Fédéralistes contre souverainistes
Le paysage politique québécois a longtemps été d’une grande simplicité. D’un côté se trouvait l’unité des fédéralistes [défenseurs de l’unité du Canada] dans le Parti libéral du Québec (PLQ) ; de l’autre, l’unité des souverainistes dans le Parti québécois (PQ). Ce modèle a commencé à s’effriter après le référendum de 1995.ii D’un côté, le rejet de deux tentatives d’entente constitutionnelle par le reste du Canada rendait peu crédible la perspective autonomiste. Le PLQ a perdu un fragment qui a formé l’Action démocratique du Québec (ADQ), un parti qui est demeuré marginal en raison du caractère utopique de son idée centrale : ne pas abandonner les revendications autonomistes. La majorité du PLQ est rapidement devenue le parti de l’acceptation passive de la constitution imposée au Québec par le reste du Canada en 1982.
De l’autre côté, le Parti québécois a complètement intégré les dogmes économiques néolibéraux, avec le point tournant de la politique du déficit zéro, adoptée en 1996. Deux forces minent donc la base du PQ depuis plus de vingt ans : la résistance au néolibéralisme dans les mouvements sociaux, et la persistance des aspirations indépendantistes. C’est cet espace politique qui a d’abord été occupé par l’Union des forces progressistes (2002-2006) puis par Québec solidaire. Pour ces partis, la question nationale et la question sociale sont indissociables : on ne peut pas envisager un projet de société plus égalitaire sans les pouvoirs qui viennent avec l’indépendance ou une stratégie indépendantiste qui ne repose pas sur la mobilisation de la majorité de la population pour plus de démocratie et de justice sociale.
À la logique de l’unité fragile des souverainistes présentée par le PQ, Québec solidaire répond par le projet de l’unité de la gauche, notamment en faisant de la question nationale un aspect d’un projet politique global et en faisant une place à des militant.e.s de gauche qui n’étaient pas spontanément indépendantistes mais pouvaient se rallier au projet d’ensemble.
Crise d’un modèle : 2006-2011
Pour les dix premières années de son existence, l’ADQ s’est contentée de ce qui semblait être un statut perpétuel de tiers parti. Quant à la gauche indépendantiste, elle restait à la marge malgré des efforts d’unification. Le modèle établi depuis les années 1970 semblait tenir bon jusqu’à ce que Mario Dumont, le chef de l’ADQ, lance la crise dite des accommodements raisonnables autour de jugements de la cour ou d’arrangements informels tenant compte de certaines croyances religieuses. Pour la première fois depuis l’élan de modernisation des années 1960, un leader politique québécois utilisait la caricature méprisante de certaines communautés pour se faire du capital politique.
Au début, personne n’a voulu le suivre sur ce terrain. Mais le mal était fait et l’ADQ s’est servi de ce qu’on appelle maintenant une politique « identitaire » pour se hisser à la seconde place aux élections de 2007. Cette défaite brutale pour le PQ, relégué en 3ème place derrière les Libéraux et l’ADQ, a amené le couronnement d’une nouvelle dirigeante, Pauline Marois, sur la base de deux orientations : le rejet du « référendisme », c’est à dire de la promesse de tenir un 3ème référendum, ce qui rendait plus fragile l’unité recherchée des souverainistes ; et l’affirmation d’un profil « identitaire », d’abord sur la question linguistique, puis de plus en plus à partir d’une vision autoritaire et islamophobe de la laïcité.iii
L’élection à Montréal du premier député de Québec solidaire, Amir Khadir, en décembre 2008, a permis à la gauche de sortir de la marginalité. Mais QS n’obtenait qu’un peu moins de 4% des votes à l’échelle nationale (québécoise). Cette même élection donnait un gouvernement majoritaire libéral et l’opposition officielle au PQ.
L’effondrement de la députation de l’ADQ a ouvert la porte à l’OPA menée par l’ancien ministre péquiste [membre du PQ] François Legault en vue de créer un nouveau parti de droite. Legault a d’abord orienté le nouveau parti (la Coalition avenir Québec) vers des positions classiques de droite économique et d’autonomisme provincial. Mais avec le temps, il en est venu à jouer la carte « identitaire » qui avait fait le succès de l’ADQ en 2007, ce qui maintient une sorte de compétition (avec le PQ) pour obtenir les votes du segment xénophobe de l’électorat.
En même temps, l’adoption de l’orientation dite de la « gouvernance souverainiste » a fini par miner la confiance de certains indépendantistes plus déterminés au sein du PQ. Cette division a éclaté au grand jour avec le départ fracassant de quatre députés en 2011 et à la fondation d’un nouveau parti indépendantiste : Option nationale (ON).
Crise d’un modèle, phase d’accélération : 2012-2014
Le succès relatif de Québec solidaire et la création d’ON ont créé un véritable casse-tête pour les partisans du vieux modèle politique de l’unité des souverainistes. Cette unité ne pouvant plus se faire à travers le PQ lui-même, plusieurs organisations se sont formées pour tenter de la réaliser en dehors du PQ par diverses coalitions. Ces mouvements cherchaient à refaire l’unité en incluant non seulement le PQ et ON, mais aussi Québec solidaire. C’est ce que j’ai baptisé du terme de « métapéquisme ».iv
Mais cette grande coalition hypothétique a été rendue impossible par au moins trois facteurs de division : la mise en veilleuse de l’objectif indépendantiste par le PQ, les politiques économiques de centre-droite du PQ au pouvoir, et son virage « identitaire ». Si le PQ est parvenu malgré tout à reprendre le pouvoir en 2012, par la peau des dents, c’est uniquement en raison de la crise sociale provoquée par la grande grève étudiante et le sentiment d’urgence à défaire les Libéraux de Charest. Le PQ a formé alors un gouvernement minoritaire.
Puis l’œuvre du nouveau gouvernement est allée complètement à contre-courant des efforts de convergence en direction de QS. Le renoncement aux mesures de justice fiscale et à la réforme de la loi sur les mines, le ralliement au modèle de capitalisme pétrolier canadien et finalement l’infâme Charte des valeurs aux accents xénophobes, en ont rebuté plusieurs et ont accéléré la recomposition du paysage politique. Aux divisions sur la question nationale ou les enjeux de politiques économique et de justice sociale, il fallait ajouter les questions environnementales ("notre pétrole est bon" vs sortir du pétrole) et le clivage entre les « identitaires » et les « inclusifs ».
C’est ainsi que, lors des élections du printemps 2014, les Libéraux ont pu se refaire une légitimité en se présentant comme les défenseurs des droits individuels et des minorités contre un PQ qui cherchait à polariser l’opinion publique autour de sa Charte. En misant aussi sur l’ambiguïté du PQ au sujet de l’hypothèse référendaire, les Libéraux ont repris le terrain perdu et gagné une majorité aux dernières élections en 2014.
L’émergence d’une nouvelle configuration
En 2016, la course à la succession de son leader éphémère, Pierre-Karl Péladeau, a fait ressortir la profondeur des divisions au sein du PQ. Martine Ouellet, en prenant position pour une démarche indépendantiste dans un premier mandat, visait clairement à constituer une unité indépendantiste dans l’action. Sa victoire aurait probablement suffi à causer des maux de tête majeurs à la fois à ON et à Québec solidaire.
Le vainqueur, Jean-François Lisée, à l’opposé, a osé aller au bout de la démarche amorcée sous ses prédécesseurs en mettant clairement en veilleuse l’objectif souverainiste pour proposer plutôt une unité contre le gouvernement libéral et certaines de ses mesures d’austérité. En infligeant une amère défaite aux partisans de Ouellet, il repoussait une partie de sa base vers Option nationale. La victoire de Lisée signifiait que le métapéquisme n’avait plus l’appui du PQ lui-même et était donc condamné.
De son côté, ON a évolué graduellement vers des positions de centre-gauche et rejette clairement la stratégie identitaire du PQ comme une source de division et d’aliénation de communautés entières face au projet indépendantiste.
Face aux appels de Lisée pour une alliance ponctuelle visant à « battre les Libéraux », un autre pôle de rassemblement est maintenant envisageable, soit celui de l’unité des indépendantistes de gauche. C’est ce qui est en train de se constituer depuis l’arrivée récente dans les rangs de Québec solidaire de Gabriel Nadeau-Dubois, un des principaux porte-parole du mouvement de grève étudiante de 2012. Environ 6000 personnes ont adhéré à Québec solidaire au cours des derniers mois, faisant porter le nombre de cotisants à 16 000. Le congrès l’a élu, avec la députée Manon Massé, co-porte-parole national du parti. Un de ses thèmes de campagne était de favoriser la fusion avec Option nationale.
Une des propositions adoptées au congrès de QS est d’entreprendre des pourparlers en vue d’une fusion avec Option nationale. En intégrant quelques centaines de militant.e.s indépendantistes, surtout des jeunes, cette fusion contribuerait à faire émerger un pôle indépendantiste de gauche plus fort qui pourrait être attirant pour les membres du PQ qui sont déçus de la nouvelle remise aux calendes grecques de leur cause. Ce nouveau pôle regrouperait une masse critique permettant de sortir de la zone dite « orange » (de la couleur de son drapeau) au cœur de Montréal où se trouvent les trois circonscriptions arrachées par QS depuis 2008.
En somme, le paysage politique québécois semble en voie de se diviser en trois camps sur la question nationale et identitaire. Le premier bloc est celui du Parti libéral, attaché à l’unité canadienne et au multiculturalisme dans lequel le peuple québécois est appelé à devenir une minorité ethnique parmi d’autres. Le second est celui des indépendantistes inclusifs (antiracistes et ayant une conception civique de la nation) mené par Québec solidaire. Entre les deux, le PQ et la Coalition Avenir Québec (une formation ayant absorbé l’ADQ) se partagent le camp autonomiste et identitaire (avec divers degrés de xénophobie et de nationalisme ethnique).
Dans ce contexte, la décision de Québec solidaire de refuser la prétendue « main tendue » par le Parti québécois constitue un moment de clarification des clivages politiques. Le congrès du parti a déclaré, en fait, que QS ne fait pas partie de la même famille politique « souverainiste » que le PQ, que notre projet n’est pas le même, et que c’est en se regroupant autour de notre camp qu’une alternative politique indépendantiste et de gauche pourra émerger.
Benoit Renaud
i) Benoit Renaud est un militant de Québec solidaire depuis la fondation et a notamment fait partie de son comité de coordination national de 2008 à 2012.
ii) Le camp souverainiste, ou du OUI, a perdu ce référendum par environ 1% du total des voix, avec un taux de participations de plus de 95%.
iii) Voir entre autres : Baubérot, J. (2012). La laïcité falsifiée. Paris, Découverte ; et Tevanian, P. (2013), La haine de la religion : comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche, Paris, La Découverte.
iv) http://leblogueursolidaire.blogspot.ca/2013/02/linsoutenable-legerete-de...
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