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La démocratie comme expérimentation du commun
Dardot et Laval font un portrait très sombre de la situation en ce début du XXIe siècle. Nous vivrons une grande régression marquée par un nationalisme exacerbé et une xénophobie assumée. Ils écrivent : Les fondamentalismes religieux et marchands sont les deux versions complémentaires de la réaction postmoderne. On assiste à un repli sur la communauté d’appartenance, la soumission à la transcendance et au retour des origines et à la confrontation des identités.
Cette situation reflète une crise historique de la gauche. Elle est le fruit de l’offensive néolibérale et des défaites subies par le mouvement social et démocratique dans son opposition à cette offensive. Mais la gauche de gouvernement, la social-démocratie, est aussi responsable de cette situation, car elle s’est soumise de façon délibérée à la réalité fabriquée par les oligarchies.
Le pourrissement politique d’une gauche qui mène une politique de droite a développé le ressentiment dans de vastes secteurs populaires. L’extrême-droite a alors été en position d’instrumentaliser la colère sociale en adoptant une posture antisystème. Elle est ainsi parvenue à se développer y compris dans l’électorat de la gauche. Cela est vrai en France, mais également dans toute une série de pays en Europe. Toute cette gauche risque d’être emportée à cause de son incurie et de son incapacité à reprendre l’initiative et à contester le néolibéralisme comme forme de vie.
L’expérience du commun contre l’expertocratie
La reconstruction de la gauche a pour préalable la compréhension du rôle de l’État dans l’offensive visant à défaire la démocratie sous toutes ses formes. L’État est devenu un acteur néolibéral enrôlé dans la logique de la concurrence. Il faut éviter d’identifier le néolibéralisme à un ultralibéralisme qui conduirait au dépérissement de l’État. Il n’y a pas un tel dépérissement de l’État, mais il y a plutôt un évidement de la démocratie. La souveraineté populaire et ses libertés individuelles et collectives deviennent les cibles, car le pouvoir social de la richesse ne tolère plus d’entraves à son accroissement illimité. Pour lever ces entraves, le développement de mesures sécuritaires et la criminalisation des mouvements sociaux sont maintenant à l’ordre du jour.
La gouvernance néolibérale disqualifie la démocratie libérale au nom de l’expertise. Il n’y a donc plus rien à attendre des partis et des appareils qui se disputent la reconnaissance de l’État et en attendent postes et subventions. L’élaboration d’une alternative politique véritable ne peut venir que d’en bas, des citoyennes et des citoyens. Il s’agit de remettre radicalement en question la logique de la représentation politique. Les institutions de la représentation politique (partis et parlements) sont des institutions foncièrement oligarchiques.
La stratégie du bloc démocratique
Pour s’opposer à l’offensive néolibérale, il faut unifier et concentrer des forces disparates dans des coalitions. Mais les partis politiques ne peuvent être considérés comme des organes du peuple et même des soutiens de la coalition à construire. Pourquoi ? Parce que les partis sont des institutions foncièrement oligarchiques qui opèrent la sélection d’un petit nombre de représentantes et de représentants au détriment de la participation de la masse des citoyennes et des citoyens aux affaires publiques. Les partis sont les instruments de la professionnalisation de la politique et de la création de nouvelles élites dans une logique publicitaire où les relations entre l’électeur (l’électrice) et l’élu-e sont réduites à des rapports vendeurs-clients.
Contre cette logique des partis, la règle minimale de l’organisation de coalitions (qui va à l’encontre du fonctionnement des partis politiques ) est que la non-rééligibilité et la non-réconductivité des fonctions publiques doivent régler toute mise en commun politique. Dardot et Laval se livrent à une critique des politiques de Syriza et de Podemos qui est très instructive à cet égard. De plus, il faut se garder de l’illusion selon laquelle une victoire électorale, même issue de mobilisations massives suffira à changer la donne. Éric Toussaint l’explique clairement :« L’expérience prouve que les mouvements de gauche peuvent arriver au gouvernement, mais ils ne détiennent pas pour autant le pouvoir. La démocratie, c’est-à-dire l’exercice du pouvoir par le peuple et pour le peuple, requiert bien davantage.(...) Quand une coalition électorale ou un parti de gauche arrive au gouvernement, il ne détient pas le pouvoir réel : le pouvoir économique (qui passe par la possession et le contrôle des groupes financiers et industriels, des grands médias privés, du grand commerce, etc.) demeure aux mains de la classe capitaliste, le 1 % le plus riche, et encore !, c’est moins de 1 % de la population. De plus, cette classe capitaliste contrôle l’État, l’appareil judiciaire, les ministères de l’Économie et des Finances, la banque centrale... (...) Pour réaliser de réels changements structurels, il est fondamental de mettre en place une relation interactive entre un gouvernement de gauche et le peuple. Ce dernier doit renforcer son niveau d’autoorganisation et construire d’en bas des structures de contrôle et de pouvoir populaire. Cette relation interactive, dialectique, peut devenir conflictuelle si le gouvernement hésite à prendre les mesures que réclame la « base ». Le soutien du peuple au changement promis et la pression qu’il peut exercer sont vitaux pour convaincre un gouvernement de gauche d’approfondir le processus des changements structurels qui implique une redistribution radicale de la richesse en faveur de celles et ceux qui la produisent. C’est également vital pour assurer la défense de ce gouvernement face aux créanciers, face aux tenants de l’ancien régime, face aux propriétaires des grands moyens de production, face à des gouvernements étrangers. [1]
En somme, nos auteurs nous rappellent qu’il n’y aura pas de prise du pouvoir véritable capable de confronter et d’en finir avec le pouvoir du bloc oligarchique néolibéral sans construction d’un véritable contre-pouvoir populaire, sans construction d’un bloc démocratique (tant au niveau national qu’international) composé de toutes les organisations syndicales, associatives, écologistes, savantes et culturelles engagées dans la lutte antihiérarchique sur une plate-forme commune.
La forme parti, un rejet intempestif qui mérite une large discussion
Pourtant, leur rejet de la forme parti nous paraît fort peu argumenté et imprécis. S’il s’agit de soutenir que les partis qui se réduisent à être des machines électorales pour la conquête du pouvoir gouvernemental ont tendance à produire de nouvelles élites, il y a nombre d’expériences historiques qui tendent à confirmer cette affirmation. Si un parti politique n’est pas construit et préparé pour affronter le bloc néolibéral au pouvoir dans l’industrie, dans la finance et la bureaucratie étatique, il ne pourra appliquer son programme si avancé soit-il.
Mais, la médiation des partis est une donnée. Plus, sauf dans les périodes de larges mobilisations populaires, la majorité de la classe fondamentale tend le plus souvent à accorder son soutien électoral aux partis de la classe dominante. La lutte de partis est incontournable et cela d’autant plus qu’il n’existe pas un mur de Chine entre les orientations et les discussions qui existent dans la société globale et les discussions d’orientation dans les mouvements sociaux. Il est vraiment un peu court d’imputer la forme parti, la responsabilité ou l’exclusivité du péril bureaucratique. Le phénomène bureaucratique est une tendance lourde qui touche tant les administrations que les organisations de la société civile comme les syndicats et les autres mouvements sociaux. La lutte pour l’autonomie politique de classe face à l’oligarchie régnante est un défi qui ne se pose pas seulement aux partis politiques, mais également aux organisations de la classe subalterne.
Un parti, particulièrement un parti qui se veut un parti de l’émancipation de la classe fondamentale (ou populaire), peut et doit se construire comme un lieu de rassemblement des expériences vécues dans les luttes passées. Il doit être un lieu de partage et de mémoire de ces expériences afin de pouvoir préparer l’avenir. Un parti politique visant l’émancipation sociale et politique doit être un outil capable de de favoriser l’autonomie politique les mouvements antisystémiques face aux partis de la classe dominante. Comme force de rassemblement, de partage d’une diversité d’expériences, de discussion, un tel parti doit se donner le moyen de faire la synthèse d’expériences diverses au niveau local, national et international afin de favoriser les initiatives unitaires de toutes celles et de tous ceux qui veulent s’affranchir d’une société d’oppression et d’exploitation.
En ce sens le parti de l’émancipation peut être le moins mauvais moyen de résister aux pressions aux inégalités devant l’argent, la richesse, les médias et l’usage de la parole.Il doit être capable de refuser la professionnalisation de la politique et de contrer les processus de bureaucratisation qui est toujours un danger.
Dans ce cadre, la lutte électorale est un moment important pour faire connaître et rallier à un projet de société. Mais le renforcement de l’indépendance, de l’unité et l’auto-organisation d’un contre-pouvoir populaire sont les tâches essentielles qui doivent définir un parti qui se veut un véritable parti de l’émancipation. [2]
Ce rejet intempestif de la "forme parti" fait apparaître une béance dans l’approche de nos auteurs : l’absence de toute analyse de la situation des mouvements sociaux à l’ère du néolibéralisme et l’impact des partis politiques dominants sur les orientations de ces mouvements. Il nous semble que l’élaboration d’une stratégie de l’émancipation ne peut faire abstraction d’une telle analyse.