Éparpillement
Si on entre dans les détails, on constate que Québec inc est une réalité composite qui repose sur un consensus clair mais étroit qui est celui de poursuivre et même d’aggraver les réformes néolibérales entamées depuis deux décennies. C’est une convergence peu surprenante qui correspond à la volonté de toutes les bourgeoisies de tous les États du G-8 qui espèrent liquider au plus vite l’héritage keynésien et forcer les couches moyennes et populaires à abandonner les acquis arrachés par le « grand compromis » de l’après-guerre. En même temps, c’est un terrain glissant pour ces élites, non seulement pour affronter les classes populaires, mais aussi parce que cela peut activer les contradictions au sein même des diverses factions en présence. La crise ouverte depuis 2008 accentue ces clivages. En utilisant le crash pour forcer encore plus la restructuration néolibérale, le capital enfonce la société toute entière dans une lente mais irrésistible descente aux enfers. Les résistances populaires s’activent, les factions perdantes de la bourgeoisie se chicanent avec les factions gagnantes, c’est un chaos croissant.
Québec inc et Amérique du Nord inc
On oublie parfois que Québec inc est en partie une succursale de Canada inc ou de Amérique du Nord inc, c’est-à-dire une bourgeoisie qui agit essentiellement comme une composante ou un relai subalterne du capital canadien (et-ou états-unien). Cette partie de Québec inc a un poids économique énorme, mais son influence politique est généralement occultée. Néanmoins, elle a l’avantage de se trouver au cœur du capitalisme canadien, même lorsqu’il s’agit de firmes dont le siège est au Québec (comme Bombardier, Air Canada ou Power Corporation par exemple). Orpheline du PLQ, cette bourgeoisie d’envergure canadienne se replie maintenant sur sa « base » fondamentale qui est l’État fédéral, surtout que celui-ci est présentement solidement entre les mains de Stephen Harper. Pour autant, elle est inquiète non seulement face à la dislocation de ces outils traditionnels, mais surtout par le glissement vers la gauche d’une grande partie de la société (les « carrés rouges »). Également, cette bourgeoisie Québec inc/Canada inc craint l’éventualité d’un gouvernement péquiste qui pourrait rouvrir certains dossiers qu’elle rêve d’enterrer (la question du statut du Québec par exemple).
Les aspirations changeantes de la bourgeoisie « régionale »
Mais Québec inc, c’est aussi une bourgeoisie « régionale », dont les assises sont québécoises bien qu’elle aussi vise à se « nord-américaniser ». La singularité de cette composante de Québec inc est d’avoir été pendant longtemps un « produit dérivé » de l’État québécois de la révolution tranquille. C’était le grand rêve de Jacques Parizeau d’utiliser l’État québécois (éventuellement souverain) pour faire de cette bourgeoisie régionale (dont l’implantation est concentrée dans les ressources et les médias) une élite économique au sens plein du terme. Au bout de la ligne cependant, la bourgeoisie « régionale » n’a pas embarqué dans le projet souverainiste qu’elle voyait trop « contaminé » par les revendications populaires. Aujourd’hui, les meilleurs fleurons de la bourgeoisie régionale (Quebecor) cherchent à se tailler une place au sein de l’establishment canadien. Elle est également tentée d’embarquer dans l’aventure de la CAQ (certains d’entre eux avaient déjà appuyée l’ADQ), essentiellement pour accélérer la liquidation de la révolution tranquille, ce qui passe par une grande confrontation avec les couches sociales et populaires. Pour préparer le terrain, les Péladeau de notre monde mènent la « bataille des idées » sur une base populiste, démagogique, agressive, nationaliste de droite, ciblant à la fois les immigrantEs et les syndicats. En faisant cela espère-t-elle, cette bourgeoisie régionale se doterait d’une base populaire comme Stephen Harper a réussi à le faire avec le Parti Conservateur. Mais petit détail, on est au Québec ici et non en Alberta. Ce qui fait que le projet est plutôt risqué.
L’État québécois et la bourgeoisie
Québec inc, c’est aussi la couche supérieure de l’État et de ses nombreux appareils dont les grandes entreprises issues de la révolution tranquille (comme Hydro-Québec, la SAQ et surtout la Caisse de dépôts) et de l’expansion du secteur public en général. On pourrait mettre dans ce groupe les grands gestionnaires du Mouvement Desjardins, du Fonds de solidarité de la FTQ et de quelques institutions financières qui existent en bonne partie à cause de leur proximité avec l’État québécois. Cette « bourgeoisie » ne dispose pas, comme dans le secteur privé, de la propriété des moyens de production. Elle joue cependant un rôle important dans des dispositifs étatiques qui servent le capitalisme « collectif » dont elle partage bien sûr les valeurs. Pour autant, cette élite est également ambigüe. Le projet de Parizeau lui aurait donné un rôle central, mais cela n’a pas marché. De par sa position de classe, elle ne veut pas d’un Québec qui se mettrait à part dans l’ensemble capitaliste nord-américain (pas question d’aller par exemple dans de réformes qui remettraient en question les piliers du capitalisme financiarisé actuel). Pour ces raisons, cette élite reste très hésitante face au PQ qui aurait du être, logiquement parlant, son principal véhicule. Dans la confusion actuelle, on constate que de plus en plus de ces grands gestionnaires de l’État lorgnent vers un « plan B » qui est d’abandonner le navire et de se mettre au service de Canada inc (on se souvient de l’ex PDG de la Caisse de Dépôts Henri-Paul Rousseau maintenant au service de Power Corp).
Le merveilleux monde de la PME
Québec inc enfin, c’est une masse de petites et moyennes entreprises dont la vulnérabilité est énorme, car ils restent de petits maillons dans la chaîne. Quelquefois nationalistes (ils sont en général écrasés par le grand capital nord-américain), ils sont soucieux de ne pas nuire à leur insertion dans cette chaîne, insertion qui depuis l’ALÉNA les place dans un axe nord-sud davantage que sur un axe est-ouest. C’était le deuxième rêve de Parizeau qui espérait que ce processus accentuerait la dislocation de l’entité canadienne et qui permettrait au Québec de devenir un État indépendant et capitaliste « normal » et comme les autres, distinct du Canada. Mais aujourd’hui, les patrons des PME sont peu tentés par l’aventure souverainiste. Par définition, ils n’ont pas de projet sinon que celui de terminer l’année fiscale dans le noir en espérant un vague statu quo (que cela soit avec le PLQ ou la CAQ). L’influence de cette bourgeoisie des PME est politiquement puissante. Les petits patrons en effet détiennent des symboliques leviers de pouvoir au niveau local, ce qui leur permet d’avoir de l’influence auprès du peuple qu’ils connaissent bien puisqu’ils en proviennent !!! À part quelques exceptions, cette masse de PME est résolument hostile aux revendications populaires et constitue souvent le « bataillon de choc » de projets réactionnaires comme on en voit surtout en régions.
La confrontation s’en vient
Cet éparpillement de l’élite québécoise explique en bonne partie l’absence d’un consensus politique. Dans ce moment d’oscillation, le PQ tente un come-back qui est un peu sa dernière chance, mais si jamais Pauline Marois gagne son pari, la tâche sera ardue. Au-delà de ses divergences, Québec inc parlera d’une seule voix pour bloquer toute velléité de réforme sérieuse, soit à l’Assemblée nationale même (surtout si le gouvernement est minoritaire), soit à l’extérieur via les menaces et le chantage qui ont déjà commencé (fermetures d’entreprises, délocalisations de sièges sociaux, désinvestissement, etc.). Au premier plan, il s’agira de bloquer les tentatives et les promesses péquistes d’accommoder les revendications populaires, à commencer par la question des frais de scolarité. Au deuxième plan, il y aura une levée de boucliers très forte si un gouvernement péquiste laisse même soupçonner qu’il pourrait y avoir un autre référendum.
Sur tout cela, Québec inc toutes tendances confondues (à part quelques individualités) sera à peu près unanime. Ce grand refus sera énormément appuyé par Canada inc (la grande bourgeoisie canadienne) et l’État fédéral qui promet déjà une lutte à finir pour « détruire les séparatissses »… Les médias canadiens-anglais sont actuellement remplis d’un langage haineux et méprisant, même Radio-Canada en anglais (CBC) qui présente généralement les choses avec une certaine retenue, contrairement aux réseaux-poubelles comme Sun Media (propriété de Quebecor) et CTV qui demandent à l’État de « punir les traîtres ».
On peut donc imaginer dans la prochaine période un face-à-face sans compromis, au point où il serait surprenant qu’on laisse même Pauline Marois le choix de pratiquer une bonne « gouvernance » vaguement nationaliste. Est-ce la fin de l’histoire ?!? N’oublions pas cet autre « détail » : l’irruption des couches moyennes et populaires, si visible ces derniers temps, et qui ont déjoué les projets des dominants à plusieurs reprises dans le passé. Le peuple pourrait continuer son insolente rébellion … Après tout c’est également une grande tendance non ?!?