Publié le 10 mai 2018
Interview de Richard Poulin par Francine Sporenda
Richard Poulin est professeur émérite de sociologie (université d’Ottawa) et professeur associé à l’Institut de recherches et d’études féministes (UQAM). Il est l’auteur d’ouvrages sur les industries du sexe, les questions ethnico-nationales, les violences meurtrières, ainsi que le socialisme et le marxisme. Il dirige « M éditeur » et vient de publier « Une culture d’agression, masculinités, industries du sexe, meurtres en série et de masse »1
F. : Vous dites que le capitalisme a récupéré le sexe. Dans cette sexualité marchandisée, l’injonction de jouir est « désormais une condition de la santé et de l’équilibre mental ». Avant, la jouissance était interdite aux femmes, maintenant elle est devenue obligatoire. Quelles sont les conséquences de cette injonction pour les femmes – et ont-elles gagné au change ?
R.P. : On a parlé de « révolution sexuelle » de « libération sexuelle », mais je crois qu’avec le recul, on doit plutôt parler de « libéralisation sexuelle ». Pourquoi ? La liberté sexuelle (obtenue grâce à la pilule contraceptive) a certes permis la dissociation de la sexualité et de la reproduction et permis de lever ce poids qui a toujours pesé lourdement sur les femmes : la hantise de la grossesse non désirée. Or, cela a également permis que les hommes aient accès plus facilement aux corps féminins. Les jeunes femmes qui ne couchaient pas, en particulier celles évoluant dans les milieux militants, étaient mal vues, étaient considérées comme conservatrices ou réactionnaires, des puritaines, des coincées, etc.. La pression était donc énorme. Et l’homme qui n’arrivait pas à séduire facilement des femmes pour coucher avec elles se sentait mal dans sa peau, inadéquat, incapable.
Puis très rapidement s’est imposé le devoir de la performance en même temps que se mettait en place le diktat de la jeunesse, de la sveltesse anorexique et de la féminité exacerbée. La mode unisexe cédait la place à une sexualisation figée des attributs. La domination masculine se renouvelait en s’avançant « masquée, sous le drapeau de la liberté sexuelle » (Anne-Marie Sohn). Et la libéralisation sexuelle provoquait une explosion de la marchandisation du sexe.
Il y a cette injonction à jouir pour les femmes, et ça devient possible dans la mesure où on découvre qu’elles ont un prétendu « point G ». Cette soi-disant trouvaille débouche sur une optimisation des performances coïtales et l’obligation des jouissances multiples. En outre, elle responsabilise les femmes pour leur jouissance et, dans un même mouvement, déresponsabilise (à nouveau) les hommes. Elle fraye ainsi la voie d’un « enrégimentement sexuel » renouvelé. L’injonction de jouir est désormais une condition de la santé et de l’équilibre mental. Bref, les femmes qui ne trouvent pas leur « point G » doivent se culpabiliser de ne pas réussir à avoir un orgasme vaginal plutôt qu’un orgasme clitoridien. Et on sait aussi que de nos jours de nombreuses jeunes femmes, dans la trentaine et dans la vingtaine qui vont voir leur gynécologue se plaignent de douleurs pendant les rapports sexuels : ça ne va pas comme ça devrait aller, elles ont beaucoup de difficultés à assumer cette idée qu’elles doivent être performantes : non seulement qu’elles doivent faire jouir leur partenaire, mais jouir elles-mêmes absolument. Et ça semble de plus en plus difficile et compliqué pour un certain nombre d’entre elles de pouvoir atteindre l’orgasme, surtout s’il doit être impérativement vaginal.
Mais cette injonction à jouir va également de pair avec une autre injonction : celle d’être belle, de faire attention à son corps, d’être à l’écoute de l’autre et de son corps, que son corps soit attrayant pour l’autre, d’utiliser tous les moyens pour qu’il le soit. Il faut aussi visionner du porno pour comprendre ce qui fait plaisir aux hommes, le plaisir des hommes étant lié à sa propre objectification : le fait de devenir soi-même un objet de désir, c’est quelque chose qui apparaît comme extrêmement important. Les magazines féminins relaient cela d’une façon incroyable, les magazines pour adolescentes aussi. Donc vous avez un bombardement constant sur ces femmes et ces jeunes femmes, les adolescentes, sur ce qu’elles devraient être. Ce qui fait que les opérations de chirurgie esthétique, en particulier pour la pose d’implants mammaires, ont augmenté de façon très importante. On a les chiffres pour les États-Unis et l’Espagne, mais j’imagine que les chiffres sont similaires pour le Canada et la France. On vous dit qu’on doit être bien dans son corps, mais pour être bien dans son corps, il faut transformer son corps. Et ces transformations sont dictées par les désirs des hommes : par exemple, avoir des seins plus volumineux. Donc la pression sur les femmes – sur le corps des femmes et psychologique – est énorme. Elle existe aussi pour les hommes, mais beaucoup moins. Il y a l’épilation, chez les hommes, qui est en progression, mais l’épilation quai-totale chez les femmes est impérative. J’avais fait une enquête auprès des étudiantEs sur leur consommation de pornographie, et une étude en complément d’enquête sur les transformations corporelles. Il y avait une corrélation très forte entre l’âge du début de la consommation de la pornographie et les transformations corporelles. Transformations qui pouvaient être temporaires, comme l’épilation, mais qui pouvaient aussi être permanentes, comme le tatouage. On s’est aperçus que, plus les adolescentes commençaient jeunes à consommer de la pornographie, plus l’épilation était une norme, plus il y avait de tatouages, plus il y avait de piercings, etc. Donc l’image du corps féminin pornographié devenait un modèle de féminité.
F. : Donc finalement, la sexualité, d’une façon ou d’une autre, reste toujours un moyen fondamental de policer les femmes ?
R.P. : Oui, et lorsque je parle de marchandisation du sexe, ce n’est pas seulement que les industries du sexe marchandisent le corps des femmes (et des enfants), c’est aussi l’idée que, pour être bien dans sa peau, il faut adopter des normes qui sont celles de l’industrie de la pornographie. L’épilation des poils pubiens vient de ce qu’on a appelé la « guerre du poil » qui s’est déroulé entre Playboy, Penthouse et d’autres magazines de ce genre. Au début des années 90, les pubis des femmes n’étaient pas épilés dans les images pornographiques. Cette guerre a entraîné une surenchère, on est arrivé à la fin à tout montrer, et finalement le poil est devenu un obstacle qui empêchait de voir les organes sexuels. C’est à ce moment qu’on a commencé à les tailler et à les raser, puis ça a été jusqu’à l’épilation totale. Aujourd’hui, vous avez le haut du corps corrigé par la chirurgie plastique avec les implants mammaires qui sont souvent énormes, voire même difformes, et le bas du corps épilé. C’est une infantilisation pornographique de cette partie du corps des femmes – comme si la femme mise en scène était d’âge prépubère, se devait de rester une fillette – et, pour le haut du corps, il y a au contraire une amplification des organes de la féminité.
F. : Vous citez l’avertissement de la féministe Diana Russell qui déclarait en 1974 que « si la libération sexuelle ne s’accompagne pas d’une libération des rôles sexuels traditionnels, il peut s’ensuivre une oppression des femmes encore plus grande qu’auparavant ». Est-ce que c’est ce qui s’est produit, et quelle analyse politique faites-vous du concept de « libération sexuelle » ? Est-ce qu’il y a eu pour les femme alignement sur les objectifs sexuels masculins, c’est-à-dire plus d’accès sexuel au corps des femmes ?
R.P. : Oui, on peut quand même dire que la pilule a joué un rôle puisque lorsqu’elle a été disponible, on a dit que les femmes pourraient faire l’amour avec tous les hommes qu’elles désiraient sans avoir cette crainte de tomber enceintes. Donc, ça été une libération à ce niveau-là. Mais en même temps émergeait l’injonction qu’une femme devait faire l’amour avec plusieurs hommes…
F. : Les femmes n’avaient plus aucune raison de se refuser aux hommes, cela leur ouvrait un accès sexuel quasi-illimité ?
R.P. : Oui, l’accès des hommes aux femmes est devenu beaucoup plus grand. Et les hommes en ont profité énormément. Est-ce que les femmes en ont profité ? Je n’en suis pas sûr. Je ne peux pas parler en leur nom, mais cela a clairement permis aux hommes d’avoir un accès plus grand aux femmes. Or, cet accès plus grand aux femmes s’est accompagné d’une explosion de la pornographie et de la prostitution. Ce qui est paradoxal, parce qu’on aurait pu supposer qu’un accès plus grand aux femmes aurait fait diminuer l’industrie de la prostitution – c’est le contraire qui s’est produit. Donc, pour les hommes, l’accès au corps des femmes a été multiplié non seulement dans la drague, mais dans le sexe payant. C’est ça qui me fait penser qu’on n’a pas assisté à une libération sexuelle mais à une libéralisation sexuelle : vers les années 90 a eu lieu une explosion de la marchandisation et de l’objectification du corps des femmes dans le monde.
F. : Que pensez-vous de la thèse féministe selon laquelle la croissance de la pornographie (de pair avec le retour des religions version fondamentaliste) constitue une « revanche symbolique des hommes face au développement de l’affirmation et de l’autonomie des femmes » ? Et que la pornographie permettrait aux hommes de regagner le terrain perdu suite aux avancées féministes ?
R.P. : Dans mes recherches sur la pornographie dans les années 80, avant Internet, j’ai interrogé un des hommes qui publiaient le magazine porno canadien Rustler. Il disait que ce qui faisait le mieux vendre leur magazine, c’était les photos de femmes à genoux devant un homme en train de lui faire une fellation. Pour lui, c’était le symbole même du fait que les femmes étaient soumises aux hommes, et que si les hommes aimaient ces photos, c’était une sorte de revanche contre le mouvement féministe. C’était son explication, et je pense qu’elle comporte un fond de vérité. La pornographie est devenue pour les hommes un moyen symbolique pour ravaler les femmes à un statut inférieur à eux. Le mouvement féministe a affirmé l’autonomie et l’égalité des femmes, mais la pornographie dit que cette égalité est impossible. Cette infériorisation pornographique pose la question des rapports hommes-femmes, mais elle pose aussi la question du racisme. Le statut des NoirEs, dans la pornographie, c’est un statut d’animal : un homme noir, c’est un étalon. Cette animalisation, qui est une forme d’infériorisation, s’applique aussi aux femmes dans la vie quotidienne. En France, un sexe de femme, ça s’appelle une chatte. Ces comparaisons animales sont légion lorsqu’il est question des femmes et des NoirEs, parce qu’un animal ne saurait être égal à un homme. Un homme blanc a le pouvoir et le droit de dresser un animal, de même qu’il a le pouvoir de dresser une femme ou unE NoirE. Il y a tout un imaginaire masculin d’infériorisation et de subjugation des femmes, des NoirEs et des Asiatiques etc. Et seuls les hommes blancs échappent à cette animalisation.
F. : J’ai entendu des clients de la prostitution déclarer que s’ils utilisaient des prostituées, c’est parce que les femmes étaient devenues impossibles, trop exigeantes, arrogantes etc., et que dans la prostitution, ils retrouvaient des femmes soumises, au service des hommes, telles qu’elles n’auraient jamais dû cesser d’être…
R.P. : On essaie toujours de légitimer ce qu’on fait par toutes sortes de moyens ou de prétextes, et ça, du point de vue des hommes, n’est jamais de notre faute. Cela est un élément de base la tradition judéo-chrétienne avec l’expulsion du paradis terrestre : c’est la faute d’Ève si on a été chassés du paradis, Adam est complètement innocent, il n’avait pas compris ce qui se passait. Par définition, c’est Ève qui est responsable de la chute humaine. Et c’est toujours le cas : pour les hommes, ce sont toujours les femmes qui sont responsables de leurs propres actions, jamais eux-mêmes. Les hommes sont infantiles… Un enfant vous dira : « C’est pas de ma faute, c’est la faute des autres. » Je pense que ces hommes sont frustrés dans la mesure où ce qu’ils recherchent dans la prostitution, ils ne l’obtiennent jamais. Donc s’ils ne l’ont pas, c’est la faute des femmes. Les enquêtes sur les « clients » de la prostitution, les prostitueurs, montrent bien que ces hommes fonctionnent comme ces individus qui veulent absolument se procurer le dernier modèle de i-phone, même si le leur fonctionne encore très bien. Donc il y a une frénésie de consommation permanente parce qu’on est insatisfait du produit qu’on a, comme on est insatisfait de la relation avec la femme prostituée et qu’on pense que la prochaine fois, ça va être mieux. Ce n’est jamais mieux donc ça implique une fuite en avant qui débouche sur un appel à la consommation constante.
F. : Quelles sont selon vous les conséquences de la pornographie sur les rapports hommes-femmes ? Comment la notion d’amour hétérosexuel, d’amour « romantique » en particulier, peut-elle survivre dans une société où une pornographie omniprésente donne une image aussi dégradée de la femme (et de l’homme) ?
R.P. : La pornographie n’est pas seule en cause, elle s’ajoute à d’autres facteurs sociaux, mais les consommateurs de pornographie, les pornophiles, subissent des effets de cette consommation dans leur vie sexuelle. Ces effets ont été documentés : ces hommes développent des dysfonctions sexuelles érectiles et ont de la difficulté à éjaculer avec une « vraie femme ». Il y aussi l’incitation à la violence sexuelle : aux États-Unis, plusieurs enquêtes ont montré que, chez des jeunes consommateurs de porno, l’idée qu’ils pourraient passer à l’acte et violer est très forte. Une autre des conséquences du porno chez les très jeunes – car la consommation de pornographie commence très jeune -, ce sont les complexes corporels. Évidemment, quand on engage un hardeur, c’est parce qu’il a des qualités physiques, comme de pouvoir avoir des relations sexuelles à la demande devant des caméras, et qu’il a un pénis plus grand que la moyenne. Les jeunes qui regardent ça et qui comparent avec leur propre corps, ça leur donne des complexes sur leur physique. Ça, c’est pour les garçons. Mais pour les femmes, les conséquences sont qu’elles s’habituent à des comportements dégradants. Je vous donne un exemple : dans des interviews réalisées avec de jeunes femmes, il y avait une pratique qui revenait très fréquemment, c’était l’éjaculation faciale. Des jeunes qu’on a interviewées avaient accepté de recevoir du sperme sur le visage, même si elles trouvaient ça dégradant, pour faire plaisir à leur mec. Les gars trouvaient que ce n’était pas un problème et même que c’était plutôt excitant. Donc ça induit des comportements où la dégradation de l’autre devient un simple jeu sexuel normal.
F. : La diffusion très large de la pornographie et la normalisation de la prostitution changent radicalement les rapports entre les hommes et les femmes, et l’ensemble des sociétés… Regardez ce qui se passe en Allemagne.
R.P. : En Allemagne, environ le deux tiers des hommes ont payé pour des relations sexuelles, au Canada, c’est environ 11%, en France c’est environ 12,5%. C’est évident que, dans une société comme en Allemagne, la vision des femmes qu’ont les hommes doit être différente de celle d’une société comme la mienne ou la vôtre. Cela induit une vision des femmes comme étant à la disposition des hommes, et cela se traduit par la réaction de cette jeune fille dont j’ai parlé qui trouvait que l’éjaculation faciale, finalement, ce n’était pas si dégradant que ça. Mais il faut faire une distinction entre la pornographie et la prostitution : la pornographie est beaucoup plus universelle que la prostitution. En Allemagne, en France ou au Canada, la pornographie est à peu près universelle, et il y a aussi des femmes qui en consomment, ce n’est plus seulement les hommes. La pornographie a dans l’imaginaire collectif et dans les rapports sociaux de sexe une influence plus grande que celle de la prostitution.
F. : J’aurais tendance à penser que la pornographie est à la fois un encouragement à passer à la prostitution, et un manuel d’instruction pour le faire : la pornographie, c’est la théorie, et la prostitution, c’est la pratique, la mise en œuvre des pratiques sexuelles proposées par la pornographie
R .P. : Vous avez raison, on peut même définir la pornographie comme une propagande en faveur de la prostitution.
F. : La pornographie serait performative ?
R.P. : C’est ça. Prenons par exemple les hardeurs. Souvent dans une scène on voit le sexe du hardeur mais jamais son visage, et son comportement est celui d’une machine. Par contre, le visage des femmes est montré, car montrer leur « jouissance » est impératif. D’ailleurs, le porno est un des rares domaines ou les « actrices » gagnent plus que les « acteurs ». Parce que ce sont elles qui sont au centre de la pornographie, pas les hommes. En fait, on peut remplacer les hommes par un godemiché, des animaux, n’importe quoi.
F. : Vous dites dans votre livre que la pornographie est un encouragement au passage à l’acte, vous citez des études statistiques à ce sujet.
R.P. : Pas juste au passage à l’acte, la pornographie encourage la violence sexuelle, encourage l’objectification, la marchandisation, c’est pour ça que je parle de la pornographie comme d’une propagande pour la prostitution. Et il n’y a pas de limites. J’ai publié certains chiffres à ce sujet dans un précédent livre,Sexualisation précoce et pornographie (Paris, La Dispute, 2009). Ces données sont parcellaires, malgré l’omniprésence du porno dans nos sociétés. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il y a fort peu de recherches universitaires sur le porno, comme si le sujet était tabou, relevait de la liberté d’expression, et toute atteinte à son endroit, y compris par des recherches, serait condamnable puisque qu’elle s’attaque à la première de nos libertés ! Or, quand on est à l’écoute des gens qui travaillent dans le social, on en apprend plus sur l’influence du porno. Ainsi, aux prises avec des agresseurs sexuels plus jeunes que voici 15 ans, des intervenantEs du Centre de psychologie légale de Montréal, lequel encadre les mineurs agresseurs sexuels, font un lien entre le rajeunissement des agresseurs, la consommation pornographique et la sexualisation publique.
F. : Vous soulignez dans votre livre que les violences envers les femmes (comme les meurtres de masse) ne sont pas des actes impulsifs et que réduire les motivations de ces actes à des facteurs purement psychologiques et individuels – une enfance malheureuse, un père absent, la « folie » ou la fameuse « mère castratrice » – occulte les significations sociales de ces violences. Quelles sont les significations sociales de ces violences ?
R.P. : Les meurtres de masses (trois victimes ou plus) qui ne se produisent pas dans la famille, ceux qui se produisent dans les écoles, dans des lieux publics, au travail, etc., sont des meurtres uniquement masculins. Ce sont des hommes qui tuent des personnes étrangères ou qui n’évoluent pas dans leur cercle intime. Si l’on fait appel à la seule psychologie pour expliquer l’acte du tueur, on occulte le fait que c’est une masculinité qui est en mouvement, et qui est violente. Il y a des meurtres de masse opérés par des femmes, mais cela se produit dans la famille, et c’est généralement la femme qui tue ses enfants, pour toutes sortes de raisons. Cela se produit actuellement moins souvent que dans les années 1930-40, où cela arrivait plus régulièrement. C’était une époque de grande pauvreté, les femmes qui étaient seules se séparaient ainsi de leurs enfants parce que la vie était trop dure. Aujourd’hui, quand c’est dans la famille, c’est généralement l’homme qui tue la femme et les enfants, ou juste les enfants. Ce sont toujours les mêmes raisons qui sont données : c’est en général quand l’homme s’aperçoit que sa femme veut le quitter qu’il passe à l’acte (74% des cas). Et si on analyse ça comme un « crime passionnel » ou la folie d’un homme qui n’accepte pas d’être quitté, on passe à côté de l’essentiel : que ce sont des hommes qui tuent des femmes et des enfants. Parce que ces femmes et ces enfants sont perçu-es comme leurs propriétés, et que c’est inacceptable qu’on leur enlève leurs droits sur ces personnes. Ce discours-là est entendu régulièrement, mais on n’en tient pas compte parce qu’on préfère étudier la psychologie de ces meurtriers, les présenter comme des déséquilibrés, on convoque des concepts freudiens, c’est la « mère castratrice », le « père absent » qui sont fournis comme explication. Or, tous les hommes qui ont un « père absent » et une « mère castratrice » ne deviennent pas des tueurs. Il doit donc y avoir d’autres facteurs que ceux-là.
Tandis qu’on explique ces meurtres par la pathologie des tueurs (« ils ont perdu la tête » !), je les analyse à partir des caractéristiques des victimes. Cette perspective radicalement nouvelle dans les études universitaires révèle la dynamique sexiste et raciste trop souvent ignorée dans ce type de crime. Lorsque les médias traitent des meurtres de femmes, ils qualifient généralement l’événement de « drame familial » ou de « crime passionnel », des expressions qui occultent la violence masculine. Lorsqu’ils évoquent le problème des tueries dans les écoles, les médias font régulièrement référence à « des enfants qui tuent d’autres enfants » alors qu’en réalité, ce sont des garçons (100%) qui tuent. Alors, les discours qui installent la violence du côté de la seule psychologie des tueurs (« rien ne laissait présager un tel acte de folie ») ne s’intéressent guère aux significations sociales sexistes et racistes desdites violences. Ils refusent de nommer cette violence, qui est masculine, et, de ce fait, ils l’occultent.
F. : Finalement, pensez-vous qu’il y ait un point de départ biologique à la violence masculine, comme le pensent les féministes essentialistes ?
R.P. : Comme sociologue, je me tirerais une balle dans le pied en vous répondant oui ! Cela m’enlèverait la possibilité d’exercer mon métier. Je pense que c’est plutôt une question de socialisation. J’avais un collègue qui avait fait un travail de terrain en Amazonie chez les Wawana. Tous les comportements que nous connaissons ici, dans notre société, ils ne les connaissent pas là-bas : pas de compétition, pas de concurrence entre les hommes, les hommes partent chasser dans la forêt le matin et reviennent le soir après y avoir passé des heures. S’ils restent si longtemps dans cette forêt, c’est pour permettre aux moins bons chasseurs de revenir aussi avec une proie. Il n’y avait rien de concurrentiel entre les hommes, il n’y avait pas non plus de monogamie, donc pas de jalousie. Pas de propriété privée, on ne veut pas avoir ce que l’autre a parce que l’autre partage avec vous. Donc c’est une société complètement différente. C’est ce qui se passe dans les sociétés matrilinéaires, en l’absence de propriété privée, et cela fait que les comportements sont diamétralement opposés à ce qu’on connaît dans nos sociétés. Donc, l’explication biologique n’est pas pertinente. Une autre différence intéressante, c’est que quand ce collègue leur posait la question « qui est le plus beau ? », les hommes refusaient de répondre. Mais finalement, en insistant, ce collègue a obtenu une réponse. Les hommes ont dit : « C’est nous les plus beaux. » Dans cette culture, les hommes sont vus comme plus beaux que les femmes, parce que dans la nature, les oiseaux et les animaux mâles sont souvent plus colorés, plus ornés que les femelles, et c’est pour ça qu’ils pensaient (contrairement à nous) que ce n’était pas les femmes qui étaient le « beau sexe », mais les hommes.
F. : Il y a des cultures comme celle des Masai, où ce sont les hommes qui se parent, qui se peignent, qui paradent…
R.P. : C’est vraiment la socialisation qui explique la violence de certaines sociétés. Ce n’est pas parce que vous avez un pénis que vous êtes voué à la domination d’un sexe sur l’autre.
De Richard Poulin
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