Édition du 19 novembre 2024

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Europe

Barcelone : la rue se fait refuge

"L’acte le plus révolutionnaire que nous puissions faire est de nous atteler à créer de nouvelles relations sociales à nos territoires" - Raúl Zibechi

Il y a une image unique et absolument inoubliable de février 2003. Il n’était pas encore quatre heures de l’après-midi et le flot humain, convergeant vers le centre de toutes les périphéries, se sentait dans toute Barcelone. À chaque croisement de l’étroite Vila de Gràcia, des attroupements des deux côtés et, en parallèle, une marée anonyme débordant de toutes les rues. L’image se perdait au-delà des limites de la vision : des rangées et des rangées de personnes défilant dans un silence assourdissant.

Tiré de Tlaxcala.

Ce jour-là la ville était paralysée pour essayer d’arrêter une guerre qui ne pouvait pas être arrêtée et dont nous payons encore les conséquences. Et l’écho qui en reste : "Personne ne peut permettre que sa politique de sécurité nationale dépende du nombre de gens descendant dans les rues de Barcelone". C’est ce que Bush avait craché pendant qu’il ruinait et dévastait tout un pays. Mais au milieu de cette horreur planifiée la rue est devenue le pôle le plus civilisé et le plus civilisateur du moment. Le seul refuge habitable que nous avons su construire.

Il y a aussi un moment inexpugnable de mars 2004. Des milliers de personnes auto-mobilisées passant toute la nuit devant le siège du Parti populaire à la suite des terribles attentats du 11 mars à Madrid, rassemblées contre toutes les falsifications de la terrible guerre de mensonges faites douleur. Debout - "passez le mot" était la consigne – contre une telle infamie. Il y a aussi la nuit annonciatrice et alternative de la Saint-Jean de 2006, lorsque soixante militants de mouvements sociaux, par anticipation et prévoyance, tentèrent de démanteler symboliquement le CIE (Centre d’identification et d’expulsion) de la Zone franche, qui n’était pas encore ouvert et était sur le point d’être inauguré. Il y a toujours ceux qui voient venir les choses de loin, comme il y a toujours ceux qui regardent laconiquement de l’autre côté, dans le geste inhospitalier qui définit l’indifférence.

Dans les luttes partagées qui ont suivi et dans lesquelles nous avons grandi, la rue a toujours été le point de convergence d’une mobilisation qui nous a définis et que nous avons construit comme pays : l’espace public fait éthique de la résistance et maintenant de la décence commune. Cette brève rétrospective des journées vécues à contretemps permet de constater que ces derniers mois et ces dernières semaines, a éclos de nouveau, d’en bas et depuis les marges, une réponse similaire, à base civile et sociale, qui rompt solidairement l’inertie du silence, renverse la logique de l’indifférence et nous interpelle, au milieu de tant de morts évitables, pour ne pas mourir de honte nous aussi. De honte de nous-mêmes et des autres.

Ce samedi soir, des milliers de personnes ont envahi les rues avec l’exigence éthique et politique de construire des réponses - et pas seulement réagir — à l’inhumanité du temps et à l’évidence que la Méditerranée est déjà une sombre fosse commune qui dit, en même temps, notre indolence et sa souffrance. Mais tirant le meilleur – c’est-à-dire le plus humain - de nous-mêmes, des milliers de voix ont proclamé le caractère imprescriptible universel du droit d’asile et la volonté partage d’accueillir. Maintenant, aujourd’hui, ici. À cheval entre la critique dévastatrice contre le bunker de l’État et notre propre autocritique qualifiée, il va sans dire que, cinq ans plus tard, nous avons toujours agi trop tard et pas assez.

Cette mobilisation a un caractère pionnier dans une UE en faillite et en collapsus, et cette réponse sociale nécessaire devient extraordinaire, car elle surgit au milieu d’un vide, d’un silence et d’un désert. Des milliers de voix décomposent la rhétorique officielle européenne, dénonçant la passivité glaçante des États et rappelant que la politique internationale est chargée d’un criminel cynisme hypocrite. Ils légitiment les dictatures, exportent la prédation et consentent au pillage, et quand le désespoir frappe à leur porte, ils répondent avec un arsenal militaire et de la technologie militaire de pointe contre ceux qui en meurent et ceux qui meurent de chagrin : ils tirent sur ceux qui fuient la guerre à laquelle ils consentent, la dictature à laquelle ils vendent des armes ou l’inégalité dont ils s’enrichissent. Hier comme aujourd’hui, la frontière –le mur, les barbelés, le mépris – définit celui qui la trace, jamais celui la subit. Parce que cette crise parle plus de nous que d’eux : il n’est pas difficile de comprendre pourquoi ils fuient. Il n’est pas facile de comprendre pourquoi nous ne répondons pas. Le miroir n’est pas responsable du visage qu’il reflète : le regard atavique –indifférent, superbe, insensible- sur le réfugié vise aussi le SDF criminalisé, le chômeur culpabilisé, l’exclu condamné. Parce que la demande d’accueillir parle aussi d’une société fissurée par l’inégalité, de tant de gestes d’accueil suspendus et d’une masse de gestes indifférents.

Mais s’il est vrai, comme l’analyse Isaac Joshua ? que la crise mondiale semble avoir toutes les caractéristiques d’un déclin dégradant dans le style de la fin de l’Empire romain, il faut noter que les déplacements forcés de populations et l’augmentation des réfugiés dans et hors de chaque pays en sont l’expression la plus claire, frappante et visible. À propos d’’effondrement, Santiago Alba Rico l’exprime lucidement : « Rome s’est effondrée après quatre siècles de symptômes annonciateurs de l’implosion : les barbares à l’extérieur, les chrétiens à l’intérieur [...] ; et si cette fin sera à la romaine, la seule solution est une alliance civilisée, sur la base du droit, entre chrétiens et barbares, [...] qui ne sera pas possible sans changer les gouvernements de l’UE et le projet européen même ; comme cela semble peu probable, nous devons donc nous préparer à un déclin de civilisation long, violent et tribal ». Cette alliance entre les deux rives de la Méditerranée, certes encore inexistante, a posé samedi un petit grain de sable, un gigantesque pas en avant, pour décoder aujourd’hui que ce qui reste le plus barbare, c’est notre réponse décadente et inhumaine. Nos plages – où nous prenons des bains de soleil à côté de cadavres – en sont le pire témoin. Oui, sur la crise des réfugiés tout a été dit, vu et écrit. Maintenant, ce qu’il faut, c’est faire, retisser et reconstruire. Quand il n’y a de lutte pour demain que dans le présent immédiat et que le seul lieu pour changer le futur est dans l’aujourd’hui.

La manifestation, la mise en réseau de tant de sensibilités différentes, ces derniers mois ou l’implication louable des médias publics catalans ont brisé l’atonie apathique, l’anomie indifférente et l’apathie générale. Il n’y a pas de temps pour le nombrilisme et la complaisance : il y va seulement de l’éthique humaniste de l’engagement, de la pratique sociale de la transformation et de l’exercice civil des responsabilités qui vont avec. Mémoire d’un futur antérieur, ce pays- le pays d’Argelès-plage, de la maternité d’Elna, de Neus Català et Agusti Bartra, du Chirles et de Francesc Boix, de ceux qui ont succombé à Auschwitz et Mauthausen - essaye d’arrêter une autre guerre, de convertir la dystopie en utopie et de rendre impossible la barbarie.

Nous avons appris des séquences les plus douloureuses de notre histoire que la vie elle-même est extrêmement résistante et résiliente : elle a toujours survécu. Mais ce qui est en jeu aujourd’hui est crucial : la possibilité même d’un projet politique choral, d’un refuge contre les intempéries, où la dignité humaine soit protégée, objet d’attention et affichée. Ce samedi, nous avons fait cela : nous avons trouvé refuge dans la rue. Parce qu’accueillir, c’est nous accueillir nous-mêmes et préserver la possibilité fragile de nous en sortir. Ensemble, tant que nous le pouvons encore. Contre leur monde impossible.

David Fernàndez

Auteur catalan.

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