Édition du 7 mai 2024

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Laïcité

Laïcité : le gouvernement Legault choisit de diviser au lieu de rassembler

Prise de position du Centre justice et foi sur le projet de loi 21.

Comme il s’était engagé à le faire au moment de son élection, le gouvernement de François Legault vient de déposer un projet de loi sur la laïcité de l’État qui porte essentiellement sur l’interdiction du port de signes religieux pour les agentes et agents de l’État en position de coercition – policiers, constables spéciaux, gardes du corps, procureurs, juges, gardiens de prison – mais aussi pour les enseignantes et les enseignants ainsi que pour le personnel de direction des écoles publiques.

En tant qu’acteur profondément engagé pour la justice sociale, contre le racisme et l’islamophobie et faisant la promotion d’une laïcité pleinement démocratique, le Centre justice et foi (CJF) tient à dénoncer ce projet de loi portant atteinte aux droits et libertés de nos concitoyennes et concitoyens issus des minorités religieuses et racisées. Non seulement ce projet de loi stigmatise-t-il une fois de plus les femmes musulmanes portant le hidjab, mais il créé de dangereux précédents qui contribuent à fragiliser le tissu social et la citoyenneté commune.

La cristallisation du projet de loi 21 autour du port de signes religieux ne clarifie en rien l’enjeu de la laïcité au Québec. Il ne peut se substituer à une conversation collective, sereine et approfondie à ce sujet ni à une analyse rigoureuse et impartiale des pratiques institutionnelles de l’État afin de se conformer réellement au principe de neutralité religieuse. Ce projet de loi est donc loin de permettre au Québec de « tourner la page » sur cette question, comme le prétend M. Legault. Le CJF exhorte donc le gouvernement de retirer ce projet de loi nuisible au vivre-ensemble et à l’édification d’une citoyenneté démocratique, partagée et solidaire.

Un projet de loi portant atteinte aux droits fondamentaux

En dépit des interpellations répétées de nombreux juristes et acteurs de la société civile, le ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, Simon Jolin-Barrette, a eu recours à la clause dérogatoire afin de suspendre l’application des articles de la Charte québécoise des droits et libertés et de la Charte canadienne des droits et libertés protégeant la liberté de conscience et de religion, de manière à pouvoir interdire le port de signes religieux aux agentes et agents de l’État et à se prémunir contre d’éventuels recours judiciaires. Ce projet de loi aura ainsi pour effet de priver des Québécoises et des Québécois de leurs droits à la liberté de conscience et de religion. Cela est extrêmement préoccupant : aucun législateur ne devrait restreindre les droits fondamentaux de ses citoyens sans avoir fait la preuve qu’un problème grave et pressant exige une telle restriction. Or, cette démonstration n’a jamais été faite par le gouvernement caquiste, ni par ses prédécesseurs, ni même par la commission Bouchard-Taylor, dont les commissaires ont bien montré que la crise des accommodements raisonnables reposait sur des inquiétudes largement non fondées et des perceptions erronées. Par ailleurs, l’argument du gouvernement selon lequel le recours à la clause dérogatoire est justifié pour protéger les valeurs et l’identité québécoises doit nous inquiéter profondément, celui-ci ne reposant pas sur des faits avérés mais davantage sur des amalgames, des corrélations tendancieuses ou le détournement de concepts – en particulier celui de laïcité. Ce projet de loi est d’autant plus injustifié que l’État, les tribunaux et les institutions publiques disposent déjà de mécanismes leur permettant de gérer adéquatement les rares cas où l’interdiction de signes religieux devrait effectivement être imposée, comme l’a rappelé à maintes reprises le juriste Pierre Bosset1.

Comme bon nombre de nations modernes, le Québec s’est doté de chartes protégeant les droits fondamentaux de ses citoyennes et citoyens contre l’arbitraire de l’État, au terme de plusieurs décennies de mobilisations collectives. Ces chartes protègent aussi les minorités historiquement discriminées contre le risque, toujours réel, que leurs droits puissent être suspendus ou remis en question, au gré des humeurs de la majorité, en particulier à l’issue de campagnes démagogiques attisant les préjugés et cultivant la haine de l’autre. Or, depuis plusieurs années, une rhétorique incendiaire diffusée sur de nombreuses tribunes a contribué à délégitimer voire à ostraciser toute demande de la part des personnes de confession musulmane. Plutôt que de s’élever au-dessus de la mêlée, le gouvernement a plutôt choisi, avec son projet de loi, de donner gain de cause aux discours instillant la peur.

Une vision faussée de la laïcité

Au-delà des droits fondamentaux dont le respect est mis à mal par ce projet de loi, c’est aussi le mauvais usage de la notion de laïcité qu’il faut dénoncer. Car ce projet de loi renforce un mésusage de la laïcité, fréquent dans les débats publics, qui tend à brandir la solution laïque face à tout ce qui est complexe et semble être une source d’insécurité.

Un régime de laïcité démocratique arrimé à un projet citoyen égalitaire consiste à faire en sorte que les institutions publiques échappent à l’emprise ou à la tutelle des pouvoirs religieux, quels qu’ils soient. Celles-ci ne sauraient favoriser, ni d’ailleurs défavoriser, une religion au détriment d’une autre, pas plus qu’elles ne devraient imposer un athéisme d’État. C’est dans cette optique que s’inscrivait le rapport Bouchard-Taylor, dont on ne retient hélas qu’une dimension marginale, celle de l’interdiction des signes religieux pour les personnes en position d’autorité. La laïcité des institutions ne devrait pas s’appliquer aux individus qui y œuvrent. Foi religieuse, liberté de conscience et service public irréprochable ne sont pas, et ne sauraient être, mutuellement exclusifs dans une société moderne et démocratique.

Un signe religieux ne peut, à lui seul, faire du prosélytisme. Il y a prosélytisme lorsqu’un élu ou un fonctionnaire fait délibérément la promotion de ses croyances dans l’exercice de ses fonctions. Par ailleurs, des convictions religieuses peuvent poser problème lorsqu’elles empêchent une personne d’accomplir convenablement son travail ou la fait déroger au code de conduite de sa profession. Mais ce sont les gestes répréhensibles qu’il s’agit de sanctionner, et non l’apparence des individus. Interdire d’emblée le port de signes religieux aux fonctionnaires, tout comme aux enseignantes et enseignants, revient à les soumettre à un procès d’intention et à une loi d’exception, de même qu’à mettre en place une culture du soupçon propice à la discrimination envers les croyantes et les croyants faisant le choix de porter des signes religieux. Les agents de l’État ne portant pas de tels signes, mais dont les convictions (religieuses ou philosophiques) pourraient néanmoins les amener à faire du prosélytisme, à commettre des fautes professionnelles ou à déroger au code de conduite de leur profession, ne sont effectivement pas visés par ce projet de loi.

Une non-neutralité religieuse

Cette réalité montre bien que l’État n’est pas neutre en ce qui concerne la religion. Par les décisions qu’il prend ou qu’il retarde, par les omissions qu’il maintient, l’État exerce un contrôle sur le religieux, en discrimine certaines expressions et en privilégie d’autres. Par exemple, l’État est particulièrement silencieux lorsqu’il s’agit de soutenir les croyantes qui demandent que soit respecté leur droit à l’égalité au sein d’institutions religieuses, notamment chrétiennes, dans lesquelles le patriarcat et la domination masculine sont omniprésents. Bien des iniquités de traitement subsistent aussi entre les diverses confessions religieuses, de la reconnaissance civile des mariages religieux à l’accès aux lieux de sépulture, en passant par le financement des écoles privées confessionnelles.

Dans le cas du projet de loi 21, nous croyons que l’État québécois manifeste sa nonneutralité à l’égard des religions. Il fait délibérément le choix d’en discriminer certaines plus que d’autres et, de plus, de faire porter davantage aux femmes, notamment les femmes musulmanes, le poids des conséquences de cette décision. Au lieu de contribuer à rendre accessibles des leviers d’émancipation comme la reconnaissance professionnelle de ces femmes et le droit à un revenu décent, il multiplie les obstacles auxquels celles-ci seront confrontées pour participer en pleine égalité à la société québécoise.

Un racisme systémique à l’œuvre

Ce projet de loi s’inscrit ainsi dans une logique de racisme systémique qu’il est important de comprendre et de dénoncer. Il devient nécessaire de parler de racisme institutionnalisé lorsque les institutions ou les acteurs au sein de celles-ci développent et mettent en place des pratiques dont l’effet est d’exclure ou d’inférioriser des groupes de personnes, et ce, en dehors de toute intention manifeste et directe de nuire à des groupes particuliers.

L’interdiction des signes religieux de ce projet de loi vise avant tout les croyantes et les croyants issus des minorités religieuses non chrétiennes, par ailleurs sous-représentés de façon inacceptable dans la fonction publique et le corps enseignant. Pour des raisons historiques et socioculturelles, les chrétiens québécois ont majoritairement fait le choix de ne pas arborer de signes religieux. Ce n’est pas le cas des personnes de confession juive, musulmane et sikhe, qui font parfois le choix de porter ces signes religieux, y compris sur la place publique, tantôt par désir d’habiter les normes de leur religion, tantôt par désir d’en subvertir le sens. L’interdiction des signes religieux promue par la CAQ n’est donc pas « neutre » : elle tend à favoriser les chrétiens et à défavoriser les fidèles issus d’autres traditions religieuses, pour lesquels le port de vêtements et signes religieux est parfois obligatoire, sinon souhaité. Elle contribue ainsi à la discrimination à l’embauche de minorités religieuses et de personnes racisées déjà confrontées à de nombreuses injustices.

Entendre et transcender les inquiétudes identitaires des Québécoises et des Québécois

La société québécoise est assurément une société distincte en Amérique du Nord : elle est porteuse d’une histoire complexe, faite d’affirmation nationale, de quête de l’égalité et de soif d’émancipation à l’égard de l’État colonial, de l’État fédéral, mais aussi du catholicisme. L’Église catholique traîne avec elle un lourd passif qui envenime le regard que jettent bon nombre de Québécoises et de Québécois sur la religion en général, et l’islam en particulier.

Le Québec d’aujourd’hui est également une société dont les projets collectifs ayant marqué les dernières décennies ont été fragilisés, notamment par les deux échecs référendaires et la crise de la social-démocratie, dans un contexte marqué par trois décennies de mondialisation néolibérale. Pour plusieurs, l’utopie, l’espoir et la quête de l’égalité ont cédé la place à la désillusion, à l’individualisme, à l’inquiétude et à la peur – peur de ne pas voir aboutir le projet national, peur de disparaître, etc. De la peur à la méfiance, et du repli sur soi au ressentiment, il n’y a parfois qu’un pas, lequel a trop souvent été franchi ces dernières décennies. À la faveur d’une surmédiatisation des courants extrémistes, ou des « crises » migratoires, l’immigration et l’islam sont devenus les deux repoussoirs à partir desquels certains ont vu une opportunité de consolider, de manière conservatrice et parfois même réactionnaire, un projet identitaire pour le Québec.

Avec plusieurs mouvements citoyens, nous tenons à rappeler qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Le CJF invite les Québécoises et les Québécois à renouer avec les généreuses intuitions et intentions à l’origine du projet collectif québécois et avec une identité ouverte, capable de se redéfinir continuellement afin de construire un Québec à la fois unique et pluriel capable de « rêver en couleurs » et de déployer ses audaces et ses projets de société avec toutes ses concitoyennes et ses concitoyens, quelles que soient leurs origines ou leurs convictions religieuses et spirituelles.

Note

1. 1 Il l’évoque notamment dans le texte « Réflexions d’un juriste sur l’idée d’interdire le port de signes religieux aux agents de l’État », Webzine Vivre ensemble, vol. 20, no 70, été 2013. Lien URL : http://cjf.qc.ca/vivre-ensemble/webzine/article/reflexions-dun-juriste-sur-lidee-dinterdire-le-port-de-signesreligieux-aux-agents-de-letat/.

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