Tiré du site de À l’encontre.
Lire la deuxième partie.
Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. Les priorités des auteurs ne sont ni écologiques ni sociales. Ils utilisent l’inquiétude face au changement climatique et le mécontentement face à l’austérité pour tenter de relever simultanément plusieurs défis du capitalisme étasunien et construire une hégémonie politique réactionnaire. La méthode est plus subtile que celle de Trump, mais les convergences sont fortes, en particulier sur le démantèlement de l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA).
A court terme, cette proposition de taxe-dividende se heurte aux âneries des climato-négationnistes, qui tiennent le haut du pavé chez les Républicains. Mais la pression va s’accentuer, car le grand capital transnational est largement convaincu de la nécessité d’approfondir la politique climatique néolibérale mise en place à la COP21. Il veut donc, dans une logique de « capitalisme vert », qu’un prix soit donné au carbone et savoir à quoi s’en tenir sur son évolution, afin de planifier ses investissements. La proposition de James A. Baker, Georges Schulz et consorts, qui viennent de rencontrer le vice-président Mike Pence, donne une idée des menaces qui en découlent.
Les courants de la gauche qui se sont engagés dans le soutien à la proposition de James Hansen risquent ainsi d’être pris au piège. Une fois de plus, le constat s’impose : que ce soit sous la forme d’une taxe carbone ou de droits d’émission échangeables, il n’y a pas de stratégie de marché permettant de gagner la lutte contre le changement climatique provoqué par le marché : la catastrophe ne peut être conjurée qu’en affrontant le capitalisme et sa dynamique d’accumulation.
Une ombre au tableau de la COP21
Les négociateurs de la COP21, à Paris en 2015, ne cachaient pas leur satisfaction à l’issue des travaux : le sommet sur le climat était un succès. Contrairement à celui de Copenhague en 2009, il débouchait sur un accord. Celui-ci pouvait même être qualifié d’ambitieux puisque les gouvernements s’engageaient à agir pour maintenir la hausse de température « bien au-dessous de 2°C », tout en « continuant les efforts » pour ne pas dépasser 1,5°C de réchauffement. Personne n’avait imaginé une telle percée.
Il y avait pourtant une ombre au tableau, que François Hollande a tout de suite signalée : les parties ne s’étaient pas accordées sur l’instauration d’un prix du carbone. Or, cette idée était au centre de la stratégie climatique capitaliste élaborée durant la période préparatoire au sommet. Le Président français l’avait dit lors de son discours d’ouverture du « Business Climate Summit », tenu à Paris six mois avant la COP : « Si nous voulons véritablement envoyer des signaux aux marchés pour que les entreprises puissent prendre leurs décisions en fonction d’un optimum économique, qui peut être un optimum écologique, la question du prix du carbone est forcément posée, parce que c’est le signe le plus tangible que l’on peut adresser à l’ensemble des acteurs économiques. »1
Prix du carbone : le grand capital veut la clarté
A la COP, tout était fait pour donner aux opinions publiques l’impression que les chefs d’Etat et de gouvernement étaient en train d’écrire l’histoire. En réalité, les lignes de force de l’accord avaient été tracées auparavant dans le cadre du « dialogue stratégique de haut niveau » mis en place à la COP20 (Lima, décembre 2014) entre les principaux dirigeants politiques et les milieux d’affaires multinationaux. L’instauration d’un prix du carbone était une demande de ceux-ci. Convaincus qu’il faudra tôt ou tard « internaliser les coûts » du réchauffement2, la plupart des responsables des grandes entreprises transnationales veulent une décision politique ferme le plus vite possible, afin de planifier leurs investissements en sachant à quoi s’en tenir, et que les concurrents soient plus ou moins à égalité3.
Cette volonté des cercles dominants du capital ressort nettement des manifestes, lettres ouvertes et rapports divers que des think-tanks capitalistes et des groupements d’entreprises avaient rendus publics dans les mois précédents la COP21. On épinglera ici quelques exemples :
• « Introduire des prix forts et prévisibles du carbone pour envoyer des signaux forts à travers toute l’économie » était la quatrième recommandation du rapport « Better Growth, Better Climate » publié en septembre 2014 par la Commission Globale sur l’Economie et le Climat4. Pour rappel, cette Commission Globale est un think tank très influent co-présidé par Roberto Calderon et Nicholas Stern, respectivement l’ex-président du Mexique et l’auteur en 2006 d’un rapport important sur l’économie du changement climatique, rédigé à la demande du gouvernement britannique.
• Quelques mois avant la COP21, neuf groupements patronaux et plusieurs centaines de CEO de grandes entreprises rendaient publiques leurs propositions en vue d’un accord5. Leur texte se référait explicitement à « Better Growth, Better Climate ». On pouvait y lire que « L’accord devrait poser les fondations pour l’instauration, dans tous les grands pays émetteurs, d’un système de prix du carbone (i) qui soit robuste et prévisible – afin de stimuler l’action et de favoriser les décisions d’investissement dans les technologies bas-carbone de la façon la plus effective du point de vue des coûts ; (ii) qui prévienne les distorsions de concurrence ; (iii) qui soit coordonné avec une suppression planifiée des subsides aux combustibles fossiles ; (iv) qui s’appuie sur différents outils tels que les systèmes de commerce d’émissions, ou les taxes (…) » ;
• La demande d’un prix du carbone n’est pas formulée seulement par des secteurs du « capitalisme vert » mais aussi par des entreprises du secteur fossile. En juin 2015, six grandes compagnies pétrolières – British Gas Group, BP, Eni, Royal Dutch Shell, Statoil et Total – adressaient aux Nations Unies et aux gouvernements une lettre ouverte disant notamment ceci 6 : « Le fait de donner un prix au carbone s’est étendu rapidement autour du monde ces dernières années, mais on est encore loin d’un système global consistant. Depuis un certain temps maintenant les entreprises et les investisseurs ont pressé les gouvernements d’accélérer leur réponse politique afin de fournir un système de prix beaucoup plus fort ». ExxonMobil ne figurait pas parmi les signataires mais, dans un communiqué à l’issue de la COP, elle énumérait les « principes clés » d’une politique climatique en concluant : « une “taxe neutre” (qui n’alourdit pas la pression fiscale – DT) sur le carbone est le meilleur moyen de les rencontrer »7.
On sait que la COP21 est très loin d’avoir écarté la menace du changement climatique : l’accord de Paris n’est pour l’essentiel qu’une déclaration d’intentions, et il y a un fossé de 2°C environ entre celles-ci et les plans climat des Etats nationaux (ces plans sont appelés « Contributions nationalement déterminées » -NDC). Combler ce fossé est le défi que le « dialogue stratégique de haut niveau » est censé relever à l’avenir. Car il se poursuit, discrètement, sous-tendu plus que jamais par la doxa néolibérale qui dit que la transition énergétique doit être conçue par les multinationales, puisque ce sont elles, et pas le secteur public, qui la mettront en œuvre…
Une proposition inattendue des conservateurs américains
Tôt ou tard, la demande d’un prix global du carbone devrait donc finir pas se concrétiser. Comment ? Les discussions se mènent sur base d’expériences menées dans différents pays et régions. Un moyen est de créer des marchés des droits d’émission échangeables. C’est ce qui s’est fait dans l’Union Européenne, en Californie, au Québec, dans le Nord-Est des Etats-Unis et dans six régions de Chine. Un autre moyen est de prélever une taxe sur le carbone. Testée en Colombie britannique depuis quelques années, cette idée semble gagner des partisans. En tout cas, les rangs de ceux-ci viennent de grossir subitement et d’une façon assez inattendue : huit poids lourds du Parti Républicain américain – oui, le parti du climatonégationniste Donald Trump ! – avancent une formule concrète de taxe sur le carbone. Une taxe « neutre », n’alourdissant pas la pression fiscale. Ils proposent de l’instaurer immédiatement au niveau des seuls Etats-Unis, sans subordonner la mise en œuvre à l’établissement d’un prix mondial du carbone. Le plus surprenant – à première vue – est que la proposition reprend l’idée avancée par le célèbre climatologue James Hansen d’une taxe qui grossirait d’année en année et dont les rentrées seraient intégralement reversées aux citoyennes et citoyennes individuels, chaque homme, femme ou enfant touchant la même somme d’argent.
C’est peu dire que les auteurs sont des poids lourds conservateurs. On trouve parmi eux James Baker III (ex-secrétaire d’Etat sous le Président Bush), Henry Paulson (ex-secrétaire au Trésor sous Bush, auparavant CEO chez Goldman Sachs), Martin Feldstein (ex-président du Conseil économique du Président Reagan), George Schultz (ex-secrétaire d’Etat sous Reagan, secrétaire au Trésor et au Travail sous Nixon), Rob Walton (ex PDG de Walmart), et trois autres Messieurs moins connus de ce côté de l’Atlantique. Leur proposition, intitulée « The Conservative Case for Carbon Dividends » tient en huit petites pages de présentation. Elle est faite dans le cadre du « Climate Leadership Council » (CLC), un think-tank qui se fixe pour objectif de « mobiliser les leaders de l’opinion mondiale autour des solutions climatiques les plus efficaces, populaires et équitables »8.
La proposition comporte quatre volets :
1° Une taxe carbone de 40$/tonne est prélevée à l’entrée des combustibles fossiles dans l’économie US (mine, puits ou port) ; son montant est revu à la hausse tous les cinq ans.
2° Il s’agit d’une « taxe neutre » dont les rentrées sont intégralement versées aux citoyens américains, enfants compris, sous la forme d’un dividende trimestriel capitatif, identique pour tous et libre d’impôt ; pour une taxe de 40$/t, le dividende annuel moyen d’une famille de quatre personnes serait de 2000 dollars.
3° Pour éviter de dégrader la compétitivité de l’économie étatsunienne, un dispositif d’ajustement est mis en place aux frontières : les entreprises étasuniennes qui exportent vers des pays où le carbone n’est pas taxé bénéficieront d’un rabais sur la taxe carbone qu’elles auront payées, tandis que les importations en provenance de ces pays seront taxées au prorata du contenu en carbone des marchandises (ces rentrées de la taxe s’ajouteront alors au dividende citoyen). Ce dispositif permet de se passer d’un accord international préalable sur le prix mondial du carbone, tout en faisant pression en faveur de son instauration ;
4° Les régulations « devenues inutiles du fait de la taxation croissante du carbone » sont abolies : « la plus grande partie de l’autorité réglementaire de l’EPA (Agence US de protection de l’environnement) sur le dioxyde de carbone serait supprimée, et le Clean Power Plan (mesures contre le charbon, décidées sous Obama dans le cadre de la NDC US pour la COP21) serait carrément retiré ». Le texte précise toutefois ceci : « Pour construire un consensus bipartisan en faveur d’une telle marche arrière réglementaire, le taux initial de la taxe devrait être établi de manière à entraîner des réductions d’émissions supérieures à celles découlant des règles en vigueur ».
Un Œuf de Colomb au service d’un projet d’ensemble
Un paradoxe saute aux yeux : alors que la proposition est censée relever le défi du changement climatique, son impact en termes de réductions d’émissions n’est pas chiffré, et à peine évoqué. En fait, les motivations des auteurs ne sont pas plus écologiques que sociales. Elles sont politiques, économiques, idéologiques, géostratégiques et partisanes. Ils utilisent à la fois l’inquiétude face au changement climatique et le mécontentement face à l’austérité pour tenter de relever simultanément plusieurs défis du capitalisme étasunien et construire une hégémonie politique réactionnaire. La méthode est plus subtile que celle de Trump, mais les convergences sont fortes, notamment sur le protectionnisme et sur le démantèlement de l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA).
Sur le plan politique, les auteurs constatent que « l’insécurité économique » qui « résulte à la fois du progrès technologique et de la mondialisation », provoque une montée du populisme. Celui-ci « menace le consensus politique en faveur de la liberté du commerce et de l’investissement ». Cette menace « ne se prête pas à des réponses faciles », mais le dividende carbone constitue “une rare exception” : idée simple qui renforce l’économie tout en améliorant les perspectives des mécontents ». Ce dividende est un moyen de « réorienter l’énergie populiste dans une direction socialement profitable » (sous-entendu : néolibérale). Et ce, « à partir d’un raisonnement populiste : nous, le Peuple, nous méritons une compensation quand d’autres imposent des risques climatiques et émettent des gaz qui piègent la chaleur dans notre atmosphère partagée ».
Sur le plan économique, la proposition reprend les arguments classiques du capitalisme vert : l’instauration d’un prix du carbone stimulera l’innovation technologique, ouvrira de grandes perspectives d’investissement (par le « remplacement à large échelle des infrastructures énergétiques et de transport ») et donnera aux entreprises, surtout dans le secteur énergétique, les perspectives stables dont elles ont besoin pour planifier leurs investissements.
Deux considérations sont ajoutées : 1° « puisque de nombreuses réglementations deviendraient inutiles, le plan donnerait aux compagnies la flexibilité pour réduire leurs émissions avec l’efficience-coût maximale » ; 2° « si les investisseurs savent qu’une taxe va augmenter petit à petit au cours du temps, l’effet stimulant du taux final se fera sentir presque immédiatement sur les projets d’infrastructure et d’équipement, surtout ceux qui ont un retour à long terme », ainsi que sur les choix d’investissement des ménages. Effet positif, donc, sur « la croissance et ses effets dynamiques en matière de consommation et d’investissement ». Effet positif, aussi, sur le changement de comportement des consommateurs.
Sur le plan idéologique, James Baker et consorts vampent les conservateurs en expliquant que leur plan est idéal pour « rétrécir la taille du gouvernement » : la suppression de nombreuses régulations dans le domaine énergétique réduira la bureaucratie étatique, ce qui libérera des ressources humaines et financières. Point clé : l’augmentation progressive de la taxe « éliminera l’argument sur la nécessité de régulations de plus en plus lourdes sur les émissions de gaz à effet de serre dans les années qui viennent ».
En fait, les auteurs, comme Trump, attaquent le rôle réglementaire de l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA), mais ils frappent par-derrière, au nom de l’environnement. Ils insistent : « Il est essentiel » que les rentrées de la taxe soient distribuées intégralement sous forme de dividendes, « car la longévité, la popularité et la transparence du plan en dépendent. Allouer les rentrées de la taxe carbone à d’autres buts (par exemple les investissements dans les renouvelables, D.T.) minerait le soutien populaire pour une taxe carbone s’élevant graduellement, et (minerait) plus largement le raisonnement concernant (l’inutilité des, DT) réglementations de réduction à long terme ».
Sur le plan géostratégique, les auteurs disent vouloir « stabiliser un monde instable ». Leur proposition tient compte à la fois de la lassitude du peuple américain face aux guerres extérieures, d’une part, et de la volonté de l’impérialisme étatsunien de préserver et de renforcer son leadership impérialiste, d’autre part. « Stabiliser le monde », pour Baker & Co, revient à donner aux Etats-Unis « l’indépendance énergétique » qui « réduira la nécessité de protéger ou de chercher à influencer (sic) des régions productrices de pétrole et politiquement vulnérables ». En retour, cela renforcera la sécurité nationale. De plus, le prix du carbone « encouragera l’énergie nucléaire domestique, ce qui augmentera encore la stabilité climatique et l’indépendance énergétique de l’Amérique ».
Sur le plan partisan, enfin, il s’agit de « renforcer la domination conservatrice ». « Soixante-quatre pour cent des Américains sont inquiets ou très inquiets du changement climatique, une claire majorité des Républicains pense qu’il est en route » et 67% des Américains, dont 54% des Républicains conservateurs, sont favorables à une taxe redistribuée intégralement sous forme de dividende aux citoyens. On peut diverger sur l’importance des causes humaines du réchauffement, mais celui-ci est « une évidence qui grandit trop fortement pour être ignorée », « les risques sont trop grands et doivent être évités. Pour les auteurs, « le refus de nombreux Républicains (d’y) répondre sérieusement (…) exprime une pauvre science et une pauvre économie, et est contraire à la tradition de leadership du parti ». Les Américains de moins de 35 ans, les Latinos et les Asiatiques (les groupes dont la croissance démographique est la plus forte) sont les plus préoccupés par le changement climatique. Le Parti Conservateur « ignore cette réalité à ses propres périls… ».
La conclusion stratégique est clairement énoncée : « Il revient au Grand Old Party (GOP) d’ouvrir la voie au lieu de regarder de l’autre côté. Les Républicains ont aujourd’hui l’opportunité rare de poser les modalités d’une solution climatique de long terme basée sur le marché, avec la garantie d’un soutien des deux partis, de l’industrie et du public. Non moins important, c’est une opportunité de démontrer le pouvoir du modèle conservateur en offrant une politique climatique plus efficace, équitable et populaire, basée sur des marchés libres, moins d’Etat et des dividendes pour tous les Américains ».
Le coup semble habilement conçu et mûrement réfléchi. C’est un peu comme l’œuf de Colomb. Trois des auteurs l’ont écrit en tribune libre dans le New York Times : les quatre piliers combinés de la proposition « invitent à de nouvelles coalitions. Les environnementalistes devraient aimer l’engagement longtemps différé à donner un prix au carbone. Les avocats de la croissance devraient apprécier la diminution de régulation et le surcroît de stabilité politique, ce qui encouragerait les investissements de long terme, spécialement dans les technologies propres. Les libertariens devraient applaudir un plan visant à donner les bons incitants et à écarter l’intervention du gouvernement. Les populistes devraient bien accueillir l’impact distributif. »9
Applaudissements sur les bancs du néolibéralisme (vert)…
Le Financial Times, dans un éditorial10, a commenté la proposition très positivement, en certifiant qu’elle est conforme aux dogmes néolibéraux : « Il n’y a rien d’intrinsèquement étatiste à corriger un prix pour intégrer les vrais coûts de production – dans ce cas-ci, le coût environnemental des émissions de carbone – tout en ne touchant pas au marché plus largement. » Vachard, le quotidien britannique poursuit : « Accepter ce principe permettrait de fonder l’approche US du changement climatique sur une politique économique intelligente, plutôt que sur de l’idéologie ». Pan dans les dents ! Le quotidien de la City soulève cependant certaines difficultés pratiques, à propos de la taxe aux frontières notamment, et formule même une objection écologique pertinente.
Aux Etats-Unis, certaines des composantes pressenties des « nouvelles coalitions » recherchées par Baker & Co ont embrayé au quart de tour. La réaction du Démocrate Lawrence Summers, par exemple, confirme que les huit auteurs Républicains ont quelque raison de miser sur un consensus bipartisan. Ex-économiste en chef à la Banque Mondiale, ex-Secrétaire au Trésor de Bill Clinton, et ex-président du Conseil économique national sous Obama, Summers a écrit sur son blog qu’il soutient « fortement la proposition d’une taxe carbone substantielle pour faire face au changement climatique. La proposition que la taxe soit couplée à un mécanisme de dividende aux consommateurs, à un retrait de la régulation “command-and-control”11 et à un ajustement aux frontières est également judicieuse ».12 Summers souligne son accord avec l’abandon de la régulation par les objectifs environnementaux au profit d’une incitation par les prix : « Certains de mes amis peuvent ne pas être complètement d’accord, écrit-il, mais je pense que remplacer la régulation “command and control” par une telle taxe est une étape positive. Cela va réduire l’incertitude et par là encourager l’investissement ». (On reviendra ci-après sur l’importance de cette question).
Summers n’est pas seul. La proposition du CLC a été accueillie positivement dans la droite du mouvement environnementaliste. Naomi Klein a montré dans son livre sur le changement climatique13 que cette droite verte, aux USA, se confond largement avec le capitalisme vert, voire avec le capitalisme tout court. Mark R. Tercek est un pur représentant de ce courant. Ex-managing director chez Goldman Sachs, Tercek dirige actuellement The Nature Conservancy (TNC), une organisation de plus d’un million de membres qui gère des milliers de km2 de zones protégées dans le monde. Les avoirs de TNC sont estimés à plus de 5 milliards de dollars et des représentants de compagnies pétrolières siègent dans son conseil d’administration (TNC a été jusqu’à exploiter du pétrole dans ses réserves naturelles !). Tercek est le coauteur (avec Jonathan S. Adams) de Nature’s Fortune. How Business and Society Thrive By Investing in Nature (Island Press, 2015) : un livre qui explique que la nature doit être sauvegardée parce qu’elle constitue une énorme source de profit. Protéger l’environnement, pour ces auteurs, revient donc tout simplement à faire de la protection un business attractif pour les investisseurs. Cette stratégie implique évidemment de donner un prix à tout, notamment au carbone. Du coup, la réaction de Tercek est sans surprise : « Nous devrions tous applaudir la proposition mise en avant par le Climate Leadership Council, écrit-il. Et maintenant que nos amis Républicains sortent du bois, j’espère que les Démocrates et les environnementalistes les accueilleront joyeusement dans un nouvel échange bipartisan sur cette proposition de dividende carbone ».14
… mais le climato-négationnisme tient le haut du pavé chez les Républicains
Malheureusement pour Baker & Co, leur Œuf de Colomb n’est pas gobé dans leur propre camp. Un exemple des réactions négatives dans le GOP est donné par Rupert Darwall, un historien, membre du Center for Policy Studies (un think-tank ultra-conservateur) et supporter de Donald Trump. Darwall a commis un ouvrage, The Age of Global Warming : a History (Quartet Books, 2013), illustrant à merveille comment et pourquoi le négationnisme climatique fait partie intégrante de cet « esprit réactionnaire »15 (sexiste, populiste, raciste, créationniste, etc.) qui domine dorénavant le Parti Républicain.
Les auteurs du « Conservative Case for Carbon Dividend » sont conscients de l’obstacle. Ils tentent de le contourner en disant que la cause du réchauffement importe peu, l’essentiel étant la menace et l’obligation d’agir. Mais c’est le talon d’Achille de leur argumentation : car à quoi bon limiter les émissions anthropiques si celles-ci ne constituent pas la cause majeure du changement climatique ? Darwall attaque ce point faible : « Aucune personne saine d’esprit n’aurait l’idée de taxer le CO2 si celui-ci était considéré comme sans danger et essentiel à la vie, ce qu’il est bien évidemment ». La proposition des huit, Darwall en fait des papillotes. Elle n’est rien d’autre, pour lui, qu’une rechute dans « l’hystérie climatique des élites ». Le refus de cette hystérie ayant contribué à la victoire de Trump, il s’agit de persévérer pour « rendre sa grandeur à l’Amérique », sans se laisser impressionner par quiconque.
Il est important de noter que cette position absurde ne découle pas simplement des liens matériels de Darwall et de ses semblables avec le capital fossile. Plus profondément, leur idéologie complotiste les rend totalement insensibles à la raison, y compris à la « raison » impérialiste qui dit que le retrait des Etats-Unis de l’accord de Paris donnera à la Chine le leadership sur la transition énergétique, donc sur le monde. Pour des individus comme Darwall, en effet, « l’hystérie climatique » est créée artificiellement par des concurrents qui veulent empêcher l’Amérique de profiter de ses énormes réserves fossiles, afin de lui enlever « sa grandeur ». La Chine prend la première place dans l’éolien et le solaire ? Tant mieux, chiche qu’elle y aille, dit-il en substance : cela renchérira ses exportations, tandis que le charbon, le gaz de schiste et les sables bitumineux bon marché garantiront la compétitivité de l’économie des Etats-Unis.
Dans un de ses articles16, Darwall invite d’ailleurs à méditer l’expérience de George W. Bush : selon lui, Bush avait bien commencé son deuxième mandat en dénonçant le Protocole de Kyoto, malheureusement il s’est fait embobiner par Tony Blair lors du sommet du G-8 à Gleneagels, en 2005, ce qui a ouvert la porte à la politique climatique d’Obama, qui fait le jeu des Chinois (!)17. Trump doit en tirer les leçons, « tenir bon face au monde ». Il y aurait de quoi rire, si l’enjeu n’était pas dramatique.
Face à ces âneries, la proposition de Baker et consorts semble un modèle de rationalité au service de la classe dominante. Comment expliquer alors qu’elle ne soit pas plébiscitée ? Parce que « la classe dominante » est une abstraction : le capitalisme n’existe que sous la forme de capitaux concurrents, la classe des capitalistes est composée de rivaux, et sa représentation politique est déléguée à des personnes issues éventuellement d’autres couches sociales (Thatcher, par exemple, était fille d’épicier). Comme l’accession au pouvoir de ces personnes dépend du suffrage universel – donc de leur habileté à gagner un soutien en dehors de la classe capitaliste – on comprend qu’il y ait une double autonomie relative : de la sphère politique par rapport à la sphère économique, d’une part, et des individus par rapport à la sphère politique, d’autre part. Cette autonomie laisse une large place au hasard, et même à l’irrationnel, surtout en période de crise.
Le Trumpisme est à la fois une manifestation de cette crise et de cette irrationalité 18. On ne peut exclure qu’une forme de taxation neutre du carbone finisse par faire son chemin dans l’administration étatsunienne. D’une part, c’est le souhait du grand capital et Rex Tillerson, Secrétaire d’Etat, y était favorable quand il dirigeait Exxonmobil… D’autre part, l’état de l’opinion publique étasunienne sur le changement climatique est tel19 qu’un politicien populiste sans scrupules ni principes, comme Trump pourrait, à la limite, être tenté – qui sait ? – de s’inspirer de la proposition de Baker & Co pour faire un « coup » politique. Mais les ultra-conservateurs climato-négationnistes opposeront de la résistance et seront en mesure alors d’exiger de sérieuses contreparties. (Contribution reçue par A l’Encontre le 13 mars 2017 ; suite – seconde partie – sur ce site, ce 14 mars 2017)
Notes
2. Selon les économistes néolibéraux, l’environnement peut être protégé en faisant porter aux entreprises les coûts des pollutions qu’elles provoquent. On parle alors « d’internalisation des externalités ».
3. En l’attente des décisions politiques, de nombreuses multinationales pratiquent déjà un prix interne du carbone, comme recommandé par la Task-force on Climate-related Financial Disclosures du Financial Stability Board, mise sur pied à la demande du G-20. http://www.fsb.org/wp-content/uploads/Recommendations-of-the-Task-Force-on-Climate-related-Financial-Disclosures.pdf
4. « Better Growth, Better Climate : The New Climate Economy Report », 2014, http://newclimateeconomy.report/
5. “Business proposals in view of a 2015 international climate change agreement at COP 21 in Paris” www.businessforcop21.org
6. http://newsroom.unfccc.int/unfccc-newsroom/major-oil-companies-letter-to-un/
8. Climate Leadership Council, « The Conservative Case for Carbon Dividends” https://www.clcouncil.org/wp-content/uploads/2017/02/TheConservativeCaseforCarbonDividends.pdf
9. https://www.nytimes.com/2017/02/08/opinion/a-conservative-case-for-climate-action.html
10. “The conservative case for taxing carbon emissions”, FT, 14/2/17
11. L’expression “command and control” désigne les régulations basées sur la détermination d’objectifs environnementaux (par exemple en termes de volumes d’émissions, ou de concentration atmosphérique en gaz à effet de serre) et le contrôle de leur mise en œuvre, par opposition aux régulations basées sur des incitations par des mécanismes de marché.
12. http://larrysummers.com/2017/02/09/us-adoption-of-a-carbon-tax-would-encourage-others-to-follow/
13. Naomi Klein, “This Changes Everything. Capitalism vs. the Climate”, Simon & Schuster, 2014
14. “We Applaud Proposed Conservative Case for Addressing Climate Change” http://blog.nature.org/conservancy/2017/02/08/we-applaud-proposed-conservative-case-for-addressing-climate-change/
15. J’emprunte l’expression à Corey Robin, auteur de The Reactionary Mind : Conservatim from Edmund Burke to Sarah Palin, Oxford University Press, 2011.
16. Rupert Dawall, “The Baker-Shultz Carbon-Tax Plan Is a Bad Deal for Americans”, http://www.nationalreview.com/article/444855/baker-shultz-carbon-tax-plan-bad-deal-americans
17. Rupert Dawall, “Trump will soon have a chance to show our allies in Western Europe the error of their emissions-cutting ways” http://www.nationalreview.com/article/445121/donald-trump-paris-climate-agreement-teachable-moment-europe
18. Daniel Tanuro, “La place du Trumpisme dans l’histoire”, http://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/la-place-du-trumpisme-dans-lhistoire.html
19. Pour 2016, l’enquête d’opinion annuelle sur ce que les citoyens étasuniens pensent du changement climatique donne des résultats très intéressants : 70% pensent que le réchauffement est en cours, 53% seulement pensent qu’il est causé principalement par l’activité humaine, 28% pensent qu’il y a beaucoup de désaccords parmi les scientifiques, 75% pensent qu’il faut agir contre le CO2 car c’est un polluant et 71% font confiance à l’expertise scientifique. https://www.theguardian.com/environment/climate-consensus-97-per-cent/2017/mar/06/americans-are-confused-on-climate-but-support-cutting-carbon-pollution