Édition du 17 décembre 2024

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Féminisme

Lettre au premier ministre Couillard au lendemain de la Journée internationale de la femme

Monsieur Couillard,

Vous m’excuserez si j’ai oublié d’écrire le mot Cher devant Monsieur, mais c’eut été une ironie de trop. Au lendemain de la journée internationale des femmes, mon cœur devait pourtant être à la fête. Je vis au Québec où l’égalité femmes-hommes est un pilier fondamental de notre société si je me fie au discours de votre gouvernement. Je travaille d’ailleurs dans un secteur qui me comble de défis, qui me stimule et qui a un sens pour moi.

Je fréquente l’université, privilège relativement récent pour les femmes, et étudie dans une discipline de mon choix. J’ai même la chance d’avoir un médecin de famille. Pourquoi ne me suis-je donc pas réjouie ?

Si le 8 mars 2018 mon esprit n’était pas festif, je vous en tiens responsable. En effet, votre gouvernement continue à s’acharner contre nous les femmes et à rendre notre quotidien pénible. Malgré cela, j’ai une position privilégiée. Celle de pouvoir observer les conséquences concrètes de votre politique austéritaire. J’occupe deux emplois dans des organismes communautaires : je suis intervenante dans un centre de femmes et formatrice sur la Loi sur les normes du travail dans un groupe populaire. Rassurez-vous, je ne suis pas une boulimique du travail qui ne trouve sens à sa vie uniquement par cette activité. Je vous le dit, car en tant que médecin ceci aurait pu vous inquiéter. Ce sont plutôt des considérations bien matérielles qui me forcent à occuper deux emplois atypiques, comme payer le loyer, mon compte Hydro, des frais de scolarité et j’en passe. Comme vous êtes bien informé, vous savez sûrement que les femmes se retrouvent plus souvent qu’à leur tour à travailler à temps partiel de façon involontaire ou à occuper des emplois atypiques. Mais, revenons à l’essentiel, mes deux emplois me permettent d’observer l’appauvrissement des femmes et l’énergie qu’elles mettent afin de garder l’équilibre. Évidemment, même les fildeféristes talentueuses tombent. Parfois, ce sont des chutes spectaculaires comme lorsqu’elles vivent la violence conjugale ou une agression sexuelle, mais il y aussi les chutes banales par leur fréquence, comme la faim quotidienne ou le fait de devoir rester à la maison parce que le transport en commun coûte trop cher.

Quant aux droits des travailleuses, ce ne sont pas l’augmentation de 0,75 $ au salaire minimum à partir du 1er mai, ni l’éventuel ajout de deux journées de congé pour maladie, accident ou obligations familiales (Duval, 2018) qui m’impressionnent ! Je vous rappelle que nous demandons 5-10-15 $ maintenant ! Pour les femmes, c’est une nécessité d’obtenir l’horaire de travail 5 jours en avance afin de concilier vie de travail, d’études et de famille ainsi que 10 journées pour obligations familiales ou de maladie payées. Quant à un salaire minimum de 15 $, si vous tenez vraiment à améliorer les conditions de vie des femmes au bas de l’échelle, ce serait un bon point de départ ! De plus, dans la foulée du mouvement #metoo et #etmaintenant, un prolongement du délai de la plainte pour harcèlement psychologique s’impose. Le délai actuel de 90 jours, alors que les femmes vivent des traumatismes et des problèmes de santé en raison du harcèlement qu’elles ont vécu au travail, est nettement insuffisant. Par ailleurs, n’est-ce pas aberrant que les femmes quittent leur emploi avant de porter plainte pour harcèlement sexuel, comme le montre le portrait réalisé par la Commission des normes de l’équité et de la santé et sécurité au travail en 2014 ? (Hudon-Friceau, 2017) Comment, lorsque j’anime des ateliers sur la Loi sur les normes du travail, devrais-je les informer que la loi les protège ? Comment encourager les femmes qui vivent de la discrimination à porter plainte à la Commission des droits de la personne et de la jeunesse alors que le délai moyen est de 493 jours ? (Gervais, 2018)

Ma position de privilégiée, et de celles de nombreuses travailleuses du secteur communautaire, très féminin dois-je vous le rappeler, devient donc moins reluisante. Être confrontée à la souffrance des femmes, tout en sachant que les politiques publiques les méprisent et les abandonnent, ça finit par devenir souffrant pour nous aussi. L’épuisement professionnel dans le milieu communautaire, ça vous dit quelque chose, monsieur Couillard ? Vous savez pourtant que les organismes communautaires, comme les centres de femmes et les maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence sont sous-financés. (Gervais, 2018)

Quant au système de santé, en tant que fille de parents âgés et malades, je suis confrontée aux conséquences de vos saccages. Les chirurgies électives annulées, les pressions pour sortir de l’hôpital beaucoup trop rapidement après des chirurgies, les longues attentes pour passer des examens médicaux ont des conséquences sur les personnes malades. Quel lien avec les femmes ? C’est encore surtout nous qui nous occupons des personnes malades. Infirmières, infirmières auxiliaires, préposées aux bénéficiaires et proches aidantes, nous pallions, à notre corps défendant, les déficiences du système de santé que vous avez décidé de laisser dépérir. Un réinvestissement dans le système de santé, c’est pour quand ?

Je sens que je n’ai pas vraiment réussi à transmettre toute la colère sociale et le dégoût que je sens. Être femme au Québec en 2018, c’est aussi connaître des femmes sans statut migratoire qui vivent constamment la peur d’être déportée et travaillent dans des conditions exécrables en raison de politiques migratoires de plus en plus restrictives. C’est savoir que les femmes immigrantes et racisées sont discriminées en cherchant du travail, en cherchant un logement, en s’éduquant. C’est aussi écouter nos amies qui vivent des agressions sexuelles, sans parler du harcèlement ordinaire. C’est aussi entendre les gens, surtout des hommes, nous dire ce qu’on devrait faire si on a vécu du harcèlement, une agression sexuelle ou un viol ou - eh oui, encore - ce qu’on aurait dû faire pour l’éviter. Je vous en veux monsieur Couillard à vous et à vos acolytes de poursuivre votre régime austéritaire qui affecte particulièrement les femmes. Sachez que nous ne sommes par bernées par vos annonces électorales.

Je l’oublie parfois, vous êtes médecin et vous vous préoccupez sans aucun doute pour ma santé. Soyez rassuré, je ne sombrerai ni dans la dépression, ni dans le cynisme. Entourée de tant de femmes inspirantes et dignes, le lendemain du 8 mars 2018 et tous les jours qui suivront, c’est la mobilisation sociale féministe et la lutte contre l’oppression des femmes qui m’animent.

Susana Ponte Rivera

BIBLIOGRAPHIE

DUVAL, Alexandre, (2018, février, 6) « Québec veut offrir plus de congés aux travailleurs », Ici Radio-Canada,
http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1069206/renoncer-emploi-denoncer-harcelement-sexuel-travail-femme-menage-galerie-art-cnesst

HUDON-FRICEAU, Annie, (2017, novembre, 23) « Renoncer à son emploi pour dénoncer le harcèlement sexuel au travail »
http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1069206/renoncer-emploi-denoncer-harcelement-sexuel-travail-femme-menage-galerie-art-cnesst

GERVAIS, Lisa-Marie (2018, février, 28) « La Commission des droits de la personne est critiquée pour ses longs délais de traitement », Le Devoir,
http://www.ledevoir.com/societe/521440/la-commission-des-droits-de-la-personne-est-critiquee-pour-ses-longs-delais-de-traitement

GERVAIS, Lisa-Marie (2018, mars, 7) « Les maisons pour femmes battues lancent un cri du cœur » Le Devoir,
http://www.ledevoir.com/societe/522031/les-maisons-pour-femmes-battues-lancent-un-cri-du-coeur

http://www.cinqdixquinze.org/

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