Tiré de Reporterre.
On ne trouvera nulle meilleure preuve du mythe selon lequel l’accident nucléaire de Tchernobyl aurait causé peu de dommages que sur Reporterre même. Trente-cinq ans après la catastrophe, le média invitait Éric Piolle et Arnaud Montebourg à débattre autour du nucléaire. Or, pour justifier la prétendue sécurité du nucléaire, l’ex-ministre du Redressement productif assura que l’accident de Tchernobyl avait causé « zéro mort » alors que même l’URSS parle officiellement de cinquante-quatre victimes — erreur qu’il reconnût cependant immédiatement.
C’est précisément pour déconstruire ce mythe d’une catastrophe maîtrisée par l’État soviétique que Kate Brown a écrit Tchernobyl par la preuve (mars 2021, Actes Sud). Première historienne occidentale à avoir exploré les archives ukrainiennes, Kate Brown, qui lit et parle parfaitement la langue russe, livre une reconstitution minutieuse de la gestion par les autorités soviétiques des suites de l’accident du 26 avril 1986 et de ses conséquences écologiques, économiques, politiques, sanitaires et sociales sur les populations qui vivaient — et vivent encore — là. Avec une question simple, à laquelle on n’apporte en général aucune réponse : « Pourquoi nos sociétés n’ont-elles quasiment pas évolué après Tchernobyl ? »
Une affaire étouffée pour garantir la stabilité politique
Un premier élément de réponse apparaît dès qu’on pénètre avec l’autrice dans les archives soviétiques : rien n’a changé parce que les autorités ont tout fait pour étouffer l’affaire. Contrairement aux portraits qu’en ont brossé plus tard les experts internationaux, les médecins et scientifiques soviétiques, aussi compétents qu’eux mais nettement moins bien équipés, ont dès les premiers jours mesuré la portée du drame.
Le problème est que les garants de l’ordre, à commencer par le KGB, ont eux aussi rapidement compris à quel point un tel événement menaçait la stabilité politique. On peut en effet imaginer l’émoi populaire qu’aurait provoqué le fait de rendre publique l’épidémie de cancers de la thyroïde qui a sévi plusieurs années durant chez les enfants irradiés, délibérément laissés sur place, alors que « le Parti communiste s’autoproclamait le défenseur de tous les enfants ».
Le gouvernement de Moscou et ses institutions ont donc redoublé d’efforts pour lancer des études orientées afin de prouver le caractère inoffensif des radiations émises par l’explosion du réacteur. Or, dans le même temps, constatant les maladies qui se multipliaient dans les territoires contaminés, les autorités locales publiaient quantité de guides et de recommandations sur la survie en milieu radioactif et relevaient considérablement le seuil d’exposition maximale à ces radiations… Montrant à quel point les instances soviétiques ont sciemment manipulé les chiffres et autres données sanitaires, Kate Brown conclut que ceux-ci « ne sont pas des appareils médicaux, mais des outils politiques ».
« Ce ne sont pas des appareils médicaux, mais des outils politiques. »
Cependant, l’URSS n’est pas la seule à avoir menti effrontément. Lorsqu’au début des années 1990, le gouvernement progressiste de Gorbatchev invita les experts internationaux à se rendre sur place, ces derniers, le plus souvent étasuniens, minimisèrent les conséquences de l’accident nucléaire aussi vigoureusement que leurs homologues communistes.
Et pour cause : Tchernobyl menaçait de révéler au grand jour les conséquences sanitaires désastreuses des essais nucléaires que les gouvernements américain comme soviétique tentaient de garder secrètes depuis des années. Elle initia donc une coalition internationale informelle des tenants du nucléaire face aux assauts de plus en plus pressants de ses détracteurs.
Comme on le voit, l’État soviétique — comme beaucoup d’autres régimes productivistes — fit primer les impératifs économiques sur la sécurité et la santé de ses citoyens. Et s’efforça de maintenir l’ordre social, aussi inégalitaire et dangereux fût-il. Comme pour beaucoup de catastrophes, Tchernobyl frappa donc surtout les classes populaires. Ainsi, sous prétexte de ne pas apeurer la population en brisant la routine économique, les dirigeants de l’usine textile de Tchernihiv, à 80 kilomètres à l’est du réacteur, une ville pourtant réputée saine, sacrifièrent délibérément leurs ouvrières en leur faisant filer de la laine provenant des régions contaminées. Sur les 200 « liquidatrices » qui travaillaient en 1986, il n’en vivait plus que dix lorsque Kate Brown se rendit en Ukraine dans les années 2010.
De même, afin de ne pas perturber davantage une distribution alimentaire déjà restreinte en temps ordinaire, des agronomes moscovites organisèrent sciemment l’abattage du bétail des régions polluées et sa commercialisation sous forme de saucisses à « répartir le plus largement possible sur le vaste territoire de l’URSS, afin que chaque Soviétique ingère, sans le savoir, sa petite part de la tragédie ». À l’inverse, lorsque le gouvernement ukrainien s’efforçait publiquement de protéger ses ressortissants, le gouvernement central de Moscou, hostile à toute autonomie régionale et condescendant envers les « petits frères ukrainiens », le sanctionnait systématiquement.
Nul plus que les Polésiens, ces paysans habitant depuis des siècles les marécages entourant Tchernobyl au confluent de l’Ukraine, de la Biélorussie et de la Pologne, n’ont autant souffert de l’accident. La région étant longtemps restée rebelle au pouvoir central — tant durant la guerre civile soviétique que pendant la Première et la Seconde Guerres mondiales —, elle subissait une répression continue de type militaire. Le territoire avait été transformé en terrain d’expérimentation nucléaire et militaire, empoisonnant les locaux déjà bien avant l’accident de 1986.
La domination étatique se heurta à d’innombrables résistances
En vérité, une société a bel et bien évolué après cet accident : la société polésienne. Mais pas nécessairement dans le bon sens. Au lieu de prendre en compte la nature catastrophique de Tchernobyl, les autorités soviétiques préférèrent s’en servir pour « accélérer l’entrée dans la modernité » de l’économie locale. C’est pourquoi les ingénieurs agricoles interdirent l’élevage domestique et obligèrent les propriétaires de cheptels à se spécialiser soit dans la viande, soit dans le lait, à l’image des fermes industrielles aux États-Unis. De fait, « la catastrophe » — ou plutôt son instrumentalisation politique — « a privé les Polésiens de leur indépendance économique et en a fait des nécessiteux ».
En réinscrivant ainsi l’événement du 26 avril 1986 dans le temps long, l’historienne en déconstruit le caractère accidentel, qui équivaut, à ses yeux, à « regarder ce drame par le petit bout de la lorgnette ». Car « Tchernobyl n’est que l’expression d’une accélération, un point d’orgue spectaculaire dans une séquence de contaminations qui a transformé les paysages, les corps et la politique ».
Heureusement, la domination étatique se heurta à d’innombrables résistances. Même lorsque l’État communiste œuvrait dans le plus grand secret, quelques courageux scientifiques s’efforcèrent de révéler l’ampleur du drame à l’étranger. Ainsi, la physicienne Natalia Lozytska, en mai 1988, lors de la première conférence internationale sur le sujet qu’organisait l’URSS, n’hésita pas à se déguiser en femme de ménage pour transmettre aux experts occidentaux des documents contredisant les chiffres officiels avancés par le gouvernement. Mais c’est surtout au début des années 1990, lorsque Mikhaïl Gorbatchev initia sa politique de la perestroïka (« transparence » en russe), que « Tchernobyl devint le slogan de tous ceux qui voulaient dénoncer le pouvoir soviétique ».
Contester les mensonges et les demi-vérités du gouvernement rassembla les forces démocratiques et écologistes, qui firent appel à l’aide et à l’expertise internationale — aussi décevantes s’avérèrent-elles — pour rétablir la vérité et lever le voile sur les maladies à répétition qui frappaient durement l’Ukraine et la Biélorussie. Défiance envers la science et soif d’un renouveau politique s’imbriquaient dès lors inextricablement, car, comme l’écrit Kate Brown, « le réacteur, en explosant, n’avait pas seulement contaminé le sol et l’air, il avait aussi vicié l’atmosphère politique et la confiance générale en la science ». Fourre-tout à force de coaliser toutes les oppositions, un tel mouvement partit dans plusieurs directions. Si, d’une part, de nombreux citoyens menèrent des enquêtes indépendantes sur les dégâts de Tchernobyl, d’autres se montrèrent si sceptiques envers un appareil scientifique qui les avait trompés aussi effrontément qu’ils se tournèrent vers les prétendus miracles d’hypnotiseurs.
Au bout du compte, et même si l’on ne saura jamais précisément combien de morts aura causé l’accident nucléaire de Tchernobyl, Kate Brown avance une fourchette minimale de 35 000 à 150 000 décès liés à la catastrophe. Mais se focaliser sur une statistique rend aveugle à toutes les reconfigurations qu’entraîna le drame. Ainsi, la décision finale de ne pas déplacer les populations des marais irradiés bouleversa le mode de vie des Polésiens. Plus personne ne voulant de leurs viandes contaminées, ils renouèrent avec la cueillette de baies et de champignons… qu’ils commercialisent encore aujourd’hui, via la Pologne et par le jeu de quelques truchements sur leur taux de millisieverts, dans toute l’Union européenne et jusqu’en Amérique du Nord.
Par de tels exemples concrets, la lecture de Tchernobyl par la preuve dépasse largement une simple querelle statistique, aussi capitale soit-elle pour comprendre les risques nucléaires. Par sa plume polyvalente, capable d’analyser scrupuleusement une archive du KGB comme de décrire avec force vie l’écosystème d’une forêt irradiée ou de croquer en détail le caractère d’un personnage, Kate Brown assigne un rôle moral à son métier d’historienne. Face aux estimations chiffrées dans lesquelles « se perd le corps de ceux qui ont ingéré tous ces isotopes, et ce qui leur est arrivé », elle se propose simplement de raconter l’histoire des dépossédés.
Au terme de l’ouvrage, on comprend à quel point Tchernobyl fait figure de mère des catastrophes modernes. La plupart de celles qui l’ont suivie reprendront le même schéma, dans lequel l’État gestionnaire se sert de l’accident pour transformer en profondeur la société — le plus souvent, contre son gré. On l’a vu à l’œuvre aux États-Unis après le 11 septembre, qui a renforcé la société de surveillance, au Japon après Fukushima, devenue emblème de l’acceptation — forcée — du risque technologique… et il y a fort à parier que la pandémie de Covid-19 ne le reproduise. Et ce, toujours au détriment des dépossédés.
– Tchernobyl par la preuve — Vivre avec le désastre et après, de Kate Brown, aux éditions Actes Sud, collection Questions de société, mars 2021, 528 p., 25 euros.
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