Le 21 mars 2018, soit cinq ans après avoir célébré le demi-siècle d’existence de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA)/Union Africaine (UA) – considéré dans la novlangue de l’UA comme « cinquante ans de succès » [1] –, 44 des 55 États membres de l’UA ont signé à Kigali l’Accord portant création de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), soit la création d’un « marché unique pour les marchandises et les services facilité par la circulation des personnes […], un marché libéralisé pour les marchandises et services », selon le texte dudit Accord.
Suppression des tarifs douaniers qui est appelée à booster le commerce intra-africain situé autour de 12% - 15 % des échanges de l’Afrique, bien inférieur aux échanges internes des autres continents (ce qui fait de l’Afrique la région la plus ouverte au commerce mondial). En cas de ratification, par 22 États [2], de la ZLECAf dans les délais – fin 2018 - début 2019 –, le commerce intra-africain est censé dépasser les 50 % en 2022. Il s’agit d’une étape majeure dans le processus d’intégration africaine, devant aboutir à la Communauté économique africaine (CEA), objectif du programme de l’UA pour le demi-siècle suivant, intitulé Agenda 2063 – L’Afrique que nous voulons. Soit une « Afrique intégrée, prospère et pacifique, dirigée par ses propres citoyens et représentant une force dynamique sur la scène mondiale [3] ».
Projet qui se base sur un supposé dynamisme économique (capitaliste) de l’Afrique, exprimé par le taux de croissance moyen de son PIB, situé, depuis la première décennie du 21e siècle, au dessus de la moyenne mondiale, faisant de l’Afrique la deuxième région locomotive, après l’Asie, de la croissance mondiale [4]. Ainsi, certaines voix africaines, voire extra-africaines, ne s’empêchent pas de considérer ce siècle comme celui de l’Afrique.
Afro-optimisme qui semble en corrélation avec une renaissance ou un renouvellement du discours panafricaniste hors des murs de l’UA, au sein de l’intelligentsia africaine, dans le patronat africain. À en croire des laudateurs du supposé dynamisme économique africain, il n’y aurait pas d’incompatibilité entre l’idéal panafricaniste d’émancipation des peuples africains et l’enracinement de la supposée dynamique économique africaine dans la néolibéralisation de la mondialisation capitaliste – en accentuation, malgré tout –, cette sorte de remise, depuis quatre décennies, de l’économie capitaliste sur ses vrais rails. Pourtant, sur ceux-ci, le train de cette intégration africaine risque d’avoir pour terminus une station autre que celle de l’émancipation des peuples africains. Ce processus panafricaniste à tout l’air d’une promesse de répétition historique, d’un demi-siècle à l’autre.
L’OUA contre le projet de communauté économique africaine
« L’idée d’un marché unique africain, d’une communauté économique africaine n’est pas une nouveauté. Elle est même assez liée à celle du panafricanisme tel qu’officiellement discuté [...] au début des années 1960 »
L’idée d’un marché unique africain, d’une communauté économique africaine n’est pas une nouveauté. Elle est même assez liée à celle du panafricanisme tel qu’officiellement discuté au lendemain de l’émergence massive de nouveaux États “indépendants” africains, au début des années 1960. Ainsi, à la veille de la naissance de l’OUA, l’un des principaux protagonistes du débat, le président du Ghana, Kwame Nkrumah, avait insisté sur la dimension économique de l’unité ou l’union africaine en gestation, mais en évacuant la question des classes sociales, l’antagonisme de leurs intérêts, etc., et en misant sur le principe de la « personnalité africaine » ainsi que sur l’esprit de Bandoeng pour faire adhérer ses pairs Chefs d’État – en grande partie confortablement installés dans les rouages du néocolonialisme – au projet d’une unité et solidarité économique des États africains, voire dans l’intérêt des peuples africains. C’était, selon lui, une condition pour la conservation de l’indépendance politique, récemment acquise par la très grande majorité de la trentaine d’États africains d’alors, et pour la décolonisation des entités demeurées sous le joug colonial. « Un Marché commun africain, dans l’intérêt des seuls Africains, serait beaucoup plus propre à aider les États d’Afrique. Il présuppose une politique commune de commerce extérieur et intérieur, et doit sauvegarder notre droit de commercer avec qui nous voulons » affirmait-il [5].
Nkrumah proposait même : « la mise en commun des nos investissements actuellement distincts, et qui concernent des projets nationaux semblables entre eux, profiterait plus au développement mutuel. En fait, l’unification totale de l’économie africaine à l’échelle continentale est le seul moyen qu’aient les États africains d’atteindre un niveau qui ressemble à celui des pays industrialisés » (L’Afrique doit s’unir). Cette union économique, réitérait Nkrumah quelques temps après devant ses pairs réunis à Addis-Abeba pour la naissance de l’OUA, devrait s’accompagner, entre autres, d’une monnaie unique africaine, d’une banque centrale africaine, etc., exigeant une structure politique confédérale africaine.
Mais, c’était sans compter sur l’indéfectible attachement de la quasi-totalité des Chefs d’État africains à l’indépendance balkanisée [6] – souvent masqué par l’évocation d’un très vague gradualisme –, l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation étant, à cette occasion, érigée en principe. C’était sous-estimer leur préférence à « se laisser ramener au bercail de leurs anciens maîtres coloniaux » (Nkrumah, discours lors de la création de l’OUA) sous forme d’institutions de “coopération” mises en place avec la métropole coloniale pendant la décolonisation, pour la domination néocoloniale.
Ainsi, quand bien l’idée du marché commun africain avait semblé partagé au-delà de la poignée des États dits alors progressistes, la Charte de l’OUA, dans l’objectif, entre autres, de « coordonner et intensifier leur coopération et leurs efforts pour offrir de meilleures conditions d’existence aux peuples d’Afrique », avait seulement retenu que les « États membres coordonneront et harmoniseront leurs politiques générales, en particulier dans les domaines suivants : a. politique et diplomatie ; b. économie, transports et communications … ». L’unité finalement obtenue par les supposés “pères fondateurs” du panafricanisme (celui postérieur à l’émergence massive d’États africains) était réduite essentiellement à la concertation et la consultation. En fait, malgré l’existence par la suite de certaines institutions sous-régionales (Union douanière et économique d’Afrique centrale, Communauté de l’Afrique orientale), la création de l’OUA avait principalement consacré la construction des États-nations africains, dépendants, en règle générale, du capitalisme central ou néocoloniaux/néocolonisés.
Du Plan d’action de Lagos à la ZLECAf
Une décennie plus tard, confrontés, au cours de la décennie 1970, à la persistance du sous-développement, au « développement du sous-développement », ces États africains, après avoir, en vain, participé, avec d’autres d’Amérique dite latine et d’Asie (dont une quarantaine constitue les Pays ACP ayant établi avec la CEE la convention dite Lomé I en 1975, une extension de l’eurafricaine Convention de Yaoundé II), au plaidoyer à l’ONU, de 1973 à 1976, en faveur d’un Nouvel ordre économique international, ont fini par retrouver le chemin du projet panafricaniste. Dont la formulation est le Plan d’action de Lagos pour le développement économique de l’Afrique 1980-2000, adopté par la deuxième session extraordinaire de la Conférence des Chefs d’État et de gouvernement de l’OUA (Lagos, 28-29 avril 1980).
Celle-ci, ayant constaté l’échec des « stratégies globales de développement », l’incapacité pour les États africains « d’atteindre le moindre taux significatif de croissance [7] ou un niveau satisfaisant de bien-être général au cours de ces vingt dernières années », voire l’exploitation de l’Afrique par « des forces étrangères néocolonialistes qui cherchent à influencer les politiques et les principes directeurs des États africains », affirmait l’engagement à « promouvoir le développement économique et social et l’intégration de nos économies en vue d’accroître l’autodépendance et favoriser un développement endogène et auto-entretenu », devant mener à « l’établissement ultérieur d’un marché commun africain, prélude à une Communauté Économique Africaine ».
« Le Plan d’Action de Lagos et le Traité d’Abuja étant, pendant les années 1990, les principales références du nationalisme économique africain dénonçant superficiellement le néocolonialisme de l’ajustement structurel néolibéral »
Mais cette sorte de retour à l’idée rejetée à la naissance de l’OUA n’arrivait pas du tout à un moment propice. Car, l’échec du “développement”, relevé à juste titre mais en oubliant d’indiquer la part de responsabilité des gestionnaires des États africains (la gabegie comme facteur d’accumulation primitive du capital privé, etc.), va aboutir à, entre autres, un défilé, à partir de la décennie 1980 [8], de presque tous les États africains, surendettés, sous les fourches caudines des institutions de Bretton Woods, ordonnatrices des programmes d’ajustement structurel néolibéral, du “consensus de Washington”. Dans les faits, il s’est agi d’une réorganisation de la dépendance des États/économies africaines – asiatiques et “latino”-américaines – à l’égard des puissances capitalistes traditionnelles, dans le cadre d’une restructuration néolibérale de la mondialisation capitaliste, accentuée la décennie suivante par la destruction du Mur de Berlin symbolisant la fin du bloc dit communiste.
Mise à jour de la dépendance plutôt qu’« autodépendance », intégration à la phase néolibérale de la mondialisation plutôt qu’une intégration des économies africaines appelée à « favoriser un développement endogène et auto-entretenu », la création d’une Communauté économique africaine (de nature capitaliste, certes). Néolibéralisation du néocolonialisme revenant à une plus forte emprise des transnationales, principalement d’origine occidentale, sur l’économie dite africaine, par, entre autres, la dépossession des États de leurs entreprises dites stratégiques. En ont aussi profité une minorité de capitalistes autochtones, souvent lié·e·s aux, voire des dirigeants des États africains. Tandis que pour les classes populaires, y compris les couches inférieures des « classes moyennes » [9], cela a été une paupérisation, une aggravation de la pauvreté, la chute dans l’« extrême pauvreté », en jargon onusien.
Subséquemment à cette dynamique d’ajustement structurel néolibéral, le Plan d’action de Lagos – encore influencé par un certain esprit capitaliste orthodoxe – a été remplacé en juin 1991 par le Traité instituant la Communauté économique africaine, signé à Abuja (alors toute nouvelle capitale nigériane) par 51 États de l’OUA. Traité dit d’Abuja qui se référait encore au Plan d’action de Lagos, à « l’intégration des économies africaines en vue d’accroître l’autosuffisance économique et favoriser un développement endogène et auto-entretenu », ne stigmatisait pas l’existence des « sociétés commerciales d’État », considérées parmi les actrices des échanges intra-africains. Traité qui avait même établi le calendrier de la transition vers ladite Communauté, étalée sur trente quatre années maximum (prévue pour 2025), et divisée en six étapes. La mise en place en 10 ans maximum des zones de libre-échange dans les communautés économiques régionales (CER) – en Afrique australe, Afrique centrale, Afrique de l’Est, Afrique du Nord, Afrique de l’Ouest – en étant la troisième étape.
Cependant, bien qu’inscrit dans le paradigme capitaliste, il ne s’agissait pas encore, pour les États – confrontés au diktat du prétendu Consensus de Washington propagé par les institutions de Bretton Woods – ainsi que pour la technocratie de l’OUA, d’un alignement pur et simple sur la néolibéralisation de la mondialisation capitaliste, la restructuration de la domination impérialiste. Par exemple, l’onusienne Commission économique pour l’Afrique avait, dans une évaluation de la mise en œuvre dudit traité, relevé cette contradiction concernant la fixation d’un taux de participation des capitaux nationaux (de 30 à 51 % selon les CER) à toutes les entreprises industrielles dans certaines communautés régionales : « On ne peut vouloir attirer massivement les investissements étrangers et en même temps créer un marché régional qui leur soit virtuellement fermé. Visiblement, sur cette question, la plupart des communautés régionales ne se sont pas adaptées au nouvel espace économique néo-libéral qui se met en place dans les États africains » [10].
Ce qui relevait comme d’une certaine volonté de limiter, au nom d’un supposé nationalisme ou panafricanisme, l’emprise des transnationales sur les économies d’Afrique, et de favoriser ainsi le développement du capital africain ou des fractions africaines de la classe capitaliste, les prétendues bourgeoisies nationales – auxquelles appartenaient ou aspiraient des dirigeants politiques ainsi que leurs proches. Sans se préoccuper réellement de l’aggravation de la pauvreté dans les classes populaires pendant les décennies 1980-1990. Le Plan d’Action de Lagos et le Traité d’Abuja étant, pendant les années 1990, les principales références du nationalisme économique africain dénonçant superficiellement le néocolonialisme de l’ajustement structurel néolibéral.
« C’est dix ans après l’adoption du Traité d’Abuja, pendant la mutation de l’OUA en UA (2000-2002), que l’organisation panafricaine des États s’est mise à assumer publiquement une orientation néolibérale en adoptant, en 2001, le NEPAD »
C’est dix ans après l’adoption du Traité d’Abuja, pendant la mutation de l’OUA en UA (2000-2002), que l’organisation panafricaine des États s’est mise à assumer publiquement une orientation néolibérale en adoptant, en 2001, le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD, son acronyme en anglais) – élaboré sous la houlette des présidents sénégalais Abdoulaye Wade, sud-africain Thabo Mbeki, algérien Abdel Aziz Bouteflika et nigérian Olusegun Obasanjo. Un programme de développement vanté comme conçu « par les Africains et pour les Africains », mais que, par exemple, l’altermondialiste nigérien Moussa Tchangari avait, à juste titre, surnommé le « boubou africain du néolibéralisme » (2002), à cause de la conformité de son esprit avec celui de la politique des institutions de Bretton Woods et consorts.
Mais, c’est aussi bien de ce NEPAD (entre son adoption et la conception de la ZLECAf, il a été érigé en agence de l’UA) que du Traité d’Abuja que se revendique le nouveau projet panafricaniste de l’UA, L’Agenda 2063. L’Afrique que nous voulons dont l’éventuelle entrée en vigueur de la ZLECAf est une étape décisive. C’est dans la dynamique d’assomption de cette option néolibérale du panafricanisme que s’inscrit l’enthousiasme exprimé par des chefs d’État comme le Nigérien Mahamadou Issoufou (chargé de la coordination du processus de négociation de l’accord de la ZLECAf ), le Rwandais Paul Kagame (président en exercice de l’UA au moment de la soumission dudit accord à la signature) [11], par les technocrates de l’Union Africaine et par la quasi-totalité des médias panafricains, en faisant preuve comme d’une cécité à l’égard de sa dimension néocoloniale pratique.
La ZLECAf : un méga-accord libre-échangiste assez ordinaire
Contrairement à l’affirmation selon laquelle avec la création de la ZLECAf « les Africains inventent une arme commerciale pour résister aux puissances qui les exploitent » [12], il ne s’agit pas d’une originalité, mais rien qu’une version africaine des accords de libre-échange régionaux, dits méga-accords libre-échangistes, actuellement à la mode, déjà signés ou en cours de négociation. Voire rejeté, en pensant au projet de la Zone de libre-échange des Amériques (du Nord, du Centre et du Sud) abandonné en 2004, au grand dam des États-Unis d’Amérique, après une décennie de négociation. La ZLECAf, ce « marché élargi et sécurisé pour les marchandises et les services des États parties grâce à une infrastructure adéquate et à la réduction ou à l’élimination des barrières tarifaires et à l’élimination des barrières non tarifaires au commerce et à l’investissement » (Préambule de l’Accord portant création de ladite zone), a pour référence (avec l’Acte constitutif de l’UA et le Traité d’Abuja) l’Accord de Marrakech ayant créé l’Organisation mondiale du Commerce (OMC), l’organisation chargée, en fait, d’instaurer le libre-échange à l’échelle mondiale.
On peut ainsi, à la limite, considérer la ZLECAf, selon les termes mêmes de cette économiste malgache ayant participé à son élaboration, comme « un puissant instrument pour mieux s’impliquer dans le nouvel ordre économique mondial » [13]. L’ordre économique en question étant bien celui de la néolibéralisation de la mondialisation capitaliste dont le pilotage est assuré par les puissances économiques traditionnelles – certes désormais avec une participation de la Chine devenue deuxième économie (capitaliste) mondiale. Mondialisation qui se caractérise dans sa phase néolibérale par, entre autres, le culte du libre-échange des marchandises. Le statut de marchandise étant celui auquel devrait être réduite l’intégralité du réel, la totalité (la globalisation marchande) – à l’exclusion des capitalistes qui en sont les principaux bénéficiaires et ayant partout les gouvernant·e·s à leur solde.
« Contrairement à l’affirmation selon laquelle avec [...] la ZLECAf « les Africains inventent une arme commerciale pour résister aux puissances qui les exploitent » , il ne s’agit pas d’une originalité, mais rien qu’une version africaine des [...] méga-accords libre-échangistes »
Du fait de cette affiliation assumée, la ZLECAf est une promesse de production, généralement, des mêmes effets que les pratiques du processus libre-échangiste ailleurs. Ce qui l’expose, en prévision, aux critiques généralement faites à cette vague libre-échangiste. Ainsi en est-il de la critique du discours l’accompagnant, selon lequel le libre-échange serait le facteur du développement des puissances capitalistes, et par conséquent, inévitablement un facteur de « ruissellement » de la richesse produite (par les exploité·e·s), des classes dominantes jusqu’aux pauvres. En l’occurrence, la ZLECAf est considérée comme une des nécessités devant contribuer à l’aspiration de l’Agenda 2063 (de l’UA) à éliminer « toutes les formes d’inégalité, d’exploitation, de marginalisation et de discrimination systématiques ».
Alors que, sans se laisser enfermer dans le débat intra-capitaliste entre partisan·e·s du protectionnisme et celles/ceux du libre-échange, ce récit pro-libre-échange ne peut être illustré par l’ascension de quelque puissance capitaliste traditionnelle, de l’Angleterre au Japon, en passant par les États-Unis d’Amérique, car elles ont, toutes, d’abord pratiqué le protectionnisme, pendant longtemps, y compris dans leurs colonies. Ni par celles des puissances capitalistes actuellement dites émergentes. À l’instar de la première d’entre elles, la Chine (n’ayant pas encore constitué une zone de libre-échange avec ses partenaires des BRICS), à laquelle il a été encore reproché, au cours de cette année 2018, une protection de certains segments de son économie, même si depuis l’intervention de son président, Xi Ping, à Davos (2017), elle se proclame – contre une tonitruante protection de certains secteurs du marché des États-Unis d’Amérique par l’administration de Donald Trump – dans l’avant-garde du libre-échange mondial.
Une minorité de gagnant·e·s et beaucoup des perdant·e·s
Ne se trouve pas aussi illustré historiquement un libre-échange qui atténuerait les inégalités entre pays le pratiquant, à l’instar du clivage entre économies capitalistes développées et économies capitalistes sous-développées, longtemps dit Nord-Sud. Par contre, il a été démontré, preuve est constamment faite que surtout avec le libre-échange « le commerce, c’est la guerre », selon la démonstration faite récemment par l’économiste et activiste ougandais Yash Tandon, en se référant à l’histoire, passée et en cours [14]. Une guerre dont les gagnants sont, en général, encore les mêmes : les économies capitalistes déjà les plus dynamiques, qui, par ailleurs, ont souvent été à l’initiative de la vague actuelle des projets d’accord de libre-échange.
Ainsi, c’est l’institution onusienne, experte en la matière et s’étant impliquée dans l’élaboration de la ZLECAf, la CNUCED, qui, comme pour tempérer la propagande accompagnant la vague libre-échangiste, avait attiré l’attention sur « l’érosion continue de la marge d’action » des « pays en développement » produite par les accords commerciaux régionaux (ACR) et bilatéraux en prolifération, surtout sur les pays dits “moins avancés” (PMA
) ou “pauvres” [15]. L’Afrique est la région du monde championne des PMA : 33 sur les 47, soit beaucoup plus que la moitié des 55 États de l’UA.
Cependant, même au sein des économies considérées comme les plus dynamiques, il y a des gagnant·e·s et des perdant·e·s au libre-échange. Les États partenaires étant supposés négocier sur la base des avantages compétitifs de leurs économies respectives, les accords reflètent aussi les inégalités entre secteurs au sein des économies nationales, en matière de compétitivité internationale. Tant pis alors pour certains secteurs économiques locaux à sacrifier, en général au profit des transnationales d’origine locale [16] ainsi que pour les classes populaires.
Ainsi, plutôt que d’être facteur d’un « ruissellement » de la richesse produite (non par celles et ceux qui s’en accaparent), la croissance du libre-échange se donne à voir comme celui de la (re)production, de l’aggravation des inégalités, de la paupérisation [17]. Ce qui n’empêche pas, surtout en cette période de novlangue néolibérale, que soient mentionnés dans certains accords quelques passages ou formules cache-sexe promettant le contraire [18]. Depuis quelques années, les femmes ou “le genre” [19], les jeunes et l’extrême pauvreté sont au centre d’une supposée attention pour la justice sociale, de la part de toutes ces institutions internationales diversement soumises aux seigneurs de ce monde capitaliste, foncièrement inégalitaire, phallocratique.
Apparente attention pour la justice sociale que certain·e·s ont nommé le « social-néolibéralisme », expression d’une « hétérodoxie néolibérale » [20]. Dans le texte de la ZLECAf, il est question de « promouvoir et réaliser le développement socio-économique inclusif et durable, l’égalité des genres », et le Protocole sur le commerce des services exprime mieux le panafricanisme en parlant de « l’amélioration du bien-être économique et social, de l’ensemble de la population africaine » – autrement dit l’« ensemble de la population africaine » est déjà dans un « bien-être » auquel il faut apporter un plus [21].
« Plutôt que d’être facteur d’un « ruissellement » de la richesse produite (non par celles et ceux qui s’en accaparent), la croissance du libre-échange se donne à voir comme celui de la (re)production, de l’aggravation des inégalités, de la paupérisation »
Alors qu’une volonté authentique d’inclusion s’exprimerait déjà autrement que par l’opacité dans laquelle se déroulent de façon générale l’élaboration, les négociations de ces accords de libre-échange. En excluant en amont non seulement la « société civile », les mouvements sociaux, voire les parlements, y compris dans des États dits de longue tradition de démocratie représentative [22]. Ce qui peut être considéré comme un semi-aveu, une expression de la claire conscience des objectifs non démocratiques, facteurs d’inégalités et d’injustices [23], des projets en négociation. Règle informelle à laquelle n’a pas dérogé l’élaboration de la ZLECAf.
Alors que dans l’Agenda 2063 est affirmé l’engagement à « mettre l’accent sur la mobilisation des populations et leur appropriation des programmes du continent » – une formule qui laisse entendre que les programmes descendront de la bureaucratie panafricaine aux peuples, plutôt qu’un panafricanisme par en bas, à partir des projets des peuples, diversement organisés, et réellement débattus –, selon la branche africaine du Third World Network (espérant, apparemment, contribuer à l’élaboration d’un accord de libre-échange panafricain juste, sous la conduite de l’Union Africaine, dans le cadre capitaliste, néolibéral ou non), « There is little space in the structures involved with the CFTA for participation by civil society groups or the private sector. The only possibilities so far seem to be episodic consultations with these groups outside any of the negociating structures » [24]. Ce qui est très en deçà dudit engagement de l’Agenda 2063 sur « l’appropriation » par les populations des programmes que lui feront descendre l’Union Africaine.
C’est en vain qu’un réseau panafricain d’organisations de la société civile avait demandé « Qu’un espace soit créé au niveau national, régional et continental pour les citoyens africains et les groupes socioéconomiques que sont les travailleurs, les agriculteurs, les producteurs, les entreprises, la société civile, le secteur privé etc., pour une participation effective dans un processus démocratique et transparent […] Que toute information liée à la ZLEC et le processus de négociation et de mise en œuvre soit disponible à temps de telle sorte que les citoyens puissent inclure leurs contributions au niveau national, régional et continental [25] ». Car à défaut d’un processus démocratique – même ne faisant pas partir de la base des populations africaines, diversement organisées, un projet d’une telle ampleur –, l’une des conditions minimales de la “démocratie”, était pourtant la mise à la disposition des citoyen·ne·s d’une information plurielle sur ledit projet, facteur de débats permettant l’appropriation, voire préalable à une consultation référendaire.
Mais, l’attitude du Forum de Négociation de la ZLECAf n’est que logique, eu égard au traitement médiocre réservé à la démocratie minimale par bon nombre des États (au-delà de ceux d’Afrique centrale) de l’UA ; les institutions de celle-ci étant, en règle générale, dirigées par des ancien·ne·s acteurs/actrices et membres de la clientèle de ces États, porteurs d’une culture politique foncièrement hostile à la démocratie, comprise comme participation populaire à l’élaboration des règles du fonctionnement de la cité, au contrôle de leur exécution et à leur amélioration. Ainsi au Sénégal, souvent présenté comme une des vitrines de la démocratie en Afrique, « L’écrasante majorité, 99,999 % de la population n’est pas avertie de ces enjeux autour de la ZLEC. Même les intellectuels ne sont pas avertis », affirmait Ndongo Samba Sylla, à quelques jours du sommet de Kigali [26].
Notes
[1] Union Africaine, Cinquante ans de succès : la voix de l’Afrique de 1963 à 2013 (contrairement à ce que peut laisser entendre le titre, il ne s’agit pas d’un livre bilan du demi-siècle mais d’un recueil des discours prononcés lors de la création de l’OUA et à l’occasion de son cinquantième anniversaire). Comme dans le roman de George Orwell, 1984, il est affirmé que « La guerre c’est la paix. La liberté c’est l’esclavage. L’ignorance c’est la force », l’Union Africaine affirme en quelque sorte que l’échec c’est le succès.
[2] Six mois plus tard, il n’y a que six États à l’avoir ratifié : eSwatini (ex-Swaziland), Ghana, Kenya, Niger, Rwanda, Tchad.
[3] Commission de l’Union Africaine, Agenda 2063. L’Afrique que nous voulons, édition finale, version populaire, Addis-Abeba, avril 2015.
[4] Cf., par exemple, J. Nanga, « Afrique subsaharienne et ses croissances (du PIB, de la bourgeoisie et des inégalités) », Inprecor, n° 592-593, mars-avril-mai 2013, p. 37-45.
[5] Kwame Nkrumah, L’Afrique doit s’unir, chap. XVII : L’intégration économique et politique : les besoins de l’Afrique, 1963 (traduction française, 1964).
[6] Dans l’empire colonial français, la balkanisation est effective avec l’éclatement des fédérations d’Afrique équatoriale française (AEF) et d’Afrique occidentale française (AOF), suite au référendum de septembre 1958 sur la Communauté ayant institué les territoires de l’AEF et l’AOF (exception faite de la Guinée ayant choisi l’indépendance) en républiques/gouvernements autonomes membres de la Communauté présidée par le chef d’Etat de la France métropolitaine.
[7] Il est à signaler à l’intention des adeptes de l’idéologie de la croissance qu’« au cours des vingt ans entre 1960 et 1980, le taux moyen de croissance de tout le continent n’a pas dépassé 4,8 %, chiffre qui cache des réalités différentes allant d’un taux de croissance de 7 % pour les pays exportateurs de pétrole à 2,9 % pour les pays les moins développés » (Organisation de l’Unité Africaine, Plan d’action de Lagos pour le développement économique de l’Afrique 1980-2000, Genève, Institut international des études sociales, 1981, p. 5-9). Ce qui n’est pas éloigné des 5 % pendant une bonne partie des deux premières décennies du 21e siècle.
[8] C’est le Sénégal qui a ouvert la voie en 1979. C’est d’ailleurs son président, Léopold Sédar Senghor, qui a présidé les travaux de la Conférence de Lagos. Il va démissionner de la présidence du Sénégal à la fin de cette année 1980, pour « raisons de santé » …
[9] Concernant une supposée forte croissance des classes moyennes en Afrique, produit par la néolibéralisation, cf. par exemple, par J. Nanga, « Quel boom des classes moyennes en Afrique ? », décembre 1994, www.cadtm.org/Quel-boom-des-classes-moyennes-en.
[10] Commission économique pour l’Afrique, Mise en œuvre du Traité d’Abuja instituant la Communauté économique africaine : progrès accomplis et perspectives, Addis-Abeba 21 mars 1995, p. 7.
[11] Le Front patriotique rwandais dirigé par Paul Kagame est propriétaire du holding Crystal Ventures Ltd, le premier employeur privé au Rwanda, ayant aussi des investissements à travers le monde.
[12] Carlos Lopes (propos recueillis par Daniel Bernard), « ZLEC : les Africains inventent une arme commerciale pour résister aux puissances qui les exploitent », Le Nouveau magazine littéraire, 2 mai 2018, https://www.nouveau-magazine-litteraire.com/idees/omc-africains-inventent-arme-commerciale-resister-puissances-exploitent-lopes.
[13] Milasoa Chérel-Robson (interviewée par Aminatou Ahne), « L’Économiste Milasoa Cherel-Robson, sur la Zone de Libre-Echange Continentale Africaine : « Elle est un puissant instrument pour mieux s’impliquer dans le nouvel ordre économique mondial », Actusen, 26 mai 2018, https://actusen.sn/leconomiste-milasoa-cherel-robson-sur-sa-zone-de-libre-echange-continentale-africaine-elle-est-un-puissant-instrument-pour-mieux-simplique-dans-le-nouvel-ordre-economiq/. Il est précisé que cette économiste malgache « a été Cheffe par interim du Bureau régional de la Cnuced, basé à Addis-Abeba durant les derniers mois de négociations de l’Accord d’établissement de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zleca). Dans ce cadre, elle a coordonné les contributions techniques de l’organisation onusienne auprès de la Commission de l’Union Africaine et des pays membres sur divers volets de l’Accord qui a été signé ».
[14] Yash Tandon, Le commerce, c’est la guerre, PubliCetim N° 39, Genève, CETIM, 2015 (traduit de l’anglais par Julie Duchatel).
[15] CNUCED, Rapport sur le commerce et le développement, 2014. Aperçu, Genève, août 2014, p. 18-19.
[16] RT, « Accord de libre-échange avec le Mercosur : le torchon brûle entre paysans et industriels suisses », 30 mars 2018, https://www.bilaterals.org/./?accord-de-libre-echange-avec-le.
[17] Cf., par exemple, l’ensemble du numéro de la revue Alternatives Sud (Volume 24-2017/3) consacré aux « Accords de libre-échange. 50 nuances de marché. Points de vue du Sud », Louvain-la-Neuve/Paris, Cetri/Syllepse ; Eduardo C. Tadem, « 50th year after : Asean ignores civil society … again » (décembre 2017), Europe Solidaire Sans Frontières, 20 juillet 2018, http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article45322 ; Rochelle Porras, Otto de Vries, Mega-FTAs and its implications on Asian Workers, Asia Pacific Research Network, http://aprnet.org ; Philippines, 2018.
[18] Cf., par exemple, Préambule de l’Avant-Projet d’Accord de la Zone de libre-échange des Amériques, 21 novembre 2013, http://www.ftaa-alca.org/ftaadraft03/ChapterI_f.asp
[19] Concernant le libre-échange et le genre, cf., par exemple, Graciela Rodriguez, « Impacts du libre-échange sur les femmes dans un monde globalisé », in Alternatives Sud, Vol. 24-2017/3, p. 147-165. Hakima Abbas et Amina Mama parlent de « a troubling irony in the sudden “discovery” of African women by the AU, multinationals corporations and development agencies », « Feminism and pan-Africanism », éditorial du numéro 19 de Feminist Africa, Pan-Africanism and Feminism, Septembre 2014, (p. 1-6), www.agi.ac.za/journals.
[20] José Francisco Puello-Socarrás et María Angélica Gunturiz, « ¿ Social-neoliberalismo ? Organismos multilatérales, crisis global y programmas de transferencia monetaria condicionada », Política y Cultura, Automne 2013, n° 40, p. 29-54.
[21] Il s’agit d’un tic langagier des dominant·e·s, au même titre que l’expression « vouloir un monde plus juste » qui sous-entend que celui-ci est déjà juste. Son usage est assez courant même parmi les anticapitalistes.
[22] Philippe Desfilhes et Elisabeth Schneiter, « Coup de tonnerre à Strasbourg : le vote sur le TAFTA est reporté », Reporterre, 10 juin 2015, https://reporterre.net/Coup-de-tonnerre-a-Strasbourg-le-vote-sur-le-TAFTA-est-reporte ; Sophie Chapelle, « Traité transpacifique : 100 000 dollars de récompense pour en révéler le contenu », Basta ! 4 juin 2015, http://www.bastamag.net/Traite-transpacifique-100-000-dollars-de-recompense-pour-en-reveler-le-contenu. La dernière dénonciation à ce jour de l’opacité des négociations de libre-échange est celle du Partenariat économique régional détaillé (RECP, des États de l’Asie Pacifique) : « Asian social movements reject RCEP trade deal », bilaterals.org, 20 juillet 2018, http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article45497.
[23] Grain, Nouveaux accords de libre échange : la normalisation de la brutalité des chaînes d’approvisionnement mondiales, septembre 2017, https://www.grain.org
[24] « Rushing towards a CFTA », éditorial du magazine du réseau TWNAfrica, African Agenda, Volume 19, N° 2, 2016, disponible sur www.twnafrica.org, p. 4. Ce réseau a organisé du 12 au 14 juin 2018, au Ghana, une consultation africaine large et plurielle sur la ZLECAf, cf. « AfCFTA – hasty décisions and incoherences » (résumé des conclusions de la consultation), African Agenda, Vol. 21, N° 2, 2018, p. 11-13.
[25] « Déclaration de la société civile africaine préalablement à la Semaine du commerce africain sur la Zone de libre-échange continentale », Addis-Abeba, 26-27 novembre 2016. Cf. aussi, Guy Marius Sagna (coordinateur de la Coalition nationale “Non aux Accords de Partenariat Économique”, Sénégal), « Lettre ouverte au Ministre sénégalais du Commerce », 28 février 2017, http://www.bilaterals.org/./?lettre-ouverte-au-ministre.
[26] Ndongo Samba Sylla (économiste, chargé de programmes et de la recherche à la Fondation Rosa Luxemburg, Afrique de l’Ouest), « Interview de Ndongo Samba Sylla », bilaterals.org, 7 mars 2018, https://www.bilaterals.org/./?interview-de-ndongo-samba-sylla. Le président de la National Association of Nigerian Traders (NANTS), Ken Ukohoa, a fait une estimation similaire : « “First of all, I am sure that 99 per cent of the 180 million population of Nigeria are not aware of this agreement. “The same population may not be aware of the content of the agreement. This is the agreement that will touch on their livelihood and their lives on daily bases,” he said », cité par Cecilia Ologunagba, « AfCFTA : association advises FG on awareness creation, consultation », Vanguard News mach 2018, https://www.vanguardngr.com/2018/03/afcfta-association-advises-fg-awareness-creation-consultation/.
Jean Nanga est militant du CADTM en Afrique, il collabore régulièrement à la revue Inprecor.
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