Édition du 19 novembre 2024

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États-Unis

Apocalypse Trump ou le frisson stérile du catastrophisme

Trump "fasciste" ? Rien ne sert de crier au loup, surtout quand il est déjà dans la bergerie. Pour combattre le nouveau président américain, mieux vaut sortir de la sidération et bien cerner la menace… sans croire qu’elle est totalement nouvelle.

Tiré du site de la revue Regards.

Préparez les bunkers (ou les visas canadiens), Donald Trump est officiellement investi 45e – et dernier ? – président des Éats-Unis ce vendredi. Avant même que le magnat de l’immobilier ne remporte l’élection, les prophéties apocalyptiques se multipliaient dans la presse américaine. "La troisième guerre mondiale, par erreur", s’intitule un article du New Yorker avertissant du risque élevé de déclenchement accidentel d’Armageddon nucléaire.

« Quels sont les points en commun entre Donald Trump et Adolf Hitler ? », enquête de son côté Newsweek. Le prix Nobel d’économie Paul Krugman en voit beaucoup : « Il faut de l’aveuglement volontaire pour ne pas voir les parallèles entre la montée du fascisme et notre cauchemar politique actuel », écrit-il dans une tribune sobrement intitulée "Comment finissent les républiques".

Fascisme en T-shirt ?

Pour Edmund Phelps, autre Nobel d’économie, le protectionnisme de Trump en matière de commerce extérieur est en effet « une expansion du type de politique corporatiste que l’on n’avait pas connu depuis les économies italiennes et allemandes des années 1930 ». « Au nom de l’humanité, nous refusons d’accepter une Amérique fasciste », proclament une douzaine de célébrités qui ne craignent pas de nommer la bête, dans une publicité pleine page parue début janvier dans The New York Times.

George Orwell avait prévenu que si le fascisme réussissait en Angleterre, il ne serait pas botté et en chemise brune, mais « coiffé d’un chapeau melon et porterait peut-être un parapluie bien roulé ». La version américaine pourrait bien nous apparaître aujourd’hui sous la forme d’une chevelure fauve orangée et d’un T-shirt "Make America Great again"… Il n’est pas certain toutefois que ces évocations cataclysmiques des "heures les plus sombres" nous aident vraiment à comprendre et surtout à "résister" à la présidence Trump.

Il ne s’agit pas de minimiser la nocivité du milliardaire, un évadé fiscal ultralibéral, raciste, misogyne et climato-sceptique. Encore faut-il ne pas se tromper d’objet d’inquiétude : bien plus que sa remise en cause de l’Otan, son rapprochement avec la Russie ou sa dénonciation des traités de libre-échange – des options politiques tout à fait audibles, même d’un point de vue de gauche d’ailleurs –, ce sont ses promesses de défaire l’ObamaCare, d’annuler l’accord de Paris sur le climat, d’ abolir la loi Dodd-Frank de régulation bancaire ainsi que sa stigmatisation de tous les "étrangers", qu’ils soient musulmans ou mexicains, qui menacent le pays et la planète.

Politiques du pire

Trump n’est pas encore aux manettes, mais ses nominations ministérielles présagent du pire en la matière : on peut être sûr que les intérêts de Wall Street seront vaillamment défendus par Gary Cohln, le numéro 2 de Goldman Sachs nommé premier conseiller économique et par Steven Mnuchin, un autre ancien de l’empire bancaire et nommé secrétaire au Trésor. Les pétroliers pourront quant à eux compter sur le patron d’ExxonMobil, Rex Tillerson, à la diplomatie, sur Scott Pruitt, issu du lobby pétrolier, nommé à l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) et sur Rick Perry, le gouverneur du Texas nommé au ministère de l’Energie, qui explique dans son dernier livre que « nous observons une baisse des températures mondiales ».

Les syndicats qui se battent pour augmenter le salaire minimum national à quinze dollars de l’heure auront affaire à l’animosité du magnat de la malbouffe Andy Puzder, au ministère Travail, qui rêve de remplacer les salariés par des machines « qui sont toujours polies, ne prennent jamais de vacances et n’arrivent jamais en retard… »

Symboles du retour de bâton raciste après la présidence Obama, Steve Bannon, ex-directeur de Breitbart, le site d’information proche de "l’Alt Right", est conseiller en stratégie tandis que le sénateur sudiste blanc, Jeff Sessions, partisan du mur anti-immigrés, remplace à la Justice Loretta Lynch, la première femme noire ayant occupé cette fonction. Défenseur de la prison de Guantanamo et opposant à l’accord sur le nucléaire iranien, le nouveau directeur de la CIA Mike Pompeo estime que le lanceur d’alerte Edward Snowden mérite la peine de mort pour trahison. Quant au conseiller à la sécurité nationale, le lieutenant-général Michael Flynn pense que l’islam est un « cancer » qui veut « placer en esclavage ou exterminer 80% de la population ».

Sortir du fatalisme

Pas question, donc, d’ignorer le danger. Mais il convient de garder son sang-froid, ne serait-ce que pour sortir de la sidération. Le chercheur américain Corey Robin, en particulier, critique cette tendance à s’enivrer du frisson stérile du catastrophisme et à se croire supérieurement intelligent parce que l’on aurait accédé à l’effrayante Vérité de la nation américaine.

Cette fascination fataliste pour le spectacle de la catastrophe à venir est en fait « profondément conservatrice », accuse le professeur de sciences politiques au Brooklyn College, dans une tribune de Jacobin intitulée "Contre la politique de la peur". « Un progressisme qui a besoin de monstres à détruire ne peut agir politiquement contre ses ennemis », écrit-il encore dans Harpers : de même que le 11-septembre a noyé toute analyse rationnelle sous une croisade aveugle contre des figures indiscutables du Mal, « les terroristes islamiques » ou Saddam Hussein, et conduit le pays dans une spirale interminable de guerre et d’érosion des libertés, la désignation de Trump comme incarnation des forces obscures ne fournit aucune clé pour le combattre.

C’est pourquoi Robin s’obstine à recourir aux catégories ordinaires de l’analyse politique, (les lois, les institutions, les coalitions, l’idéologie…) pour cerner et affronter la séquence politique qui s’ouvre. Ce qui permet, pour commencer, de ne pas prendre pour des ruptures inédites des politiques qui s’inscrivent dans la continuité des gouvernements précédents, et ce malgré l’affichage "anti-système" efficace de la campagne du soi-disant "outsider". Ainsi, les États-Unis n’ont-ils pas attendu Trump pour se lancer dans de désastreuses opérations militaires qui ont semé le chaos au Moyen-Orient, pour expulser massivement les immigrés, ou pour s’engouffrer dans la dérégulation financière sous l’influence d’anciens de Goldman Sachs [1].

Un président fragile, des alternatives à construire

Pointer la continuité ne vise pas à relativiser le danger, mais à orienter correctement la réponse à lui apporter. Car si Trump est l’héritier ethno-nationaliste de la logique néolibérale et sécuritaire de ses prédécesseurs, alors il ne suffit pas, pour le combattre, de se draper dans la posture de la "résistance antifasciste" en s’accrochant à la version soft et multiculturaliste de ce même néolibéralisme sécuritaire : il faut lui tourner le dos pour de bon.

Ne pas jouer à se faire peur avec les évocations désespérantes des années 30, c’est aussi se donner les moyens d’identifier et d’exploiter l’essoufflement de l’idéologie néolibérale, pour continuer à construire une alternative progressiste telle qu’elle a été amorcée par le mouvement Occupy et la campagne de Bernie Sanders. Ainsi, plutôt que de pleurer d’avance la mort du Affordable Care Act, il faut voir que les Républicains, qui dominent pourtant le Congrès, sont en grande difficulté pour vraiment l’abroger [2].

L’époque où Reagan pouvait déboulonner gaiement l’État-providence en chantant les louanges du libre marché est révolu, et même le grand méchant Trump n’ose pas revenir trop brutalement sur cet acquis social. Autrement dit, le nouveau président est plus fragile qu’il n’en a l’air : la majorité des Américains n’a pas voté pour lui, une grande partie de la nouvelle génération, qui s’est mobilisée pour la candidature d’un socialiste aux primaires démocrates, est tout à fait en mesure de construire un mouvement contre Trump et contre le système néolibéral qui l’a engendré.

Notes

[1] Ces derniers ont peuplé les ministères des gouvernements aussi bien démocrates (Robert Rubin sous Clinton) que républicains (Henry Paulson sous Bush).

[2] Conscients qu’il est politiquement impossible de retirer la couverture santé à la vingtaine de millions d’Américains qui bénéficient du dispositif d’Obama, ils s’arrachent les cheveux pour trouver une manière de tenir leur promesse symbolique de supprimer la réforme phare du président sortant… sans "désassurer" qui que ce soit.

Laura Raim

Journaliste au quotidien Le Figaro

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