L’assassinat de Michael Brown, un adolescent qui n’était pas armé, par l’officier de police Darren Wilson de Ferguson, du Département de police du Missouri, a entraîné un vaste mouvement de protestation. [Voir à ce sujet, sous l’onglet Amériques, Amérique du Nord, les articles publiés sur ce site en date du 24 septembre 2014 ; du 31 août 2014 ; du 24 août 2014 ; du 22 août 2014 ; du 20 août 2014 ; du 19 août 2014 et du 16 et 13 août 2014.]
La marche « Justice for all » a été le point culminant de l’« Octobre de Ferguson », un week-end prolongé de quatre jours de résistance organisée et de protestations. Suite à cette marche, il y a eu un rassemblement auquel participaient non seulement un éventail diversifié de résidants locaux, mais aussi des personnes provenant de l’ensemble du pays, âges, origines ethniques et orientations politiques confondues. Au cours de ce rassemblement, au centre-ville de Saint-Louis, qu’un représentant de l’organisation For Black Struggle [pour la Lutte des Noirs] a déclaré : « Ce moment est consacré dans le sang ».
L’orateur a ensuite rappelé à la foule des personnes réunies à quel point le spectacle de la douleur noire a une continuité historique aux Etats-Unis avant de poursuivre : « Si cet instant devenait un mouvement… nous devrons faire en sorte qu’une vie noire soit trop chère pour qu’ils puissent la prendre. » Plusieurs orateurs ont évoqué les héritages de luttes organisées ainsi que les connexions historiques avec l’esclavage. C’était d’ailleurs tout près du lieu du rassemblement, que se trouvait, dans le passé, le tribunal où avait été jugé le cas de Dred Scott [1] confirmant le statut légal des esclaves comme étant comparable à celui de biens mobiliers.
Un des aspects les plus frappants de ce week-end a été la manière dont les organisateurs ont tracé des liens entre différentes luttes qui sont menées pour la justice sociale – comme le mouvement pour mettre un terme à l’occupation de la Palestine et la campagne #FightFor15 des travailleurs des fast-foods – ainsi que la lutte pour la justice pour Mike Brown. Des représentants de ces mouvements ainsi que ceux d’autres groupes étaient invités à participer au rassemblement et à prendre la parole sur les rapports entre ces différentes luttes et celle contre la brutalité policière, la criminalisation des jeunes Noirs et la suprématie des Blancs. Il en a résulté une démonstration impressionnante de solidarité.
Leah Patriarco, volontaire et enseignante à l’école publique de Saint-Louis m’expliquait : « Lorsque [Suhad Khatib] parlait de la Palestine et de son besoin, en tant que Palestinienne, de se soulever aussi contre l’oppression des personnes de couleur de ce pays [Etats-Unis], elle a été applaudie par beaucoup de gens qui n’avaient probablement pas été conscients de ce lien auparavant. Il était vraiment enthousiasmant de voir comment les gens arrivaient à établir des jonctions entre les différentes formes d’oppression. »
Après la manifestation, des participant·e·s ont porté un cercueil en verre au quartier général du département de police de Saint-Louis. La surface craquelée de ce cercueil reflétait une image distordue de la manifestation. En cours de route, les organisateurs ont arrêté la marche au milieu de la rue pour observer quatre minutes et trente secondes de silence, afin de symboliser le temps pendant lequel le corps de Mike Brown est resté sur le sol, dans la rue, après avoir été abattu.
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A peine deux mois se sont écoulés depuis la mort de Michael Brown, le 9 août. Au cours des semaines suivantes trois autres hommes noirs ont été tués par la police à Saint-Louis – dont le jeune Vonderrit, âgé de 18 ans, qui a été abattu en tenant à la main un objet qui, selon celui qui vous parle, sera soit un sandwich soit un pistolet ! Pendant ce temps, Darren Wilson [officier de police qui a tiré sur Michael Brown] continue à recevoir son salaire du Département de police de Ferguson, et un grand jury n’a pas encore prononcé une inculpation.
Dans ce contexte, les tensions raciales dans la région de Saint-Louis se manifestent très vite, surtout si vous êtes Noir.
Récemment des activistes se sont mis à occuper des espaces qui restent en général à l’écart des protestations politiques, y compris les événements sportifs. Le climat est toxique et l’hostilité de beaucoup de blancs à Saint-Louis devient alors palpable. Lundi, mon ami, l’écrivain et organisateur Nyle Fort a été appelé nigger [Noir avec une forte tonalité de mépris] par un fan sportif blanc en colère lors d’une partie de football américain au stade Edward Jones. Quelques minutes après mon ami a dû intervenir physiquement dans une altercation au cours de laquelle un Blanc menaçait de « fuck up » [de « foutre »] une militante noire. D’autres hurlaient contre les manifestants « get over it » (laissez tomber) tout en scandant : « Je suis Darren Wilson. »
La nuit précédente, lors d’un jeu de base-ball à Cardinal, des supporters en colère avaient hurlé des insultes racistes contre les manifestants tout en acclamant Darren Wilson. « Les Blancs sont terrorisés dans cette ville » a expliqué un couple blanc qui se portait volontaire pour la manifestation.
A un moment donné on a même refusé de me servir au Ferguson Brewhouse, un restaurant qui se trouve dans la même rue que le département de police de Ferguson. On nous a dit qu’on ne pouvait pas nous servir parce que les cuisines étaient fermées (alors que plusieurs autres personnes du restaurant ont été servies après ce refus).
C’est là que j’ai rencontré Ashton, un sergent de l’armée états-unienne qui nous a invités à le rejoindre à sa table. J’ai appris que le restaurant était devenu une poudrière de tensions raciales. Il m’a expliqué que lors des premières étapes de la résistance à Ferguson, on avait refusé de le servir lui et un ami. Alors ils sont partis et sont revenus avec cinquante protestataires, Noirs pour la plupart, qui ont occupé le restaurant jusqu’à ce que la direction accepte de les servir. Après cela une paix instable s’est installée. Lui et ses amis, tous noirs, continuent à prendre place dans le restaurant, même s’ils ne se font aucune d’illusion sur le fait d’être les bienvenus. Leur présence était stratégique. A Ferguson, ceux qui résistent au processus d’oppression doivent occuper le devant de la scène dans les espaces hostiles pour pouvoir tenir.
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Une veillée aux bougies a été organisée samedi soir à l’endroit de Canfield Green où Mike Brown a été abattu. Après avoir rendu hommage, la foule, avec en tête la mère de Brown, s’est dirigée vers le département de police de Ferguson. Quelqu’un a monté un système de hauts parleurs qui a diffusé le « Changes » de Tupac [Changes est une chanson du rappeur Tupac Shakur enregistrée en 1992, qui fait allusion, entre autre, au Black Pamnthers] alors que la procession prenait le virage et entrait dans le champ visuel du commissariat.
Plus tôt, lors du rassemblement dans le parc au centre-ville, l’animateur Tef Poe a déclaré à la foule « Le mouvement des droits civiques que vous voyez ici n’est pas le même que celui de vos grands-parents ». Et en effet, l’ambiance ce soir-là était à la résistance tapageuse et à la protestation joyeuse. Une soirée de danse s’est déroulée dans la rue. J’ai rencontré Josh, un jeune de 18 ans, animateur du collectif Lost Voices, dont les poignets portaient encore des cicatrices après avoir été brutalement menottés lors de son arrestation à Ferguson au cours des premiers jours de manifestations. Il m’a dit qu’il portait le fardeau de la brutalité policière dans sa ville, et qu’il avait décidé que puisqu’il devait vivre avec ce fardeau et s’organiser pour y résister au lieu de vivre sa vie librement, qu’il le ferait au moins en se divertissant..
L’équipée de protestation du dimanche soir avait également un caractère enthousiaste et joyeux. Des milliers de personnes ont défilé à travers les rues brumeuses en direction du campus de l’Université de Saint-Louis. Les manifestant·e·s ont bloqué un carrefour et se sont emparés du milieu de la rue tout en scandant des slogans adressés à la police : « Ils pensent que c’est un jeu, ils pensent que c’est une plaisanterie ! ». Les tactiques déployées par les militant·e·s pendant leur action étaient une manière ludique mais puissante de souligner le peu de valeur que la police accorde aux vies des Noirs. La foule était composée majoritairement de jeunes, y compris une délégation massive d’étudiants de l’Université de Saint-Louis.
Après vingt minutes d’un face-à-face tendu avec les policiers, ces derniers ont laissé passer les protestataires. L’intellectuel Cornel West [philosophe afro-américain que l’on pourrait rattacher à la théologie de la libération] est apparu pour marquer sa solidarité avec les jeunes qui dirigeaient le cortège qui se dirigeait vers le campus universitaire. Vonderitt Myers Sr, le père d’un jeune récemment tué, était au premier rang de ce cortège. En arrivant à l’Université, le service de sécurité du campus a d’abord tenté d’empêcher les manifestant·e·s d’entrer, mais il a rapidement ouvert le portail. Une fois arrivés sur le campus et à mesure qu’ils se déployaient dans la cour intérieure, les protestataires scandaient : « Sortez des dortoirs, descendez dans la rue ! » Des étudiant·e·s sont sortis en masse des bâtiments alentour pour les soutenir et les approvisionner. Lorsque les activistes ont proclamé un sit-in, le hashtag #OccupySLU a commencé à essaimer sur Twitter. Les activistes qui occupaient le campus ont lancé une partie de foot nocturne. Tout comme lors de l’action de samedi près du département de police, où les jeunes dansaient dans les rues, l’ambiance était à la résistance jubilatoire. Et une fois de plus, c’étaient surtout des jeunes qui étaient en première ligne.
Des observateurs ont estimé qu’il s’agissait peut-être du plus important rassemblement ou de l’action la plus grande organisés à Saint-Louis suite aux meurtres par des policiers.
Compte tenu de ma connaissance du terrain à Saint-Louis, il me semble évident que ce sont les jeunes qui constituent la flamme qui propage ce mouvement – une lutte organisée, non violente, qui a pour objectif de mettre un terme à la brutalité policière et aux structures de suprématie blanche qui la perpétuent. Il ne s’agit pas d’émeutes, mais d’une résistance qui se propage. Les jeunes Noirs, et surtout les jeunes Noires, sont en première ligne.
Cette génération apprend à s’organiser et introduit une analyse croisée de luttes liées au mouvement. Voici une génération qui se radicalise purement par nécessité.
En tant que jeune journaliste Noir, je suis profondément bouleversée par le racisme que j’ai rencontré. Mais la résistance me donne de l’espoir. Ces derniers temps, cette résistance a consisté à se défendre contre une brutalité qui semblait sans limites : alors que des douzaines de manifestants ont été arrêtés, Darren Wilson reste en liberté. Malgré un climat incroyablement hostile sur le terrain, de jeunes activistes affrontent le pire pour montrer clairement que nous n’avons d’autre choix que d’opérer un changement.
Les jeunes comprennent qu’en fin de compte ils n’ont pas le choix : leurs vies sont en danger, et ils doivent donc résister ou mourir. Un des slogans de ce week-end capte parfaitement cette perception : « We ready, we ready, we ready for you » [Nous sommes prêts, nous sommes prêts à vous affronter]. (Article publié dans l’hebdomadaire états-unien The Nation, le 16 octobre 2014 ; traduction A l’Encontre)
[1] L’arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis dans le cas Dred Scott versus John F.A. Sandford a été rendu en mars 1857. Il est aussi connu sous l’appellation Dred Scott case. Cet arrêt est rendu dans un climat qui conduira à la guerre de Sécession pleine et entière de 1861 à 1865. Il aboutit à justifier pleinement l’esclavage : 1° Un Noir même libre – donc plus esclave – ne peut pas être citoyen des Etats-Unis. 2° L’interdiction de l’esclavage dans les Etats – les Etats-Unis ne sont qu’une confédération (comme initialement la Suisse) et non pas un Etat fédéral – n’est pas constitutionnelle.
Dred Scott, né esclave au début des années 1800, réside sur les terres de son propriétaire John Brown à Saint-Louis, dans le Missouri. Ce dernier le vend à un médecin militaire de l’armée des Etats-Unis : le Dr John Emerson. Ce dernier se déplace beaucoup. Son esclave le suit. Le Dr. Emerson achète une autre esclave : Harriet. Avec l’accord d’Emerson, ils se marient. L’esclavage n’existant pas dans l’Illinois et le Wisconsin, les Scott auraient pu quitter leur propriétaire. Ils ne le font pas. Ils reviennent avec lui à Saint-Louis.
Le Dr Emerson meurt en 1843. Les deux esclaves deviennent la propriété de la veuve d’Emerson : Irène. Deux filles naissent : Scott demande de racheter sa liberté, ce qui relève d’un contrat strictement privé. Irène Emerson refuse. Il va plaider pour sa liberté en justice et invoque qu’Irène Emerson utilise à leur égard la « violence et la séquestration ». La Cour du Missouri décide contre Emerson. Au bout de dix ans de procédure, la Cour Suprême tranche dans le sens indiqué au début de cette note. Ce fut une victoire des Sudistes. (Rédaction A l’Encontre)