Tiré de Entre les lignes et les mots
Comme dans de nombreux désastres, la catastrophe est moins l’événement en tant que tel que la façon dont une société y répond. L’épisode caniculaire survenu à Chicago en 1995 constitue un cas d’école des facteurs, et des manquements, ayant causé plus de 700 morts en quelques jours. Au travers d’un livre magistral, le sociologue étasunien Eric Klineberg en fait l’autopsie sociale. Comme il le suggère, revenir sur cet évènement, et en tirer les leçons, s’avère crucial au regard des prévisions du GIEC quant à la multiplication de phénomènes climatiques extrêmes à venir.
Le climat a bon dos !
L’histoire nous a montré que les catastrophes ne touchent pas les populations de la même façon. Elles révèlent au contraire les fractures (sociales, ethniques, territoriales) existant au sein d’une société. Pire encore, ces fractures constituent un ensemble de causes précisément à l’origine des conséquences humaines et matérielles de ladite catastrophe.
Chicago est une des villes les plus ségréguées des États-Unis. Cette ségrégation se manifeste autant dans l’espace que dans les divers indices socio-économiques (taux de chômage et de pauvreté, espérance de vie, niveau d’éducation, etc.), mais également au regard des conséquences de la canicule de 1995, très variables géographiquement.
Ainsi, parmi les quinze quartiers ayant comptabilisé le plus de victimes, la plupart concentrent une forte proportion de personnes vivant seules, des taux de criminalité élevés et une pauvreté supérieure à la moyenne. Plusieurs explications sont évidentes, telles qu’une offre de logements moins salubres et non climatisés, voire une incapacité à faire face aux coûts de l’électricité et ainsi utiliser son climatiseur.
Ce tragique évènement nous montre également combien l’isolement peut se révéler fatal dans pareilles circonstances. L’essentiel des personnes décédées durant ces quelques jours vivaient seules et n’avaient que peu de contact avec leur famille ou leur voisinage. Or, ce qu’Eric Klineberg démontre, c’est que cet isolement est notamment la conséquence de dynamiques démographiques et géographiques, telles que des décennies d’exode urbain et de périurbanisation ayant vidé des quartiers entiers de la ville, précipitant de nombreux habitants âgés dans la solitude extrême en raison de l’éloignement de leurs proches.
Cet isolement est, en outre, davantage marqué dans des zones urbaines dégradées, marquées par la violence et ayant subi de plein fouet la désindustrialisation, et ce en raison d’un surcroît de peur chez des habitants craignant de sortir de chez eux. Dans cette logique, de nombreux mécanismes participent à cet effet d’évitement de l’espace public, tels que « l’absence de commerces et de services susceptibles d’attirer des habitants dans les rues ; les obstacles à la mobilité physique, tels que les escaliers en mauvais état, les trottoirs en ruine et la faiblesse de l’éclairage public ; ou encore l’indifférence de services administratifs qui laissent les infrastructures locales à l’abandon ». En bref, un déclin annihilant peu à peu toute vie sociale et un urbanisme qui favorise les trafics tout en décourageant les réseaux d’entraide et de solidarité.
À l’inverse, certains quartiers, pourtant aux prises avec des difficultés socio-économiques similaires, ont significativement été moins meurtris par la canicule, et ce précisément en raison de l’existence « d’une vie collective extérieure, de rues fréquentées, de densité résidentielle, de voisinage familial et d’activité commerciale intense ». En d’autres termes, des conditions faisant que « les personnes âgées bénéficiaient de conditions écologiques favorables qui leur permettaient de sortir de chez elles et de profiter des infrastructures et des espaces publics locaux ».
Le management du désastre
Dans l’étude en question, l’auteur pointe également la responsabilité de plusieurs années de politiques néolibérales prônant le désengagement de l’État, la privatisation rampante des services publics et l’hégémonie d’une logique managériale au sein des administrations. Cela s’est traduit par une réduction des coûts au détriment de la préservation de la vie humaine, principale cause du manque de personnel d’urgence déployé sur le terrain lors des premiers jours de la canicule. Chose d’autant plus regrettable que de nombreux autres services destinés aux personnes âgées avaient déjà subi une diminution des subventions fédérales et locales, les obligeant à réduire une partie de leur propre personnel et à recourir à des travailleurs temporaires moins coûteux.
En parallèle, les administrations municipales avaient depuis longtemps sous-traité une gamme de services sociaux à des entités privées, encourageant une société à deux vitesses comme c’est devenu la norme dans de nombreux endroits depuis.
Sans oublier, chose bien connue depuis, les méandres bureaucratiques à franchir pour pouvoir bénéficier de prestations sociales, lesquels nécessitent bien souvent un ensemble de compétences techniques et organisationnelles qui manquent à de nombreuses personnes précarisées.
La société du spectacle dans toute sa splendeur
Les grands médias se délectent des catastrophes. Mais bien que les vagues de chaleur fassent de nombreuses victimes, elles font moins la une que d’autres évènements naturels plus spectaculaires (ouragans, séismes, inondations, etc.). Et il est vrai que, contrairement à ces dernières, l’essentiel des victimes sont dissimulées derrière les murs de leur habitation.
Si, dans un premier temps, les médias ont d’abord diffusé des images de personnes accablées par la chaleur ou d’enfants se rafraichissant autour de bouches d’incendies, la saturation de la morgue va leur donner leur spectacle tant attendu, à savoir « des centaines de corps en attente, un parking occupé par des camions frigorifiques eux-mêmes remplis de cadavres et le personnel débordé qui essayait de gérer la situation ». Là où le bât blesse, c’est que ces images sensationnelles focalisent l’attention sur l’évènement en lui-même « au détriment des caractéristiques sociales et politiques sous-jacentes à l’évènement ».
Cette naturalisation de la catastrophe a comme principal effet d’invisibiliser le profil des victimes. On sait que la façon dont sont organisées les villes américaines contribue à cette invisibilisation des plus pauvres. Mais la ségrégation s’opère également dans les médias, notamment à travers des unes différenciées en fonction des populations ciblées comme ce fut le cas lors de ces journées suffocantes. Le Chicago Tribune a ainsi, dans son édition à destination des zones suburbaines majoritairement blanches et plus aisées, remplacé plusieurs planches consacrées aux déboires des victimes urbaines (d’avantages noires) de la canicule par d’autres reportages mettant en évidence le quotidien de populations blanches, voire n’ayant aucun rapport avec l’évènement en cours.
En définitive, cette catastrophe trouve ses origines autant, sinon davantage, dans les (dys)fonctionnements de nos sociétés que dans des variables purement climatiques. Elle constitue un sévère avertissement quant à nos choix de société et nos capacités à faire face à des aléas (climatiques ou autre) amenés à s’aggraver dans les années à venir.
Eric Klineberg : Canicule. Chicago, été 1995 : autopsie sociale d’une catastrophe, éditions 205 et École urbaine de Lyon, 2022.
Renaud Duterme
https://geographiesenmouvement.com/2022/05/10/chicago-1995-un-avant-gout-de-lavenir/#more-2874
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