Le scénario est désormais bien réglé. Comme après chaque grande révélation sur l’ampleur de l’évasion fiscale dans le monde, les responsables politiques se sont précipités pour dire leur indignation, après les premières publications des « Paradise Papers ». Comme s’ils semblaient tout découvrir. Comme s’il n’y avait jamais eu avant les LuxLeaks, la liste HSBC, les carnets d’UBS, les « Panama Papers », les Malta Files, les témoignages des lanceurs d’alerte, les rapport d’ONG comme Oxfam, Tax Justice Network, ou CCFD-Terre solidaire, les études de Nicholas Shaxson ou de Gabriel Zucman sur les paradis fiscaux (voir notre dossier), comme si aucun rapport parlementaire n’avait existé depuis dix ans sur le sujet.
En plein débat budgétaire, où il n’a été question jusqu’à présent que de mesures en faveur du capital afin qu’il ne fuie pas vers d’autres cieux, le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, a donc brusquement retrouvé des accents de tribun. « L’évasion fiscale, ça n’est pas seulement une attaque contre le Trésor fiscal. C’est une attaque contre la démocratie, contre le consentement à l’impôt. (…) Je ferai dès demain à Bruxelles un certain nombre de propositions pour accroître la transparence », a-t-il indiqué lundi 6 novembre. Dans la foulée, Pierre Moscovici, désormais commissaire européen chargé des affaires économiques et financières, a déclaré l’urgence de combattre l’évasion fiscale. Sa première proposition est d’apporter une liste noire des paradis fiscaux. « Il est important que cette liste sorte (...) en 2017, il faut qu’elle soit crédible, à la hauteur, qu’elle soit consistante et il faut qu’il y ait des sanctions appropriées pour les pays qui appartiendraient à cette liste noire », selon lui.
Au-delà de la gesticulation, quel peut être l’intérêt de créer une telle liste ? Car l’OCDE en a déjà établi une en 2009, à la demande des pays du G20, en réponse à la crise financière de 2008. Elle a donné lieu à l’une des plus grandes pantalonnades économiques de la décennie. Pour sortir de la liste noire des pays « non coopératifs », les États devaient s’engager à l’échange d’informations avec douze autres pays.Monaco se porta ainsi caution du Liechtensteinet inversement, Panama obtint le soutien du Vanuatu, etc. En quelques mois, sur les 38 pays en cause, il n’en restait qu’un inscrit sur la liste infamante : Trinité-et-Tobago. Ce qui avait permis à Nicolas Sarkozy d’assurer : « Les paradis fiscaux, c’est terminé », lors de son discours sur le capitalisme à Toulon le 1er décembre 2009. Il ironisait alors sur le nombre de pays qui souhaitaient des conventions d’échange fiscal avec la France.
Nicolas Sarkozy : les paradis fiscaux, c’est terminé © Laruelarue
« Nous aurions dû tous nous alarmer quand la liste noire des paradis fiscaux établie par l’OCDE, qui était censée être la ligne de front du combat mondial contre l’opacité, était vide dès le 7 avril 2009, seulement cinq jours après le communiqué du G20. Les paradis fiscaux sont maintenant censés être nettoyés », insistait James Henry, ancien économiste en chef de McKinsey qui a réalisé unelongue étude sur les paradis fiscaux pour Tax Justice Network, publiée en juillet 2012.
Car dans les faits, rien n’a changé. Au contraire de la législation américaine sur les échanges automatiques (Fatca), qui prévoit au moins des pénalités de 30 % sur tous les revenus réalisés aux États-Unis, les autres pays n’ont prévu aucune sanction en cas de non-respect des règles sur les échanges automatiques. Résultat ? Malte continue d’héberger dans la plus grande discrétion les immatriculations des yachts des grandes fortunes, l’île de Man celles des avions privés, Jersey ou Guernesey les trusts ou les fiducies, les îles Caïmans ou les îles Vierges se chargeant des holdings et filiales bancaires, etc.
Loin de contribuer à remettre de l’ordre, la ligne suivie par le G20 a surtout contribué à opacifier les circuits et à déplacer les avoirs, comme le rappelle Gabriel Zucman dans son livre La Richesse cachée des nations. « Entre 2009 et 2014, la part de marché de Singapour dans la gestion de fortune transfrontalière a augmenté de deux points (de 8 % à 10 % environ), celle de Hong Kong a explosé (de 6 % à 16 %), alors que celle des îles anglo-normandes et de la Suisse s’est contractée. »
La liste noire que dressait la Commission européenne risque donc de ne rien changer. D’autant que Pierre Moscovici a déjà prévenu : « Je précise qu’il n’y aura pas de pays de l’UE sur cette liste de paradis fiscaux, car un paradis fiscal c’est un pays qui ne respecte pas les standards de bonne gouvernance, après il faut aussi aménager la légalité et l’améliorer. »
Pourtant, ce sont justement ces « fameux standards de bonne gouvernance » que mettent en question les Paradise Papers. « Leurs révélations sont très différentes de celles des Panama Papers », relève Pascal Saint-Amans, directeur du centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE. De fait, il ne s’agit plus seulement d’argent au noir, de comptes cachés, de blanchiment lié à la corruption, au trafic d’armes et autres. Il s’agit des pratiques « légales » des multinationales, qui s’appuient sur une industrie de l’évasion fiscale :des armées d’avocats, d’auditeurs, de comptables, souvent affiliés aux grands noms des cabinets mondiaux, s’appuyant sur les réseaux internationaux des grandes banques pour faire circuler l’argent de part et d’autre du globe à la vitesse de l’Internet, savent mettre à profit les failles, les possibilités laissées – à dessein ou non – dans les différents pays pour éviter l’impôt.
Les responsables politiques comme les grands groupes mis en cause prennent le soin de rappeler que tout est légal. Ils n’ont fait qu’exploiter avec habileté les dispositifs existants. Bref, rien à voir avec de la fraude. Il s’agit juste d’optimisation. « Pour le dire brutalement, personne n’irait dans des centres offshore s’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient ailleurs. Les personnes et les groupes ont précisément recours aux juridictions financières offshore parce qu’elles leur permettent de faire des choses qu’ils ne pourraient pas faire chez eux », s’énerve un des membres de Tax Justice Network, après avoir entendu les justifications des grands groupes faisant suite aux premières révélations des Paradise Papers. Pour lui, le constat est clair : fraude et optimisation participent des mêmes intentions, encouragées par certaines législations.
La concurrence du « toujours moins » d’impôt au cœur de la zone euro
Des pays européens sont passés maîtres en la matière. Une étude de CCFD-Terre solidaire a démontré que l’Irlande, les Pays-Bas et le Luxembourg étaient au cœur du système de la fraude fiscale pour les grandes multinationales européennes. Dans son rapport d’avril sur l’état de l’économie mondiale, le FMI avait lui aussi réservé une attention spéciale à l’Irlande. Selon les chiffres officiels, le PIB irlandais avait augmenté de plus de 25 % entre 2015 et 2016, à la suite de changements comptables portant sur les engagements des multinationales. Estimant qu’à ce stade, les chiffres ne voulaient plus rien dire, et que le PIB réel de l’Irlande n’avait aucun rapport avec le détournement fiscal pratiqué à échelle mondiale par le pays, le FMI annonçait qu’il se fonderait à l’avenir sur ses propres estimations.
Les Paradise Papers apportent de nouvelles preuves des détournements pratiqués au sein de la zone euro. Selon l’enquête du Monde, le géant américain Nike réussit à échapper à tout impôt en Europe grâce à un montage fiscal établi aux Pays-Bas. Grâce à lui, le groupe américain a pu ramener son taux d’imposition de 24 % à 16 % en trois ans, au détriment de tous les autres pays européens. Ce mécanisme d’optimisation fiscale a été monté non pas il y a des années, mais en 2014 ! C’est-à-dire à une période où les préoccupations sur l’évitement de l’impôt et les déséquilibres fiscaux au sein de la zone euro sont déjà au cœur des discussions européennes. La Haye ne pouvait l’ignorer : son ministre des finances était aussi président de l’Eurogroupe.
C’est dire que la concurrence du « toujours moins » d’impôt pratiquée par certains pays de la zone euro pour attirer les multinationales n’est pas près de s’arrêter, si aucune règle, aucune sanction n’y vient mettre un coup d’arrêt. Elle risque même d’être relancée alors que Donald Trump, dans le cadre de sa nouvelle loi budgétaire, prévoit d’engager à son tour les États-Unis dans cette bataille. Il projette d’abaisser l’impôt sur les sociétés de 35 % à 20 % et de faire adopter une fiscalité très allégée afin de permettre aux multinationales de rapatrier aux États-Unis les montagnes de capitaux stockés dans les paradis fiscaux. À titre d’exemple, Apple, devenu champion de l’optimisation fiscale, détient ainsi 234 milliards de dollars dans des pays aussi essentiels que les Bermudes, les Bahamas ou l’Irlande.
Après avoir pendant longtemps fermé les yeux sur tous les mécanismes de fraude et d’optimisation fiscales, et même s’être opposée à toute mesure contraignante pour essayer d’en limiter les impacts, l’OCDE considère désormais que la lutte contre l’évitement fiscal devient une priorité. Pour elle, le minage des bases fiscales des pays devient un facteur d’instabilité économique, sociale et politique. Maintenir des mécanismes de redistribution par l’impôt s’impose pour lutter contre le creusement sans précédent et de plus en plus dangereux des inégalités, assure-t-elle. Dans ce cadre, l’institution a engagé un projet pour lutter contre l’érosion de la base et transfert des bénéfices (projet BEPS) en vue d’instaurer des règles fiscales internationales plus équitables, en élimant toutes les mesures favorisant la fraude et l’optimisation fiscales.
Son rapport d’étape, publié le 16 octobre, fait cependant redouter que la mascarade de la liste des paradis fiscaux ne se poursuive. Sur la centaine de régimes préférentiels examinés, 99 doivent subir des modifications ou être arrêtés. Mais des progrès sont en cours, selon l’OCDE. Il est ainsi indiqué que le régime des fiducies à la Barbade est en cours de changement, tout comme le régime des holdings et services financiers à Curaçao. Les Seychelles, les Bermudes, l’île Maurice sont aussi sur la voie de l’amélioration. Le Luxembourg a aboli certaines dispositions qui amenaient trop de distorsion, tout comme la Suisse, d’ailleurs. Finalement, les cas dommageables qui restent sont très peu nombreux. Même pas cinq. La France y figure pour son taux réduit de plus-values à long terme et l’Italie pour son régime d’imposition sur les marques déposées ! En revanche, le régime pour les services financiers internationaux à la Barbade n’est considéré que comme « potentiellement dommageable ». Quant au régime de soutien aux activités de la connaissance instauré en Irlande, il ne pose aucun problème.
Ces quelques exemples montrent l’ampleur du chemin qu’il reste à faire pour vraiment s’attaquer aux pratiques de l’évitement fiscal, devenu un sport mondial. Quoi qu’ils en disent, les responsables politiques n’ont aucune envie de mener cette lutte. Leur préoccupation est plutôt de mettre en œuvre le cadre le plus sympathique possible pour attirer les capitaux. En dépit de ses récentes déclarations, Bruno Le Maire s’inscrit totalement dans ce projet. Avec une grande constance, la France s’est employée ces dernières années à saboter toute avancée concernant une taxation sur les transactions financières. Un projet que le gouvernement français avait pourtant porté au début des années 2000, mais qui avait l’inconvénient de déplaire aux banques et à Bercy.
De même, toutes les tentatives d’amener un peu de transparence dans les pratiques des multinationales ont été cassées. Dans le cadre de la loi Sapin 2, les députés avaient prévu d’obliger les grands groupes travaillant en France à faire un reporting pays par pays, en indiquant leur chiffre d’affaires, le nombre de salariés, les bénéfices. Au nom de la liberté d’entreprendre, leConseil constitutionnel a cassé cette disposition. Tout comme il a cassé la taxe Google, qui aurait permis d’imposer les grands groupes réalisant d’importantes activités en France sans y payer aucun impôt, ainsi que les textes qui prévoyaient des pénalités au pourcentage du chiffre d’affaires en cas de fraude à la TVA.
Aucune de ces dispositions n’a été reprise dans le cadre de nouveaux textes. Au contraire. Le gouvernement a veillé à faire annuler par l’Assemblée nationale un amendement adopté par le Sénat qui projetait d’en finir avec le « verrou de Bercy », avant de conserver la plus totale opacité sur les pratiques des grands groupes.
Ce soutien plus ou moins tacite à toutes les pratiques d’optimisation et de fraude fiscales des grands groupes a cependant un coût politique et social : c’est moins d’argent pour l’éducation, les hôpitaux, la recherche, les infrastructures, plus de dettes et d’impôt mis à la charge des autres contribuables. Il faudra bien que les politiques l’assument un jour.
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