Ce succès somme toute attendu est intervenu après plusieurs semaines de manifestations initiées par les mêmes groupes révolutionnaires qui avaient forcé le départ de l’ex-dictateur. Cette fois-ci, ces groupes ont réussi à faire reculer le président Morsi en lui imposant le retrait du décret par lequel il voulait s’attribuer des pouvoirs démesurés mais ont échoué à obtenir l’annulation ou le report du référendum. Par leur tergiversations, certaines organisations de l’opposition qui ont d’abord appelé à boycotter le référendum puis à voter Non n’ont par ailleurs pas aidé à mobiliser suffisamment d’électeurs pour le rejet texte proposé par l’alliance des Islamistes.
Certes, les électeurs étaient deux fois moins nombreux, que lors des législatives, à s’être déplacés dans les bureaux de vote mais le résultat est là : le texte controversé qui restreint les libertés démocratiques et ouvre la voie à l’application rigoriste de la Chariaa dans un pays multiconfessionnel est adopté. Une nouvelle fois, le verdict est sans conteste : les révolutions arabes qui ont enchanté des millions de personnes à travers le monde et inspiré tant de mouvements sociaux à l’image du printemps érable au Québec, accouchent de pouvoirs islamistes. Comment ces révolutions dont les mots d’ordre (Pain, liberté, justice sociale et départ du régime) n’avaient rien de religieux débouchent-elles systématiquement sur la victoire des islamistes ? D’autant que ces partis et organisations n’ont joué qu’un rôle accessoire dans le processus révolutionnaire. En Égypte, ils ont en effet trainé les pieds pendant plusieurs jours avant de prendre part aux manifestations. Et lorsque finalement, ils ont rejoint les contestataires, ils faisaient profil bas tout au long des journées de bras de fer qui ont abouti à la chute du dictateur. Même après le départ de ce dernier, ils ont continué à jouer sur deux tableaux : tout en gardant un pied parmi les manifestants, ils répondaient présent aux invitations au dialogue du Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) lequel, après avoir concédé le départ de l’ex-dictateur, magouillait pour empêcher l’effondrement total du régime. Ainsi le 27 mai 2011, soit plus de trois mois après la chute de Moubarek, les Frères Musulmans ont refusé de prendre part aux grandes manifestations auxquelles les organisations révolutionnaires ont appelé pour chasser le CSFA et transférer le pouvoir aux civils. Ce double jeu et cette mollesse vis à vis du processus révolutionnaire n’empêcheront pourtant pas les islamistes de remporter les premières élections législatives de l’après Moubarek. Et comme les premières mesures et les premiers gestes du président Morsi ne sont pas allés dans le sens de la prise en charge des revendications démocratiques et sociales avancées par le mouvement populaire, la victoire islamiste s’apparente à une sorte d’usurpation de la révolution....par les élections.
Le jeu électoral favorise l’islamisme
Pour faire passer le texte constitutionnel, les Frères Musulmans se sont alliés aux radicaux Salafistes contrairement à ce qu’un bon nombre d’observateurs avaient prédit au lendemain des élections législatives et qui tablaient sur une alliance avec les forces "libérales" pour, affirmaient-ils, rassurer les capitales occidentales. Le fait que le président Morsi ait donné les pleins pouvoirs à l’armée pour réprimer les dernières manifestations montre bien que les Frères Musulmans ne représentent pas le camp de la révolution. Les révolutionnaires égyptiens sont encore dans la rue et même s’ils sont minoritaires, ils résistent au nouveau pouvoir. Est-il besoin de rappeler que si c’est bien le processus révolutionnaire qui a chassé Moubarek, c’est par contre les électeurs qui ont hissé Morsi au pouvoir. Le fait est que le "peuple" vote en faveur de ceux qui lui disent que voter islamiste équivaut à voter pour l’Islam et qu’un vote pour d’autres forces politiques c’est quasiment un vote contre l’islam. Dès lors, il ne faut pas s’étonner que même des figures connues de la révolution ou la résistance à la dictature n’arrivent pas à se faire élire. Le phénomène n’est pas nouveau et n’est pas propre à l’Égypte. C’est ce qui s’est produit en Algérie au début des années 90 où la gauche et de vieux partis démocratiques ont été laminés, aux élections, malgré le lourd tribut que leurs militants ont payé pour l’avènement de la démocratie. C’est ce qui se produit en Tunisie aujourd’hui où malgré l’échec du nouveau pouvoir "provisoire" à répondre aux besoins urgents de la population et à gérer la transition vers la démocratie, Ennahda devrait avoir les faveurs de la majorité des Tunisiens aux prochaines élections.
Le pouvoir des Frères Musulmans, en Égypte, tout comme celui d’Ennahda en Tunisie risque pourtant d’accentuer l’oppression des femmes, de légitimer les harcèlements que les non-voilées d’entre elles subissent dans la rue et d’attiser les discours de haine contre les "manquements" à la "morale islamique". Ce pouvoir ne va pas améliorer non plus la situation socio-économique de la population parce qu’il ne rompt pas avec l’impérialisme et n’a aucune volonté de développer une politique au service de la majorité. Il tentera de restreindre les libertés syndicales et de justifier ses décisions par des références à la religion.
Une évolution à la "Turque" est-elle possible ?
Plusieurs observateurs et analystes ont par ailleurs tenté de comparer les Frères Musulmans aux islamistes de l’AKP (Turquie) pour parier sur leur évolution vers des mouvements conservateurs de type démocrate-musulman. Or, pour un certain nombre de raisons (Pression des Salafistes, religiosité importante dans la société, faiblesse de la gauche, incapacité à apporter des réponses aux revendications sociales, perte de repères), les Frères Musulmans ont plus de chance de rester un mouvement islamiste voire de se radicaliser que d’évoluer vers le modèle turque. Si les islamistes turques ont en effet une posture modérée, les raisons sont plus liées aux traditions laïques de ce pays, à la puissance de son armée - membre de l’OTAN - et à ses espoirs d’intégrer l’union européenne. Ce qui convenons-en n’a rien à voir avec la situation en Égypte. Cela dit, le durcissement des mouvements des Frères Musulmans et d’Ennahda - probable pour éviter d’être doublés par les Salafistes - devrait sans doute prendre du temps. Il reste que seule la résistance des forces progressistes et leur capacité à construire une vraie alternative pourra empêcher l’instauration à terme d’un état théocratique. En attendant, l’islamisme continuera d’être favorisé par le jeu électoral. Et il est même à parier que lorsque les islamistes au pouvoir sentiront que le "peuple" commence à leur tourner le dos, ils déclareront que Game is over.
Que faire ?
Au delà de ce constat qui peut paraitre décourageant, il reste la fameuse question de que faire ? Faut-il faire comme en Algérie en 1992 en empêchant les islamistes de gouverner et en sous-traitant cette tâche par l’armée ? Ce n’est certainement pas une solution et il y a sans doute des différences entre la situation en Égypte et celle de l’Algérie de 1992 où le Front Islamique du Salut (FIS) promettait de liquider, y compris physiquement, toute opposition et de mettre fin au jeu démocratique, une fois au pouvoir. Ce qui n’est pas - du moins pas encore - le cas en Égypte et en Tunisie. Faut-il laisser les islamistes gouverner en pariant que le peuple fera sa propre expérience et finira par voter "du bon bord" ? A-t-on vraiment le choix de faire autre chose ? Les révolutionnaires égyptiens, qui restent pour le moment minoritaires, peuvent-ils empêcher Morsi de gouverner et de trahir les objectifs de la révolution ? Ont-ils les moyens de le renverser et de prendre le pouvoir ? Difficile à envisager même s’ils l’ont déjà fait reculer au sujet du fameux décret cité plus haut. Ils ont même encerclé, le temps d’une journée, le palais présidentiel avant que Morsi ne fasse appel à l’armée pour protéger son pouvoir. Dans les circonstances actuelles, la vraie rupture a peu de chances de se produire par le jeu électoral mais plutôt par une résistance longue et surement douloureuse. Il convient d’en être conscient tout comme il ne faut pas créer d’illusions sur de supposées bonnes intentions des islamistes comme ce fut le cas lors de la révolution iranienne, à la fin des années 70. Ce serait un nouveau suicide pour les forces progressistes.
Pour espérer jouer un rôle déterminant, les révolutionnaires, en Égypte, en Tunisie et ailleurs dans le monde arabe, ont aussi un cruel besoin de recréer l’espoir. Le socialisme y compris dans ses variantes locales (Nasséristes, Boumédieniste..) a cessé d’être une référence pour les travailleurs, les paysans et les démunis dans les pays de cette région. Il n’y est plus perçu comme un repère d’un monde meilleur. C’est l’Islam politique qui joue ce rôle. Comme le seul monde meilleur que promettent les Islamistes est dans "l’au-delà", ils ne sont pas comptables de leurs promesses électorales devant les électeurs.
Alors qu’ils ont inspiré tant de mouvements à travers le monde, les processus révolutionnaires en Égypte et en Tunisie - pour rebondir - ont à leur tour besoin d’expériences démocratiques et sociales réussies dans le monde. Cela pourrait venir de l’Amérique Latine où la nouvelle gauche enchaine les victoires comme ça pourrait venir de l’Europe où la crise actuelle du capitalisme semble de longue durée et appelle à des changements profonds. D’ici là, il faut rester debout et continuer de résister.
C’est ce que font en Égypte ceux et celles qui descendent dans la rue pour empêcher le retour à l’ancien régime ou l’avènement d’une dictature d’un autre type. C’est aussi ce que font les travailleurs qui ont déclenché des milliers de mouvements de grèves à l’automne réclamant l’amélioration de leur pouvoir d’achat, le renvoi de dirigeants d’entreprises publiques corrompus ou la nationalisation de certaines entreprises privées et qui se dotent de syndicats indépendants et représentatifs. De la jonction de ces luttes pourra naitre demain une alternative politique capable de transformer la société.
Rabah Moulla