qu’affirment plusieurs spécialistes du FN qui, par ailleurs, peuvent dire des choses tout à fait intéressantes sur le parti. Ainsi, la plupart d’entre eux refusent de proposer une comparaison entre ce parti et les mouvements fascistes de l’entre-deux-guerres. Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg ont par exemple affirmé que qualifier le FN de «  fasciste  » signalerait une forme de «  paresse intellectuelle  ». Je pense exactement l’inverse : le seul exemple que l’on a de mouvements d’extrême droite qui s’enracinent et se développent dans une société jusqu’à y conquérir le pouvoir, et parfois à l’assumer durablement, c’est justement dans l’entre-deux-guerres. Donc se priver de cette étude comparative, c’est cela qui est paresseux et c’est à mon sens se priver d’armes intellectuelles permettant non seulement de mieux cerner le FN et les dangers que son ascension fait courir, mais aussi de penser stratégiquement en tirant quelques leçons politiques – et pas seulement morales – du passé (ce que ces spécialistes s’interdisent de toute façon).

Cela renvoie à un problème plus profond dans notre manière d’aborder la question en France. Il y a d’abord cette idée avancée par une série d’historiens français depuis René Rémond, une idée extrêmement étrange au regard de ce que l’on sait de l’histoire extrêmement riche et vivace de l’extrême droite en France depuis la fin du 19e siècle, à savoir que la France aurait été «  immunisée  » au 20e siècle contre le fascisme, et d’une certaine manière le serait encore aujourd’hui.

Pour ma part, il me semble d’abord évident que la France a connu des mouvements fascistes authentiques et puissants (le PPF de Doriot par exemple) et d’autres qui avaient une nette parenté avec le fascisme (les Croix-de-feu devenus PSF), sans parler du régime de Vichy qui, dans des conditions très particulières (la défaite et l’occupation de la France par l’Allemagne nazie), a constitué un régime empruntant certains de ses traits au fascisme. Mais par ailleurs, je considère que, depuis sa création en 1972, le FN est un parti néofasciste, ou au minimum protofasciste, c’est-à-dire un germe du fascisme qui, dans des circonstances exceptionnelles et imprévisibles, pourrait conquérir le pouvoir politique.

Qu’est-ce qui vous fait dire que le FN est néofasciste ?

Tout d’abord, il est très important de revenir sur la création du FN et son projet initial. Celle-ci est impulsée par différents courants de l’extrême droite mais, en grande partie, sous l’égide du mouvement alors le plus structuré et dont personne ne nie le caractère néofasciste, à savoir Ordre nouveau (qui avait succédé à Occident après la dissolution de cette dernière). Observons la composition politique du parti, dès ses premières heures. On trouve des «  nationalistes révolutionnaires  », c’est-à-dire des néofascistes, dont par exemple François Duprat qui va devenir l’un des principaux dirigeants et stratèges du FN. Certains membres viennent des milieux OAS, donc des nostalgiques de l’Algérie française, d’autres des cercles catholiques intégristes, sans oublier les anciens vichystes et d’anciens Waffen SS. Le FN, comme l’indique son nom, est pensé comme un front de toutes les composantes d’extrême droite et comme une vitrine électorale. La stratégie du FN, c’est donc en premier lieu l’unification des différentes franges de l’extrême droite et leur «  dédiabolisation  » (même si le mot n’est pas employé), essentiellement par l’emploi de méthodes pacifiques et électorales (donc à distance des batailles de rue). L’objectif, c’est que le FN apparaisse respectable pour que le nationalisme radical redevienne une force significative dans le champ politique, après la traversée du désert de l’après-guerre. Et pour cela, il faut éviter tout ce qui rappellerait l’extrême droite fasciste. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a aucun lien avec des fascistes assumés : le MSI, le mouvement social italien, un parti alors clairement néofasciste, a beaucoup aidé le FN à sa création (financièrement notamment). Même si c’est plus anecdotique, la flamme du FN, son symbole, est d’ailleurs inspirée du symbole du MSI, qui est censée représenter l’âme de Mussolini montant au ciel. Le FN a simplement modifié les couleurs : au départ verte, blanche et rouge pour l’Italie, elle devient bleue, blanche et rouge avec le FN.

Dans le même temps, il y a une stratégie d’hégémonie : il faut absorber dans le FN les nationalistes modérés (par exemple d’anciens gaullistes déçus par la politique de De Gaulle vis-à-vis de l’Algérie), tout en faisant en sorte que dominent les nationalistes radicaux. Ajoutons que le centre de l’idéologie du FN a toujours été la nécessité d’une régénération nationale par une purge de tous les éléments considérés comme «  anti-nationaux  », soit parce qu’ils ne sont pas conformes à l’identité nationale (présentée selon les moments et selon les publics comme ayant un fondement culturel ou biologique), soit parce qu’ils créeraient des divisions (tous ceux qui contestent l’ordre des choses). Ce nationalisme dit «  intégral  », inspiré de théoriciens français du début du 20e siècle comme Charles Maurras, oriente encore toute l’idéologie du FN. Les discours de Marine Le Pen lors de ses meetings pendant la présidentielle le montrent indéniablement (ce sont d’ailleurs ces discours qu’il faut écouter, pas ses interviews médiatiques, pour saisir un tant soit peu ce qu’est le FN, ce qu’il veut et ce que veulent ses sympathisants). Les mots changent, mais les idées restent fondamentalement les mêmes sur ce plan depuis les années 1970 : on ne dit plus «  la France aux Français  », mais «  les Français d’abord  » ; on ne revendique plus la «  préférence nationale  », on réclame la «  priorité nationale  ». C’est du ripolinage qui ne modifie pas le projet stratégique et politique du FN sur le fond.

En revanche, depuis que Marine Le Pen est à la tête du FN (2011), le parti a opéré un changement important sur un point de sa stratégie idéologique : il est passé de l’antisémitisme viscéral (traditionnel dans l’extrême droite, en France comme ailleurs) à une idéologie islamophobe beaucoup plus rentable électoralement (en particulier en France). C’est un changement qui a été pensé très explicitement. Louis Aliot, numéro 2 du parti et compagnon de la Marine Le Pen, a lui-même expliqué pourquoi dans une interview :

«  C’est l’antisémitisme qui empêche les gens de voter pour nous. Il n’y a que cela… À partir du moment où vous faites sauter ce verrou idéologique, vous libérez le reste  ».

Il a eu raison d’une certaine manière, car le FN a en effet explosé depuis 2011. Jean-Marie Le Pen avait fait 18% au 2nd tour des présidentielles en 2002. Sa fille récolte 34% en 2017, soit près du double 15 ans plus tard. Les dirigeants du parti ont perçu qu’il était tout à fait acceptable d’être islamophobe dans le champ politique actuel, tant que l’hostilité à l’égard des musulmans et des musulmanes est justifiée par le respect de «  la République  », de «  la laïcité  ». D’ailleurs, Jean-Marie Le Pen a été sanctionné par la direction du parti pour ses remarques sur le génocide des juifs d’Europe, mais jamais pour ses discours sur les migrants, ou sur les musulmans. Quand il a dit, au sujet de l’immigration, que «  Monseigneur Ebola [pourrait] régler ça en trois mois  », il n’a pas été sanctionné par la direction du FN. Le parti est avant tout opportuniste en matière de cibles : ce qui compte, c’est que cela puisse payer dans les urnes.

Donc le parti demeure néofasciste ?

La direction du mouvement demeure à mon sens néofasciste, même si bien sûr elle n’est pas assez stupide pour se revendiquer d’une quelconque manière du fascisme : qui peut prétendre s’inspirer des mouvements totalitaires de l’entre-deux-guerres en Europe, sans perdre tout crédit ? De manière générale, il serait bon que l’on ne prenne pas les dirigeants d’extrême droite pour des gens stupides ; ce ne sont pas de vulgaires chefs de bande qui vivent dans le passé en vénérant les symboles du fascisme italien ou du nazisme. Ils ont un projet et une stratégie pour aujourd’hui.

En réalité, on pourrait avancer que le FN n’a jamais été aussi dangereux, non seulement du fait de sa progression électorale dans la période 2012-2017, mais parce qu’il a construit et popularisé une synthèse du nationalisme, de l’autoritarisme et d’un anti-néolibéralisme qui peut attirer des franges de la population très diverses socialement. Le parti de Marine Le Pen prétend en effet avoir opéré un “virage social”, ce qui est illusoire car elle ne fait aucune proposition qui améliorerait concrètement et significativement la vie des salariés. Mais du point de vue de la rhétorique politique, cela rapproche le FN actuel de la matrice fasciste, qui faisait une place importante à un anticapitalisme de façade et qui, dès son accession au pouvoir, mit instantanément à la poubelle cet aspect de son programme pour s’assurer le soutien des classes possédantes. Idem pour le nazisme. Jean-Marie Le Pen, au contraire, adorait l’ultralibéralisme de Ronald Reagan dans les années 1980 ; il se présentait d’ailleurs comme le «  Reagan français  » et entendait incarner la «  vraie droite  ». L’antilibéralisme (là encore de façade) et le «  ni droite ni gauche  » de Marine Le Pen se rapprochent bien davantage du fascisme classique.

Quels sont éléments qui, aujourd’hui en France, vous font penser qu’un fascisme pourrait émerger ?

Je dirais qu’il existe trois facteurs principaux. Le premier, et le plus souvent rappelé, c’est que le FN se construit sur les effets des politiques néolibérales, menées depuis les années 1980. En 2002, les manifestants anti-FN scandaient

«  20 ans de politique anti-sociale, c’est 20% pour le front national  ».

C’était tout à fait juste : on ne comprend rien à la montée du FN si on ne la met pas en lien avec l’installation du chômage de masse, la généralisation de la précarité, l’augmentation des inégalités, la dégradation des services publics, la destruction des solidarités collectives, etc. On pourrait dire aujourd’hui, puisque nous nous situons 34 ans après le tournant de la rigueur opéré par Mitterrand et le PS en 1983 :

«  34 ans de politiques anti-sociales, c’est 34% pour le Front national  ».

Ce serait tout aussi juste.

Le deuxième facteur propice à la montée du fascisme ?

C’est l’intensification du nationalisme et du racisme. Dans un contexte de défiance vis-à-vis de l’Union européenne, une partie de la population a le sentiment que seule la «  la Nation  » peut les protéger et elle peut voir dans le FN, le parti qui défend ce principe de la manière la plus conséquente. En outre, toute une série d’intellectuels, mais aussi d’hommes politiques, ont facilité le travail du Front national en construisant et en banalisant la haine et l’hostilité à l’égard des musulmans et des musulmanes, par des campagnes répétées visant de fait à instaurer des législations discriminatoires. Ce n’est en réalité un secret pour personne que l’interdication des signes religieux dans un nombre croissant d’espaces (l’école mais pas seulement), d’ailleurs contraire à la lettre et à l’esprit de la laïcité républicaine de 1905 (comme l’a bien montré le grand historien de la laïcité Jean Baubérot, n’est qu’un prétexte pour cibler les musulmans et les musulmanes, les faire apparaître comme un corps étranger à «  la Nation  » et une menace pour «  la République  ». Tout cela est du pain béni pour le FN puisqu’ils n’ont presque rien à faire : il leur suffit de lancer des polémiques ciblées et répétées (sur les signes religieux, sur le halal, sur les menus dans les cantines, etc.), pour en tirer presque immédiatement des bénéfices électoraux, tant les partis de droite et même parfois de gauche leur emboîtent le pas, reprennent leurs obsessions, ou même les devancent sur ce plan.

Vous évoquiez un troisième facteur ?

Le troisième facteur, c’est le renforcement autoritaire des États capitalistes, avec l’institutionnalisation de l’état d’urgence, la marginalisation des instances élues au profit d’instances bureaucratiques (pensons à l’écrasement du peuple grec par la Troïka), l’accroissement de la répression, etc. Je dirais que tout cela favorise l’extrême droite en cinq sens au moins. D’abord, cela habitue les classes dominantes à recourir de plus en plus à des procédures d’exception et à recourir de plus en plus à la répression (donc à s’accoutumer à l’idée de “solutions” autoritaires contre la contestation sociale). Ensuite, cela peut les amener à considérer que l’extrême droite n’est pas si extrême que ça, donc à la légitimer et à envisager des alliances politiques avec elle. Troisièmement, les populations peuvent tomber dans une forme d’apathie politique en s’habituant à voir restreints leurs droits démocratiques jusqu’ici considérés comme fondamentaux (libertés de réunion, d’organisation, de manifestation, de grève, etc.). Quatrièmement, cela contribue à autonomiser les appareils répressifs de l’État, dans lesquels l’extrême droite trouvent de très importants points d’appui alors même qu’elle n’est pas au pouvoir (imaginons seulement ce que signifierait de ce point de vue l’accession du FN au pouvoir politique). Enfin, le durcissement autoritaire implique la mise en place d’un arsenal institutionnel et juridique qui, là encore si l’extrême droite parvenait au pouvoir, donnerait immédiatement au gouvernement les moyens d’asseoir légalement une domination sans partage, sans contrôles et sans limites.

Dans la revue Contretemps, vous écriviez en novembre 2016 : «  Le renforcement des tendances autoritaires dans les sociétés capitalistes avancées constitue assurément l’un des faits politiques majeurs de notre temps  ». Cet autoritarisme est donc toujours d’actualité ?

Beaucoup se sont illusionnés au moment de l’élection de Macron sur le plan économique et sur le plan politique. Ils se sont dit qu’il allait mener des politiques néolibérales en termes d’économie, mais qu’il allait nous laisser tranquilles sur le plan des libertés politiques, des droits démocratiques, etc. Il est aujourd’hui avéré que ce n’est pas le cas, notamment avec l’institutionnalisation en cours de l’état d’urgence, mais aussi avec les ordonnances que Macron compte utiliser pour imposer sans débat et sans délai toute une série de régressions sociales majeures, des remises en causes fondamentales des acquis sociaux, de la protection sociale au code du travail.

Or, des segments de plus en plus importants de la population ne consentent pas ou plus à ces politiques (il suffit d’observer les résultats électoraux de Macron, seulement 1 personne sur 11 a voté pour son parti aux législatives !). Pour continuer à dominer la population alors qu’elle dispose d’une légitimité politique de plus en plus faible, la classe dirigeante est obligé d’utiliser de plus en plus la contrainte, la force nue. C’est ce que l’on a vu dans la rue au printemps dernier avec le mouvement contre la loi Travail. Même à l’Assemblée, le gouvernement n’avait pas de majorité pour faire passer son projet. D’où l’usage du 49-3, une manière parfaitement autoritaire d’exercer le pouvoir politique, mais aussi la répression systématique des manifestations, sous la forme du matraquage et du «  nassage  » des manifestants, l’interdiction de certaines manifestations ou rassemblements, des assignations à résidence, etc. D’où également le renforcement de la répression et du quadrillage sécuritaire des quartiers populaires, où se cumulent les effets dévastateurs du néolibéralisme et du racisme structurel.

Donc la montée de l’autoritarisme est structurelle selon vous ?

Oui, au regard du déclin du capitalisme contemporain, le phénomène ne peut que s’accentuer. Le contraste est flagrant d’ailleurs, entre la situation pourrissante du capitalisme et l’aspect presque triomphant du néolibéralisme relayé par bon nombre de politiques, de journalistes ou d’économistes. Macron en est une très bonne illustration, avec son look de «  golden boy  » incarnant parfaitement l’arrogance du capitalisme néolibéral et de son acteur social hégémonique (la finance).

Mais le triomphe du néolibéralisme est fragile. Le capitalisme n’a jamais été en si faible forme du point de vue de sa capacité à faire croître la production et les profits (mais pas les dividendes versés aux actionnaires, qui n’ont jamais été aussi élevés). Certains économistes – ni radicaux, ni marxistes d’ailleurs – parlent d’une stagnation séculaire du capitalisme : non seulement il n’y a pas eu de rebond significatif depuis la crise de 2007-2008, mais on ne voit pas à l’horizon une nouvelle phase dynamique du capitalisme.

Politiques néolibérales, nationalisme et racisme, autoritarisme : ces facteurs sont-ils liés ?

Oui, ils s’auto-alimentent et se renforcent les uns les autres, et il faut évidemment ajouter un élément décisif qu’on a analysé plus tôt : la montée en puissance d’un parti d’extrême droite, dont la matrice est néofasciste, et qui dispose d’une audience de masse dans la société française. Les politiques néolibérales font se tourner une partie de la population vers des pseudo-solutions nationalistes et accentuent le ressentiment raciste (qui s’appuie sur la profondeur du racisme dans une vieille puissance coloniale comme la France), qui joue indéniablement en faveur du FN. L’autoritarisme sert à mater les contestations qui naissent contre les logiques et les effets des politiques néolibérales. Exemple : la répression des révoltes dans les quartiers populaires, qui sont l’expression de trente ans de dégradation des conditions d’existence de leurs habitants, de racisme structurel, de discriminations et de ségrégation. On oublie d’ailleurs qu’avant 2015, l’état d’urgence avait déjà été décrété par le gouvernement Villepin au moment des révoltes dans les quartiers populaires en novembre 2005. L’autoritarisme d’État se couple ainsi au néolibéralisme, et il influence indirectement les succès électoraux de l’extrême droite, notamment parce qu’il crédibilise ce que le FN propose depuis sa création en matière de restriction des libertés et des droits fondamentaux, d’accroissement des pouvoirs de la police, de restriction de l’indépendance de la justice, etc. Chacun de ses facteurs – néolibéralisme, autoritarisme, racisme – a son autonomie, et notamment sa propre logique de développement, mais tous ces facteurs se nourrissent. Tout le problème, c’est que si la classe dirigeante ne parvient pas par des moyens légaux, même autoritaires, à obtenir ce qu’elle cherche – rogner sur les salaires, la protection sociale, les services publics, sous couvert de «  compétitivité  » – elle pourrait être tentée d’user de moyens encore plus violents.

Lesquels ?

Les classes possédantes pourraient tout à fait nouer des alliances avec des mouvements d’extrême droite en leur donnant un accès au pouvoir d’État. Or, on sait que tous les éléments sont présents dans la Cinquième République pour l’installation par des voies constitutionnelles d’un État d’exception, suspendant les libertés civiques et les droits démocratiques.

Rappelons en outre que presque tous les mouvements d’extrême droite qui ont triomphé sont parvenus au pouvoir parce que la droite – qui reste l’option politique première des classes dominantes – a servi le pouvoir sur un plateau à l’extrême droite. Pour l’instant, la droite française se refuse à des alliances systématiques avec l’extrême droite (tout en entretenant de plus en plus d’affinités idéologiques avec elle), mais rien ne permet de dire qu’elle ne cherchera pas dans l’avenir à s’allier au FN pour tenter de remporter des élections ou tout simplement pour essayer de sauver ses postes dans les institutions. Si le parti nazi est parvenu au pouvoir en Allemagne, ce n’est ni par la voie d’une insurrection armée, ni parce qu’il aurait obtenu la majorité absolue aux élections ; c’est parce que Hindenburg, le président élu (y compris avec les voix des socialistes), un conservateur de droite, a appelé Hitler à devenir chancelier. C’est seulement par la suite que celui-ci a usé des pouvoirs dont il disposait pour écraser toute forme de contestation et installer sa dictature. De la même manière, Mussolini a été appelé au pouvoir par les notables qui gouvernaient la République italienne et souhaitaient en finir avec une situation qui leur paraissait ingouvernable. Sans oublier que, dans l’entre-deux-guerres, une partie des grands capitalistes en Italie ou en Allemagne ont rempli les caisses des mouvements d’extrême droite.

Si le 20e siècle nous a appris quelque chose, c’est que, malheureusement, tout est possible en politique, non seulement les phénomènes les plus inattendus, mais les plus abjects et les plus morbides. Si, par exemple la crise économique redevient extrêmement aiguë en Europe et ailleurs, si la finance s’écroule – des tas de bulles financières menacent déjà d’exploser du fait des logiques spéculatives qui n’ont nullement été remises en cause par les gouvernements, au contraire -, si les conditions d’existence des populations continuent de se détériorer, que va-t-il se passer ? On ne sait pas, mais le fait qu’une organisation d’extrême droite ait pu s’implanter durablement en France, s’enraciner très profondément jusqu’à obtenir près d’un tiers des voix exprimées au second tour des élections présidentielles, crée une base politiquement extrêmement dangereuse, disponible pour une radicalisation autoritaire, nationaliste et raciste.

Macron élu, n’est-ce pas au contraire la victoire du consensus, opposant une majorité des Français au Front national ?

Je pense au contraire que le néofascisme est encore en voie d’enracinement dans la société française. De ce point de vue, les politiques néolibérales et autoritaires que Macron s’apprête à imposer ne peuvent que donner un espace politique encore plus grand pour le développement du FN (sans que celui-ci soit inévitable). Le FN paraît actuellement affaibli et divisé, mais il l’a déjà été par le passé et à chaque fois il est parvenu à rebondir et à se développer encore davantage.

Je finirais en faisant remarquer quelque chose de très étrange que j’ai souvent observé dans la manière dont beaucoup de gens réagissent par rapport à la montée de l’extrême droite. D’un côté, on voit la progression du FN comme quelque chose de quasi-irrésistible, et certains semblent même découragés à l’avance, en tout cas pas prêts à faire quoi que ce soit pour enrayer cette progression. D’un autre côté, on ne prend pas véritablement au sérieux la possibilité qu’il parvienne au pouvoir et surtout la mesure du danger mortel s’il y parvenait ; certains finissent par se dire que ce ne serait finalement pas pire que les gouvernements que nous connaissons actuellement. Il faudrait à mon avis avoir l’attitude exactement inverse : oui le danger est très réel et ne se réduit pas à ce que nous avons connu sous les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir ; mais non l’ascension du FN n’a rien d’irrésistible, pour peu que s’engage un nouveau cycle de luttes sociales et politiques, capables d’ouvrir vers une alternative au néolibéralisme autoritaire.

Propos recueillis par Sarah Lefèvre.

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