Tiré de la revue Regards.
Philip Golub est professeur de relations internationales à l’Université américaine de Paris et auteur notamment de East Asia’s Reemergence et de Une autre histoire de la puissance américaine.
Regards. Cette nuit, pour la première fois, des roquettes attribuées à l’Iran ont été tirées vers Israël qui a riposté. S’agit-il de la première conséquence concrète de la sortie de l’accord iranien par les Etats-Unis de Donald Trump ?
Philip Golub. Il y a une dynamique d’escalade en cours au Moyen-Orient et dans le Golfe stimulée par la décision de Donald Trump de sortir de l’accord nucléaire avec l’Iran. Depuis l’annonce du président américain, le gouvernement de Netanyahu en Israël se sent beaucoup plus libre que par le passé d’engager des opérations offensives contre l’Iran et ses alliés en Syrie où l’Iran a développé une influence importante.
Le choix de Trump de se retirer de l’accord nucléaire avec l’Iran ouvre nécessairement la voie à une escalade des hostilités entre Israël et l’Iran, et, de facto, à une confrontation entre les Etats-Unis et l’Iran. Les conséquences pourraient donc être très périlleuses pour la paix régionale, mais aussi pour la paix mondiale dans la mesure où la Russie est un acteur important dans la région et que d’autres acteurs comme la Turquie ont des intérêts importants sur place.
Cette sortie de l’accord iranien était pourtant attendue…
La décision de Donald Trump est un choix qu’il a annoncé depuis longtemps ; il l’a finalement mise en œuvre en dépit des tensions diplomatiques que cela engendre avec les pays européens signataires de l’accord JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action) et avec la Russie et la Chine qui en sont cosignataires.
Le retrait est fondé sur l’idée d’un changement de régime en Iran, même si cet objectif n’a jamais été formulé explicitement. Pour la droite américaine, il s’agit de faire tomber la République islamique et d’y installer un nouveau régime, sans que l’on ait la moindre idée de ce que pourrait être ce dernier. Il ne fait aucun doute que le calcul est erroné : les pression extérieures, économiques et militaires, vont consolider les éléments les plus intransigeants de la République islamique.
L’objectif d’un changement de régime par la force – une combinaison de pressions économiques et militaires – est partagé à la fois par le gouvernement de Netanyahu en Israël et par l’Arabie Saoudite. De facto, l’Arabie Saoudite a forgé une alliance stratégique avec Israël et, bien sûr, avec l’administration Trump. Le royaume a pour priorité stratégique première l’endiguement de l’Iran et le renversement de la République islamique.
Cette alliance tripartite Etats-Unis – Israël – Arabie Saoudite agit avec des motivations communes, notamment celle de contenir agressivement l’influence régionale de l’Iran, croissante depuis l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Les trois alliés sont aujourd’hui clairement dans une posture guerrière vis-à-vis de l’Iran.
Quelle est la position de Bachar Al-Assad en Syrie ?
Le régime syrien est faible et n’a survécu ces dernières années que grâce au soutien de ses alliés russe et iranien. La Syrie n’est pas en mesure d’agir comme acteur autonome dans le jeu qui s’annonce. Elle n’en a pas les moyens militaires : les batteries anti-aériens syriennes n’ont apparemment été d’aucun effet contre l’aviation israélienne. Il est important de bien prendre en considération l’importante disparité technologico-militaire entre Israël et la Syrie, tout comme entre Israël et l’Iran. La Russie pourrait éventuellement pallier en partie cette inégalité, mais cela impliquerait une entrée en conflit directe entre la Russie et Israël, hypothèse totalement exclue à ce stade par le gouvernement de Vladimir Poutine.
Il existe bien une contre-alliance Russie – Iran – Syrie de Bachar Al-Assad mais elle souffre, d’un côté, de la faiblesse économique de la Russie dont la puissance ne peut pas être comparée à celle des Etats-Unis et, de l’autre côté, de la faible légitimité et de la faible autonomie du gouvernement syrien : il ne représente qu’une partie de la population syrienne et n’est pas souverain sur la totalité du territoire. L’Iran se retrouve ainsi soutenue par une Russie aux moyens limités, et une Syrie très affaiblie.
Quelle place pour l’Europe – et la France – dans ces conflits ? Ne serait-ce pas l’occasion pour la diplomatie européenne et française de reprendre le leadership dans la région ?
Penser que la France ou l’Europe pourraient reprendre le leadership au Moyen-Orient et dans le Golfe est, me semble-t-il, illusoire. Il leur faudrait faire preuve d’une unité de vision et de volonté qu’elles n’ont pas. L’Europe va se retrouver dans une situation extrêmement difficile puisque les Etats-Unis vont bientôt réimposer des sanctions extraterritoriales sur toutes les entreprises ou instituions financières qui, depuis l’accord de JCPOA, ont réinvesti l’Iran.
Toutes ces entreprises vont être assujetties aux lois extraterritoriales américaines et se verront imposer des pénalités lourdes si elles ne respectent pas les termes de la loi américaine et l’embargo américain. Or, le marché américain est de la plus haute importance pour toutes les entreprises internationales ou transnationales du monde, celles de l’Europe aussi, bien entendu. Son accès est donc une priorité économique essentielle ; en l’absence d’une politique européenne commune hardie, ces entreprises n’auront d’autre choix que de se plier aux sanctions américaines, au diktat américain.
C’est ce qu’on appelle, en matière de relations internationales, le pouvoir structurel des Etats-Unis : leur position structurelle dans le système économique mondial leur permet d’imposer leurs préférences aux autres acteurs et de contraindre leurs choix. C’est un cas d’école illustrant une situation d’asymétrie dans la régulation internationale : les européens n’ont pas, pour l’heure, les moyens de répliquer efficacement aux lois extraterritoriales américaines.
L’Europe peut-elle s’imposer comme un interlocuteur de premier plan ?
Si les Européens voulaient contrer les sanctions extraterritoriales américaines, il faudrait qu’ils mettent en place eux-mêmes des régimes similaires dirigés contre des entreprises américaines. Ce qui ne se fera pas étant donné les liens très étroits qu’entretiennent toutes les entreprises européennes avec le marché américain et la crainte des européens, au niveau politique, d’une rupture brutale avec les Etats-Unis.
Donc : non, pour toutes ces raisons, je ne crois pas que l’Europe puisse développer une position de leadership au Moyen-Orient. Au mieux, ce qu’elle pourrait faire — éventuellement sous direction française (éventuellement car Emmanuel Macron n’a pas fait preuve, à Washington, d’une grande autonomie vis-à-vis des Etats-Unis) —, c’est essayer, en restant dans l’accord avec Téhéran, de développer une alternative diplomatique et tenter de trouver les moyens de commercer avec l’Iran, contourner les sanctions américaines et assurer ainsi la dénucléarisation de l’Iran. Mais en supposant que ce soit possible, ce qui est peu probable, cela prendra du temps et nécessitera la mise en place d’une politique commune européenne qui fait cruellement défaut.
Mais est-ce que Donald Trump est suivi, sur la question iranienne, par le Parti républicain ? Et y a-t-il une vraie opposition de la part du Parti démocrate ?
Sur la question du JCPOA, l’ancien président des Etats-Unis, Barack Obama, et son ancien ministre des Affaires étrangères, John Kerry, ont tous deux dénoncé dans des termes assez forts la sortie de Trump de l’accord, estimant qu’il s’agit d’une très grave erreur au plan à la fois moral et stratégique. Et cette vision est celle d’un très grand nombre d’experts. Seulement, le problème, c’est que ces experts ne sont pas écoutés par l’administration actuelle.
Sur la question iranienne, le Parti républicain fait bloc autour du président. La droite américaine conteste depuis toujours la légitimité de la République islamique, et est engagée depuis des décennies dans une diplomatie coercitive dont l’objectif a toujours été la chute du régime. Plus largement, les relations irano-américaines depuis 1979 sont exécrables, marquées par la conflictualité. Mais il existe deux types de voix : les voix rationnelles qui estiment qu’existent des marges de manœuvre diplomatiques, et les voix guerrières. Les premières ne veulent pas un enchaînement d’événements qui conduiraient à une guerre aux conséquences imprévisibles ; les secondes promeuvent l’idée d’une restructuration de la région par la force.
Autre facteur : le Parti républicain, mais aussi une fraction du Parti démocrate, soutient une politique anti-iranienne agressive parce qu’ils sont très proches du gouvernement israélien. Le président a choisi. Et il a l’autorité et le pouvoir constitutionnel de faire ce type de choix. D’autant qu’en l’espèce, il a le soutien d’une majorité des membres des deux chambres du Congrès. On ne voit pas de possibilité pour qu’émerge une opinion majoritaire au Congrès favorable au JCPOA. Ce n’est donc pas une opposition interne qui pourrait changer la donne.
Qu’est-ce qui, au fond, motive Donald Trump dans cette décision de sortie de l’accord iranien ?
La politique internationale de l’administration Trump est une politique de puissance, une politique nationaliste qui met les intérêts américains au-dessus des accords multilatéraux, du droit international et, bien sûr, des institutions internationales. On assiste en ce moment au développement d’un souverainisme américain qu’on avait déjà vu à l’œuvre sous George W. Bush lors de l’invasion de l’Irak. Aujourd’hui, il prend toute son ampleur.
Il y a de la part de l’administration Trump un effort délibéré de déconstruction de l’ordre international multilatéral construit après 1945, une volonté de retour aux conditions d’avant 1914 caractérisées par la lutte pour le pouvoir entre nations cherchant des gains relatifs par rapport aux autres. C’est d’ailleurs présenté ainsi explicitement dans le document National Security Strategy 2017 (le document officiel de la Maison blanche qui sort tous les ans sur la stratégie de sécurité nationale). Dans sa section III sur la politique internationale, on peut lire que « la lutte pour le pouvoir est une continuité centrale de l’Histoire » et que « la période actuelle ne fait pas exception ».
Trump porte une vision ultranationaliste d’un monde dans lequel les relations internationales seraient un jeu à somme nulle où les gains des uns entraînent nécessairement les pertes des autres. Dans cette vision, qui se conjugue au militarisme, la coercition est conçue comme moyen premier (et non pas dernier) d’action dans le monde. La guerre en est l’horizon.
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