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Économie

Entretien

« Le capitalisme traverse une longue dépression »

L’économiste britannique marxiste Michael Roberts considère que les différentes crises que le monde traverse actuellement sont les effets d’un long marasme du capitalisme qui a débuté en 2008. Il n’y voit qu’une solution : le socialisme.

4 juin 2023 | tiré de mediapart.fr

lMichael Roberts n’est pas tout à fait un économiste ordinaire. Le Britannique a été pendant plus de quarante ans actif à la City de Londres, observant de l’intérieur un des pôles centraux du capitalisme financiarisé, tout en étant un militant actif dans le mouvement social d’outre-Manche.

Une fois à la retraite, il a décidé de développer son analyse marxiste du capitalisme contemporain, notamment grâce à un blog très suivi, un des rares dans la sphère économique anglophone à assumer une lecture marxiste de la conjoncture et de l’actualité économique.

Michael Roberts est un défenseur convaincu de la baisse tendancielle du taux de profit. À la différence de nombreux autres économistes marxistes, il se concentre donc moins sur les questions de sous-consommation ou d’inégalités (sans les négliger) que sur les tendances profondes de la rentabilité du système capitaliste.

À ce titre, Michael Roberts est actif dans les débats qui occupent les milieux économiques marxistes aujourd’hui. Il a notamment croisé le fer avec David Harvey sur les conséquences stratégiques de la lecture de Marx de Harvey (voir un résumé des arguments).

En 2016, il a publié The Long Depression (Haymarket, non traduit), un livre qui défend l’idée que le capitalisme est entré depuis 2008 dans une sorte de sous-régime. Cette thèse a été développée dans un ouvrage plus détaillé, collectif cette fois, et codirigé avec Guglielmo Carchedi, publié en 2018, The World in crisis(Haymarket, non traduit).

Pour Mediapart, Michael Roberts a accepté de discuter de la notion de « polycrise », un terme remis à la mode l’an passé par l’historien britannique Adam Tooze et qui a eu un tel succès qu’il a été discuté en janvier 2023 à Davos lors du World Economic Forum. Face à cette notion empruntée à Edgar Morin, qui décrit des crises imbriquées mais sans causalité unique, Michael Roberts rappelle la centralité de la crise du capitalisme.

Mediapart : Le terme « polycrise » a été remis à la mode récemment par l’historien Adam Tooze. Comment comprenez-vous ce mot et vous semble-t-il utile pour saisir l’état actuel de l’économie mondiale ?

Michael Roberts : Ce mot exprime l’existence, actuellement, de différentes crises imbriquées : économiques (l’inflation et la faible croissance), environnementales (climat et pandémie) et géopolitiques (guerre et divisions internationales). C’est un terme utile dans ce sens, mais c’est aussi un concept qui cache le fondement sous-jacent de ces diverses crises : les échecs du capitalisme.

Au cœur de cette « polycrise », il y aurait donc d’abord une crise du capitalisme. Quelle est votre lecture de cette crise ?

Une de mes thèses fondamentales concernant le capitalisme contemporain est que, depuis 2008, les économies capitalistes majeures sont entrées dans ce que j’appelle une « longue dépression ». Dans mon livre de 2016 du même nom, je distingue entre ce que les économistes appellent des récessions ou des reculs de production, d’investissements ou d’emplois, et les « dépressions ».

Dans le mode de production capitaliste, où la production pour le profit issue du travail humain est contrôlée par un petit groupe de propriétaires des moyens de production, il y a eu, de façon régulière et récurrente, des récessions tous les 8-10 ans depuis le début du XIXe siècle. Après chacune d’entre elles, la production est repartie et s’est accrue pendant plusieurs années, avant de retomber dans une nouvelle récession.

Les dépressions, elles, sont différentes. Au lieu de sortir du marasme, les économies capitalistes restent déprimées, avec des niveaux de croissance de l’activité, de l’investissement et de l’emploi plus faibles qu’auparavant, pendant une période durable.

La troisième dépression a commencé avec le grand krach financier de 2007-2008.

Il y a eu seulement trois dépressions de ce type sous le capitalisme : la première a touché les États-Unis et l’Europe, plus ou moins de 1873 à 1897 selon les pays. Pendant cette période, il y a eu de courtes périodes de reprises, mais aussi une succession de récessions. Finalement, la croissance est restée beaucoup plus faible que durant la période d’expansion précédente, de 1850 à 1873.

La deuxième dépression est ce qu’on appelle la « Grande Dépression », qui a duré de 1929 à 1941, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, là encore principalement en Europe et aux États-Unis, mais aussi en Asie et en Amérique du Sud.

La troisième dépression a commencé avec le grand krach financier de 2007-2008 et la « grande récession » qui a suivi en 2008-2009. Cette dépression a duré pendant une décennie jusqu’en 2019. Et à ce point, non seulement les grandes économies connaissaient une croissance plus faible qu’avant 2007 mais elles se dirigeaient vers une nouvelle récession. C’est alors qu’est arrivée la crise de la pandémie de Covid, et l’économie mondiale a connu une contraction sévère. À présent, alors que les économies mondiales sortent de la pandémie, le monde a encore été frappé par le conflit russo-ukrainien et ses conséquences pour la croissance économique, le commerce international, l’inflation et l’environnement.

Comment cette crise du capitalisme est-elle devenue une crise plus large du développement humain et de la stabilité mondiale ?

Les contradictions du mode de production capitaliste se sont intensifiées au cours du XXIe siècle. Il y a à présent trois composantes à cette crise. La première est économique, avec les conséquences de la crise financière de 2007-2008, de proportion inédite, et celles de la grande récession de 2008-2009, la plus forte depuis les années 1930.

La seconde est environnementale, avec la pandémie de Covid, qui est le produit de la recherche du capitalisme pour le profit à travers l’urbanisation incontrôlée, les besoins énergétiques, l’exploitation des minerais et l’agriculture industrielle. Ces pathogènes se sont répandus à travers les fermes et, peut-être à partir de laboratoires, vers les humains, avec des résultats dévastateurs. Sans oublier, bien sûr, le cauchemar de l’actuel réchauffement climatique, qui s’abat sur les pauvres et les plus vulnérables dans le monde entier.

La troisième crise est la contradiction géopolitique qui découle de la lutte pour le profit entre les capitalistes dans cette période de dépression économique. La compétition s’est intensifiée entre les puissances impérialistes, autour du G7, et les économies qui ont refusé de s’y rallier comme la Russie et la Chine. En conséquence, au XXIe siècle, de l’Irak à l’Afghanistan en passant par le Yémen et l’Ukraine, les conflits géopolitiques ont de plus en plus conduit à la guerre. Et la grande bataille entre les États-Unis et la Chine autour de Taïwan se rapproche.

Au cours de la crise actuelle, un pilier de la croissance semble résister, celui de l’emploi. Comment expliquer la persistance de taux de chômage faibles ?

Il est vrai que les taux de chômage officiels sont proches des plus bas niveaux d’il y a près d’un demi-siècle dans les grandes économies, quoique à des niveaux variés (plus élevés en Europe qu’aux États-Unis et au Japon). Ceci est en partie dû à un basculement des entreprises de l’investissement dans des technologies qui économisent du travail vers une utilisation du travail bon marché dans le cadre technologique existant.

Mais ceci s’explique également par l’expansion de ce que l’on appelle le secteur des services dans les grandes économies, comme la santé, les loisirs, le tourisme, qui utilisent plus de travail par unité de production. Ces secteurs tendent à payer moins et à utiliser davantage de travail temporaire et à temps partiel.

Et en effet, si l’on regarde le taux d’emploi de la population en âge de travailler, les ratios reculent plutôt. Beaucoup de gens ont quitté le marché du travail pour étudier ou pour prendre une retraite anticipée. Et après la crise sanitaire, il existe une nouvelle couche de gens incapable ou peu désireuse de travailler en raison du Covid long. Aux États-Unis, il existe aussi une couche de personnes dépendantes des opioïdes qui ne peuvent pas travailler. Au Royaume-Uni, le nombre de personnes qui ont quitté la force de travail en raison de maladies de longue durée a augmenté jusqu’à un total de 2,5 millions, un record absolu.

Il semble qu’une nouvelle contradiction se mette alors en place pour la prochaine décennie : une croissance économique réduite, des revenus réels en baisse mais de faibles taux de chômage et des entreprises peinant à trouver des salariés.

Voyez-vous la crise inflationniste comme une nouvelle étape de cette crise globale ? La hausse des taux d’intérêt semble menacer plusieurs sources de croissance sans parvenir à contenir l’inflation, sauf par la récession…

La poussée d’inflation qui a suivi le Covid est également une nouvelle contradiction. C’est le produit de la crise pandémique qui a réduit l’offre et le transport international, avec des goulots d’étranglement et des pénuries de travailleurs dans les zones qui sont sorties des restrictions sanitaires. Cela a entretenu une spirale d’inflation sur l’énergie et l’alimentation qui a été renforcée par les grandes multinationales, qui ont profité de la rareté pour augmenter leurs prix.

La seule façon [d’]échapper à l’actuelle “polycrise” est de remplacer le mode de production capitaliste par le socialisme.

Les politiques monétaires et fiscales conventionnelles sont inefficaces pour contrôler cette poussée d’inflation parce qu’elles cherchent à réduire la demande agrégée en réduisant les revenus et en augmentant le coût de l’emprunt. Ainsi, les banques centrales ont relevé leurs taux d’intérêt mais l’inflation a seulement reculé un peu, parce que les prix alimentaires ont rebondi. L’inflation sous-jacente reste bien au-dessus de ses niveaux précédant la crise sanitaire.

Cela signifie des taux d’intérêt à long terme plus élevés, des profits et des investissements sous pression et, donc, un risque supplémentaire de récession et de stagnation. D’ailleurs, le marché immobilier est en train de plonger dans de nombreux pays et une crise bancaire a émergé aux États-Unis.

Votre constat de la « longue dépression » comme explication de la polycrise recoupe-t-il l’idée développée en 1929 par Henryk Grossman ? Autrement dit, la polycrise est-elle le symptôme d’un « effondrement du capitalisme », en raison de son incapacité de poursuivre l’accumulation du capital ?

L’argument de Grossman était que le mode de production capitaliste est sujet à des crises régulières de production et d’investissement, en raison de la tendance inhérente de la profitabilité du capital à chuter. C’est la contradiction clé au sein du capitalisme, entre la recherche d’une productivité croissante du travail et celle d’une profitabilité plus élevée du capital. Cette contradiction produit des crises régulières et des dépressions. Cette situation accroît le risque de conflits internationaux et de nouvelles tentatives du capital pour faire pression sur le travail.

Le capitalisme peut-il sortir de son actuelle dépression et renverser la « polycrise » ? Grossman ne prétendait pas que le capitalisme se contenterait de « s’effondrer », mais bien plutôt qu’il lui serait de plus en plus difficile d’échapper aux récessions à mesure que la profitabilité se réduit.

Néanmoins, comme le dit Marx, il n’existe pas de crise permanente sous le capitalisme. Si la rentabilité du capital peut se redresser rapidement, cela pourrait créer les conditions d’une nouvelle période d’expansion. Est-ce possible ? Un élément de changement pourrait être l’intelligence artificielle et la robotisation, qui pourraient faire repartir la productivité du travail en supprimant des millions d’emplois réalisés aujourd’hui par du travail humain.

Mais profiter de ces nouvelles technologies supposerait une forte hausse de leur rentabilité. Et cela en passerait par une série de crises, en raison des destructions d’emplois et de la valeur des anciennes technologies, ce que l’on appelle la « destruction créatrice ». Un tel mouvement poserait un risque politique sérieux pour le capital.

La réalité, c’est que la seule façon dont l’humanité et la nature peuvent échapper à l’actuelle « polycrise » est de remplacer le mode de production capitaliste par le socialisme, c’est-à-dire par une économie détenue en commun, planifiée et dirigée par des institutions de travailleurs, sans entreprises capitalistes produisant pour le profit et construit au niveau global pour cesser les guerres pour les ressources et le profit. Si cela n’arrive pas, comme l’a dit Marx, tout ce désordre va se poursuivre et aller de mal en pis à chaque décennie.

Romaric Godin

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