Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Les gilets jaunes

Paris, fin 2018, le bureau des légendes

Nous vivons désormais en France une légende. Le « peuple » serait en « rébellion », les « forces de maintien de l’ordre » sur les « dents », un moment « inédit » dans l’histoire du pays. Des rapprochements avec mai 68 sont tentés mais vite écartés à raison : les situations, les slogans, les revendications, les acteurs ne sont pas les mêmes.

tiré de : Entre les lignes et les mots 2019 - 1 - 5 janvier : Notes de lecture, textes et annonce

De la divergence des luttes au renforcement de l’ordre

Champs-Elysées, extérieur aux lieux de vie et d’activité des manifestants, très variés, aux slogans parfois limite (racisme, antisémitisme, sexisme), en aucun cas contre les méthodes policières, à opposer à Quartier latin, fac de Nanterre, usines, précisément là ou les protagonistes vivent le mécontentement, les inégalités, les discriminations, les privations de liberté, ce dont ils se font échos avec solidarité : « Sois jeune et tais-toi », « CRS = SS », « Je ne veux pas perdre ma vie à la gagner », « Il est interdit d’interdire », « Soyez réalistes demandez l’impossible », etc.

Alors y aurait-il un bureau des légendes ? Une escadrille qui fabrique une histoire de France contemporaine, divulgue des renseignements choisis, au service d’un pouvoir politique à la fois indétrônable et secret ? Une brigade qui s’appuie sur la longue tradition des violences policières françaises pour faciliter son travail ? Regardons cela de près.

Des luttes invisibles ou antipolitiques

Aujourd’hui, en France, des luttes – grève, manifestation, occupation, actions dites « radicales » –, il y en a. Beaucoup, mais pas toutes très visibles. Des luttes pour la défense des droits, en majorité et par héritage syndical pour la défense des droits du travail (femmes de chambres du palace Park Hyad Vendôme à Paris, infirmiers, urgences hospitalières, cheminots, personnels des EHPAD ou volants…), mais aussi pour le droit à un logement décent (Marseille, Droit au logement), pour le maintien des services publics, contre les violences faites aux femmes (différents appels dont #MeToo, manifestation du 8 décembre), pour la défense de la nature et contre le réchauffement climatique, pour le soutien aux migrants, pour le droit à une scolarité égalitaire (étudiants), pour une fin de vie décente (retraités)… et, depuis peu, pour la reconnaissance du dysfonctionnement de la machine d’État (Appel des maires ruraux de France) et, à grands renforts de médiatisation et de déclarations politiques, pour l’amélioration du statut des agents du maintien de l’ordre et enfin pour « le pouvoir d’achat ».

Ces trois dernières – maires ruraux, policiers, Gilets jaunes – sont-elles vraiment des luttes ? Forment-elles vraiment des espaces de rébellion, de résistance aux rapports de domination1 ? Non, si on prend en compte leur origine et leurs fondements globalement antipolitiques : respectivement, le constat de la non-communication structurelle entre élus « de la base » et des hautes sphères, la critique de la « violence » des manifestants, le mépris de l’« élite » ou la colère de la « France d’en bas contre la France d’en haut » ou encore la défense de pouvoir consommer librement, d’avoir une vie « normale » – ; oui, si on prend en considération l’élan collectif ou, pour être plus juste, la manifestation de la défense conjointe d’intérêts plutôt individuels.

Une dispersion des luttes, miroir de la hiérarchisation des dominations

Des luttes donc. Pour la plupart invisibles et assez étanches. La convergence des luttes, historiquement promue notamment par les syndicats ouvriers, n’est pas au rendez-vous. La solidarité entre corps de métiers ou entre populations (jeunes/vieux, pauvres/classe moyenne, femmes/hommes, racisés/non racisés) si peu. À travers l’expression de cette dispersion des luttes, se confirme la désimbrication des inégalités et divisions sociales (de sexe, de classe, de race), orchestrée par une colonialité renforcée. La hiérarchisation de ces inégalités et divisions s’homologue, d’autant que peu de manifestants la contestent ou la mettent en exergue. La collection versus convergence des luttes vient alors appuyer les fondements de la domination : système hiérarchisé de relations d’obéissance2. En outre, cette divergence obère, par sa construction-même, tout espoir de mémoire de luttes. L’histoire se répète… et on sait mieux pourquoi.

L’opportunisme, lui, fait peau neuve. Dominants ou dominés, contrôleurs ou contrôlés, beaucoup saisissent l’occasion de se servir des revendications des uns pour mieux asseoir leur propre ordre du jour, leur propre pouvoir. Un jeu de concurrence qui renforce la divergence des luttes. Des « mouvements » font irruption, jusqu’alors terrés au fond de grottes oubliées, qui se servent d’une rébellion virale pour agir (maires ruraux), ou réagir (policiers). Récupérants et récupérés, après avoir négligé les manifestations fortement réprimées contre la loi travail, contre la réforme des retraites, du système éducatif, etc., passent ainsi à l’étape réclamation. Les représentants de l’État semblent y trouver leur compte au point de s’appuyer sur cette formation insurrectionnelle diversifiée pour, à leur tour, instrumentaliser la révolte et mieux justifier leurs mesures coercitives.

Un système répressif ancien

Dans ce contexte, les policiers saisissent la balle au bond : ils sont les seuls fonctionnaires à avoir obtenu en quelques jours une hausse de leurs salaires. Par ailleurs, à part quelques casseurs dont il faudra bien un jour qualifier l’identité, les autres corps leur font peu ombrage. Pourtant les manifestants font de longue date les frais de méthodes policières aiguisées, et encore davantage aujourd’hui, à l’ère d’un Président militariste. Par exemple, lors de son déplacement le 22 décembre dernier à N’Djamena au Tchad visant à fêter Noël auprès de neuf cents soldats de l’opération Barkhane, chargée depuis l’été 2014 de combattre le « terrorisme » au Sahel, Macron a confirmé ses choix : « C’est maintenant l’ordre, le calme et la concorde qui doivent régner ».

Aussi, à part la demande de justice clamée par la famille d’Adama Traore, pour laquelle les violences policières sont au cœur du combat, voit-on, dans les cahiers de doléances (historiquement liés à la fin de la monarchie et vieux du XIV e siècle) et autres listes de revendications et slogans, une dénonciation sans détour de ce continuum de violence policière estampillé français ? Très peu sur la voie publique. Comment expliquer ce vide ? Il fait écho à une tradition, héritée de l’après-guerre et du colonialisme.

En 1916, dans les colonies africaines de France, les fonctionnaires et les colons détournaient la « corvée » pour mieux éloigner les porteurs de leur domicile et leur infliger des « mauvais traitements » et « brutalités » par armée d’occupation interposée3, une façon de rappeler à la population occupée sa servitude. Pendant la guerre d’Algérie, de nombreux organes de police chargés de réprimer les nationalistes algériens ont été créés sous couvert de lutte contre la délinquance4.

La répression sanglante des manifestations aux forts slogans politiques et anticolonialistes du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962, qui ont fait respectivement au moins cent morts et huit morts à Paris, en est le résultat5. Papon, préfet de police depuis 1958, avait opté pour la militarisation de la police plutôt que pour l’intervention militaire en métropole6. Les tortures et autres atrocités pratiquées dans la colonie y ont alors été importées7. Il s’agissait, en plus de la répression administrative, de mener une « guerre contre-révolutionnaire » sur les deux territoires (colonie et métropole) et de démanteler les organisations politiques des « rebelles »8.

Une contre-révolution institutionnalisée

Depuis, au fil des manifestations, cette option « contre-révolutionnaire » s’est renforcée. Des brigades ont sophistiqué leur matériel, faisant chaque année un peu plus de blessés et de morts : sept ouvriers et étudiants en 1968, Malik Oussekine en 1986, et plus récemment Zyed Benna et Bouna Traoré, Rémi Fraisse, Adama Traoré… Aujourd’hui, les forces de l’ordre françaises sont parmi les mieux armées d’Europe : Flashball, grenade de désencerclement, grenade explosive, etc. En 2017, l’usage des armes à feu par la police a augmenté de 57%9. Cette surenchère coïncide avec la participation active de l’État français au marché de l’armement10. La financiarisation de la police11 et l’« industrialisation de la violence policière »12 qui connaît des objectifs de rendement et de productivité13, vont de pair avec la privatisation du militaire et la volonté des gouvernements qui se sont succédés depuis la IIe Guerre mondiale, et en particulier de celui en exercice, de renforcer conjointement les intérêts du système militaro-industriel et une politique de coercition militarisée14.

La « révolution » est proscrite, comme la liberté de la vivre. L’État français continue à perpétuer cette « vision » démocratique étriquée. Les luttes en cours, fragmentées, ont malheureusement peu de chance de la braver.

Joelle Palmieri, 25 décembre 2018

https://joellepalmieri.wordpress.com/2018/12/25/paris-fin-2018-le-bureau-des-legendes/

Notes

1 DUNEZAT, Xavier ; GALERAND, Elsa. Chapitre 8. La résistance au prisme de la sociologie des rapports sociaux : les enjeux du passage au collectifIn : Qu’est-ce que résister ? Usages et enjeux d’une catégorie d’analyse sociologiqu [en ligne]. Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2014, http://books.openedition.org/septentrion/3391, consulté le 25 décembre 2018.

2 ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Poche, 1961, 416 p.

3 DAUGHTON James P, « Témoignages sur la violence coloniale : la campagne internationale menée dans l’entre-deux-guerres contre le travail forcé », Revue d’Histoire de la Shoah, 2008/2 (N°189), p.199-212.https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2008-2.htm-page-199.htm, consultée le 25 décembre 2018.

4 LAMBERT Léopold, « Entretien avec Mathieu Rigouste : une généalogie coloniale de la police française », Médiapart,22 janvier 2017, https://blogs.mediapart.fr/leopold-lambert/blog/200117/entretien-avec-mathieu-rigouste-une-genealogie-coloniale-de-la-police-francaise, consultée le 25 décembre 2018.

5 Ibid.

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 Défenseur des droits, « Relations police/population : le défenseur des droits publie une enquête sur les contrôles d’identité », janvier 2017, https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/actus/actualites/relations-policepopulation-le-defenseur-des-droits-publie-une-enquete-sur-les, consulté le 25 décembre 2018.

10 PALMIERI Joelle, « Afrique du Sud, France, Turquie ou comment se banalise la militarisation de la société », Blog de Joelle Palmieri, 6 juillet 2018, https://joellepalmieri.wordpress.com/2018/07/06/afrique-du-sud-france-turquie-ou-comment-se-banalise-la-militarisation-de-la-societe/, consulté le 25 décembre 2018.

11 PALMIERI Joelle, « Financiarisation de la police : à qui profite la violence ? »,Blog de Joelle Palmieri, 27 septembre 2018, https://joellepalmieri.wordpress.com/2018/09/27/financiarisation-de-la-police-a-qui-profite-la-violence/, consulté le 25 décembre 2018.

12 MAARAWI Tristan , « Mathieu Rigouste, La domination policière, une violence industrielle », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2013, http://journals.openedition.org/lectures/10585,

13 LAMBERT Léopold, op.cit.

14 « Avant-propos », Vacarme, 2016/4 (N° 77), p. 4-7, https://www.cairn.info/revue-vacarme-2016-4.htm-page-4.htm, consulté le 25 décembre 2018.

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