Édition du 14 mai 2024

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Histoire

Une petite histoire des lois du travail et des lois spéciales

La libre négociation dans les secteurs public et parapublic au Québec (de 1964-65 à 1985-86)

Attardons-nous un peu plus longuement sur la dynamique des négociations dans les secteurs public et parapublic au Québec de 1960 à 1985-1986.

4.8 Survol de la problématique de la régulation étatique des rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec, de 1960 à 1986

La "modernisation" des relations de travail dans les secteurs public et parapublic, en 1964-1965, a été précédée de l’adoption de diverses lois du travail qui ont eu pour effet de rétablir certains droits aux salariés de ces secteurs. Sous le bref règne de Paul Sauvé, en 1959, un certain changement s’annonce dans la régulation des relations de travail.

o La fin des années cinquante et le début des années soixante : l’élargissement progressif du cycle disciplinaire de libre contractualisation aux salariés des secteurs public et parapublic

La fin du long règne de Duplessis s’accompagne d’un certain nombre de changements dans la politique du gouvernement dans le domaine des relations de travail. En 1959, le gouvernement du Québec introduit une revalorisation du service civil en créant notamment un plan de classification accompagné d’échelles d’augmentations salariales statutaires[1]. Par la suite, avec l’arrivée des libéraux au pouvoir, la rémunération des fonctionnaires sera haussée et on introduira la pratique des concours pour le recrutement du personnel[2].

Le secteur de l’éducation est lui aussi concerné par ce vent de renouveau. En 1959, le gouvernement du Québec adopte la "Loi modifiant la loi pour assurer le progrès en éducation"[3]. Les salaires des institutrices et instituteurs sont augmentés, les différends peuvent à nouveau être soumis, comme c’était le cas en 1946, aux mécanismes de conciliation et d’arbitrage. L’adhésion à la corporation des institutrices et instituteurs catholiques, grâce à un amendement apporté cette même année à la "Loi créant la CIC"[4], devient obligatoire. Les cotisations sont déduites à la source.

Ces nouvelles mesures n’ont pas pour effet de modifier de fond en comble la nature des rapports de forces entre les employeurs (le gouvernement, les directions des hôpitaux et les commissions scolaires) et les salariés des services public (administration publique ou service civil) et parapublic (éducation et affaires sociales). Les mécanismes d’arbitrage ne régleront pas les principaux problèmes vécus par les salariés en matière de rémunération. Ces derniers sont incapables, dans le cadre des sentences arbitrales, d’obtenir une pleine rétroactivité sur les salaires[5].

C’est dans un contexte où les moyens prévus en cas de différends entre employeurs et salariés ne réglaient pas les principaux problèmes identifiés par ces derniers et c’est à la suite du recours à la grève (illégale) par le personnel infirmier des hôpitaux, des employés de soutien de nombreux hôpitaux de Montréal et de certaines régions et aussi par le personnel enseignant de certaines commissions scolaires (grève illégale qui a apporté des solutions satisfaisantes) que s’amorcent les discussions, entre 1963 et 1965[6], autour de la réforme du Code du travail (projet de Loi 54) et de la Loi de la fonction publique.

En juillet 1964, le gouvernement du Québec achève la quatrième et décisive version de ce projet de loi 54. Celui-ci a pour effet de libéraliser le régime de négociations collectives en étendant aux employés de certains services publics et parapublics le droit de grève (à l’exception des enseignants et des fonctionnaires[7]). Ce ne sera qu’en 1965, lors de l’adoption de l’article 43 du Code du travail et de la "Loi de la fonction publique"[8], que les enseignants et les fonctionnaires se verront reconnaître le droit de faire la grève[9]. Cette décision du gouvernement du Québec n’était pas sans précédent au Canada, le gouvernement de la Saskatchewan ayant adopté une telle mesure en 1944. Sur le plan international[10], si on considère que le Canada figure comme un des tout premiers à avoir reconnu le droit d’association à ses salariés et qu’il fut précédé par le gouvernement du Québec dans cette voie, on peut considérer que la nouvelle mesure législative adoptée lors de la Révolution tranquille était le résultat d’un rapport de force nettement favorable aux salariés et aux organisations syndicales qui entendaient les représenter. Si, en 1944, on refusait aux salariés du secteur public d’accéder à la syndicalisation et au droit de négociation, sous prétexte qu’il s’agissait là de dispositions contraires "à la souveraineté de l’État"[11], on ne semblait plus en mesure de soutenir une telle chose vingt ans plus tard. Les droits de citoyenneté étendus aux entreprises depuis 1944 devaient aussi s’élargir aux salariés des secteurs relevant directement de l’État ou directement financé par lui. Avec cette loi, un nouveau cycle disciplinaire se met en place pour les salariés des secteurs public et parapublic : un cycle de libre contractualisation.

Le nouveau régime de négociation est fondé à quelques nuances près sur les dispositions existant dans le secteur privé. Dans les secteurs public et parapublic, si la grève appréhendée ou en cours a pour effet de mettre en danger la santé et la sécurité publique, le gouvernement peut s’adresser à la Cour supérieure en vue d’obtenir une injonction pour empêcher cette grève ou menace de grève ou pour y mettre fin.

La "Loi de la fonction publique" adoptée en 1965 précise le champ du négociable. Ce champ est plus restreint que celui autorisé dans le Code du travail. Dans la "Loi de la fonction publique", ne sont négociables que les points suivants : la rémunération, les heures de travail, la durée du travail et les congés. L’embauche et la promotion sont exclues de la négociation[12]. En ce qui a trait à la grève, à l’exception des gardiens de prisons et agents de la paix, ce droit est garanti aux fonctionnaires à condition qu’il y ait entente préalable sur la détermination des services essentiels. Les matières sujettes à la négociation dans le secteur public sont donc plus restreintes que dans le secteur privé et le droit de grève est conditionnel à une entente sur les services essentiels.

Les grèves des années 1963 à 1965[13] dans les secteurs des hôpitaux et de l’éducation ont entraîné un élargissement des droits syndicaux pour les salariés de ces secteurs et ceux à l’emploi direct de l’État. Ces débrayages ont débouché sur l’inclusion des secteurs public et parapublic dans les principales dispositions du Code du travail. Toutefois, depuis 1964 (à quelques exceptions près[14]), suite à l’exercice de moyens de pression (et même dans un cas sans que ceux-ci n’aient été utilisés) par les salariés syndiqués de ces secteurs, les nouvelles lois du travail ont, pour la plupart, restreint l’application et la portée de ces droits.

Par l’adoption de ces deux lois, le gouvernement du Québec montre qu’il jouera dorénavant plusieurs rôles en matière de relations de travail. Il agira à titre a) de concepteur du système des relations professionnelles, b) d’administrateur des institutions mises en place pour veiller au bon fonctionnement des différentes règles qu’il a adoptées, c) d’autorité chargée de faire face aux situations dites exceptionnelles, d) de plus gros employeur de la province ayant à négocier avec ses salariés ou à acquitter les coûts des conventions collectives dans le secteur parapublic, e) de défenseur de la santé et la sécurité publique[15].

Comme on pourra le constater plus loin dans le texte, les gouvernements d’Ottawa et de Québec ne tarderont pas à s’immiscer dans ce soi-disant régime de libre contractualisation. Alors que le gouvernement du Québec n’hésitera pas à adopter de nombreuses lois spéciales et à remodeler le régime de négociation, le gouvernement fédéral pour sa part adoptera deux mesures d’urgence qui auront pour effet de limiter les hausses de salaires (pour tous les secteurs dans un premier temps et pour les secteurs public et parapublic dans un deuxième temps). La régulation des rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec, de 1964 à 1986, présente des changements oscillant entre la régulation de système et la régulation d’exception.

Si le nouveau régime de négociation comporte l’ensemble des éléments qui permettent aux salariés réunis au sein d’un syndicat d’exprimer leurs revendications, il ne faut pas conclure trop rapidement sur les chances de succès de ce type de dispositif de régulation des rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic. Tout se passe comme si, par la suite, le gouvernement s’acharnait à vouloir imposer un cadre de négociation rabougri sur le plan des matières négociables et encadrait sévèrement l’exercice de moyens de pression.

De l’adoption du Code du travail, en 1964, à l’adoption de la Loi 160, six rondes[16] de négociation entre l’État et les salariés syndiqués de la fonction publique et parapublique ont eu lieu. Il s’agit des rondes suivantes : 10) 1964 à 1967, 20) 1968, 30) 1972, 40) 1976, 50) 1979 et 60) 1982-1983. Une seule de ces rondes de négociation n’a pas donné lieu à l’adoption d’une loi spéciale, soit celle de 1968. Toutes les autres ont fait l’objet de mesures dilatoires ou exceptionnelles interdisant ou reportant l’exercice du droit de grève, imposant un retour au travail, décrétant les conditions de travail des salariés syndiqués, freinant ou réduisant les hausses de salaires. Entre les périodes de négociation, le gouvernement du Québec a tenté - et réussi, dans certains cas - de modifier le régime de négociation, réduisant le champ du négociable ou (et) restreignant l’exercice du droit de grève, etc.

1o) La ronde de 1964 à 1967 : ronde où le gouvernement n’est pas prêt et qui se termine par l’adoption d’une première loi spéciale

Lors de la première ronde de négociation, qui s’échelonne sur une période de trois ans, le gouvernement n’est manifestement pas prêt. Il ne dispose pas de toutes les données pertinentes sur les caractéristiques du personnel à son emploi et à celui des hôpitaux et des commissions scolaires. De plus, il ne contrôle pas la négociation dans ces deux derniers secteurs même si, en fin de compte, c’est lui qui défraie la plus grande partie des salaires et autres avantages à incidence monétaire. Lors de cette ronde de négociation, les directions des hôpitaux du secteur public seront mises en tutelle en vue d’uniformiser les clauses normatives et les bénéfices marginaux dans l’ensemble des institutions du secteur hospitalier[17].

Quant aux enseignants, le gouvernement Johnson, par l’adoption de la Loi 25 en 1967, leur retirera le droit de grève et créera en même temps dans le secteur de l’éducation une structure de négociation centralisée au niveau provincial[18].

Suite à cette première ronde de négociation, le gouvernement apparaît comme le seul employeur des secteurs public et parapublic et prend les moyens pour imposer ses volontés aux dirigeants des hôpitaux et des commissions scolaires. Le droit de grève sera, pour la première fois, remis en question par l’adoption d’une loi spéciale qui, tout en décrétant les conditions de travail des enseignants, permet la négociation au sujet de certaines modalités d’application du décret tenant lieu de convention collective.

Cette ronde de négociation donne lieu à deux régulations exceptionnelles (mise en tutelle des hôpitaux et adoption de la Loi 25).

2o) La ronde de 1968 : d’une négociation sans affrontements majeurs à la mise en place d’un régime de négociation centralisé

La plupart des conventions collectives négociées (ou imposées, comme on vient de le voir pour les enseignants) lors de la ronde de négociation de 1964 à 1967 venaient à échéance au début de l’été 1968. Pour cette nouvelle ronde de négociation, le gouvernement est prêt, il occupe la place du négociateur principal, devant les associations patronales des hôpitaux et des commissions scolaires[19].

Cette ronde de négociation se déroule dans un cadre où les forces syndicales affrontent par petits groupes l’État-employeur. Les enseignants négocient selon les structures de négociation définies dans la Loi 25. Quant aux autres syndiqués, les échanges se déroulent selon les unités d’accréditation (pour les fonctionnaires et les entreprises publiques) et à l’extérieur d’un cartel syndical pour les hôpitaux.

Bien que cette ronde de négociation se termine sans affrontement impliquant l’ensemble ou la vaste majorité des salariés syndiqués de la fonction publique et parapublique, le gouvernement conclut avec les syndicats des ententes qui respectent sa politique salariale.

On s’éloigne du régime de négociation prévu initialement. A toutes fins utiles, la ronde de négociation de 1968 est venue modifier en substance le régime de libre contractualisation des négociations autorégulées dans le secteur parapublic.

3o) La ronde de négociation de 1972 : la constitution du premier Front commun et l’adoption de la Loi 19

En juin 1971, le gouvernement adopte la Loi 46 ou "Loi du régime de négociation collective dans les secteurs de l’éducation et des hôpitaux"[20]. Cette loi donne une assise juridique à la pratique de négociation existante. Le nouveau régime est plus centralisé et confirme le rôle de l’État dans la détermination des conditions de travail et de rémunération des salariés syndiqués des secteurs public et parapublic. Rien n’est prévu dans cette loi advenant une demande en provenance de la partie syndicale en vue de discuter en un lieu unique la politique salariale du gouvernement. Cette demande ne tardera pas à venir puisque, pour la présente ronde de négociation, les centrales syndicales (CEQ, CSN et FTQ) forment un Front commun.

Des discussions s’engagent avec le gouvernement sur la structure de négociation à mettre en place. De toute évidence, le gouvernement n’est pas intéressé à négocier sa masse salariale, sous prétexte que celle-ci relève exclusivement d’une prérogative de l’Assemblée nationale[21]. Le rejet par les syndiqués de la fonction publique et parapublique des offres salariales gouvernementales débouchent sur la première grève générale illimitée dans les secteurs public et parapublic[22].

Sous prétexte que les services essentiels ne sont pas respectés (pourtant, les deux-tiers des syndicats du secteur hospitalier avaient conclu des ententes avec les administrations locales sur les services essentiels) et voulant mettre un terme à ce débrayage généralisé, le gouvernement obtient des injonctions des tribunaux et adopte la Loi 19 "Loi assurant la reprise des services dans les secteurs publics"[23]. Cette loi force le retour au travail de tous les grévistes des secteurs public et parapublic, suspend le droit de grève jusqu’au 30 juin, ordonne la convocation de la Commission permanente de la fonction publique et exige la conclusion d’une entente collective avant le 1er juin 1972[24] pour qu’il n’y ait pas de décret tenant lieu de convention collective[25].

On peut retenir de cette ronde de négociation de 1972 qu’elle a donné lieu à trois interventions de la part du gouvernement. Une première qui a modifié les règles de la négociation (Loi 46), une deuxième intervention à caractère exceptionnel (Loi 19) suivie d’une modification à cette dernière (Loi 53).

Suite à ces trois premières rondes de négociation, on peut dégager le constat que les discussions visant à conclure une entente collective entre le gouvernement et les salariés syndiqués de la fonction publique et parapublique sont de plus en plus centralisées, le gouvernement entendant garder la main haute sur sa politique salariale. Advenant des débrayages, il n’exclut pas la solution autoritaire pour imposer le retour au travail aux grévistes.

En prévision de la quatrième ronde de négociation, le gouvernement présente le projet de loi 89 ("Loi assurant le bien-être de la population en cas de conflit de travail"[26]). Ce projet de loi, au nom du maintien des services essentiels, cherche à encadrer le droit de grève et son exercice dans les services public et parapublic. Sous peine de sanctions sévères, les organisations syndicales sont invitées à devenir des organismes chargés de l’application de la loi. On y mentionne qu’un décret d’interdiction peut même faire de la grève un acte criminel. Il va sans dire qu’un tollé général de la part des organisations syndicales accueille l’intention gouvernementale d’imposer de nouvelles règles du jeu dans les secteurs public et parapublic. Le gouvernement, devant la réaction des centrales syndicales, retire son projet de loi, sans renoncer toutefois à introduire à la pièce, par la suite, certaines de ses dispositions.

4o) La ronde de 1975-1976 : une volonté des deux gouvernements d’imposer une hausse contrôlée des salaires, une nouvelle structure de négociation, une nouvelle définition des services essentiels et enfin deux lois spéciales pour les enseignants et les infirmières

La plupart des économistes s’entendent pour dire que les économies capitalistes développées entrent en crise vers le milieu des années soixante-dix. En vue de relancer les profits, certains gouvernements adoptent des mesures qui ont pour effet de freiner la progression des salaires. Le gouvernement du Canada adopte en 1975 la Loi C-73 ("Loi anti-inflation"[27]). Cette loi limite les augmentations des salaires à 8, 6 et 4% pour les trois années d’application du programme[28]. Le gouvernement du Québec s’inscrit dans le sillage de cette initiative du gouvernement central en adoptant à son tour la Loi 64 ("Loi concernant les mesures anti-inflationnistes"[29]).

La Loi 95 ou "Loi sur les négociations collectives dans les secteurs de l’Éducation, des Affaires sociales et des Organismes gouvernementaux" est sanctionnée le 24 décembre 1974[30]. Le cadre de la négociation est refait, on donne un caractère permanent aux négociations provinciales. Selon cette loi, les parties patronale et syndicale disposent d’un délai de 90 jours pour convenir des matières à négocier à l’échelle provinciale ou autres (régionale ou locale). A défaut d’entente dans le délai fixé par la loi, il revient au Conseil des ministres de déterminer ce partage.

C’est en pleine négociation que le gouvernement décide de présenter le projet de loi 253 ("Loi visant à assurer les services de santé et les services sociaux essentiels en cas de conflit de travail")[31]. Par cette mesure législative, il subordonne l’exercice du droit de grève à la prédétermination et au maintien des services essentiels. Un comité des services essentiels est formé. Les parties syndicale et patronale doivent en arriver à un accord sur les services à maintenir en cas de grève, à défaut de quoi une décision doit être rendue par les membres du comité des services essentiels. Il est interdit aux employeurs d’embaucher d’autres salariés (c’est-à-dire des briseurs de grève) pour fournir des services non essentiels et habituellement rendus par les salariés de l’établissement.

Suite à une série de débrayages dans le secteur de l’éducation, le gouvernement adopte en avril 1976 la Loi 23 ou "Loi concernant le maintien des services dans le domaine de l’Éducation et abrogeant une disposition législative"[32]. Le gouvernement défend aux salariés d’une commission scolaire ou d’un cégep tout ralentissement ou diminution de l’activité normale de travail pour une période de 80 jours. En cas de non-respect de la loi, le procureur général peut ordonner la cessation de la retenue syndicale pour une période d’au moins trois mois et d’au plus un an pour l’association en cause. Le fardeau de la preuve est renversé. Cette mesure coercitive ne produira pas les effets escomptés. Loin de freiner les débrayages, elle aura plutôt l’effet contraire. De sorte qu’à la fin du conflit, de nombreuses accusations pèsent sur les salariés qui ont bravé la loi.

Lors de cette ronde de négociation, les infirmières et les infirmiers se verront imposer une loi spéciale qui décrète leurs conditions de travail[33] (Loi 61). Le gouvernement impose d’autorité un retour au travail aux infirmières en grève durant 17 jours et interdit tout ralentissement et diminution de l’activité normale de travail. En cas de non-respect par plus de 30% des salariés, le Conseil des ministres peut ordonner que l’obligation de verser des cotisations syndicales cesse pour une période allant de trois à douze mois. Les dirigeants syndicaux qui n’obtempèrent pas ou décident d’agir contrairement aux prescriptions de la loi s’exposent à se voir interdire d’occuper leur fonction durant une période de deux ans suivant leur condamnation. Pour les individus qui refusent de se soumettre, il est prévu une réduction de 10% de leur rétroactivité pour chaque jour d’absence. Le fardeau de la preuve est renversé. Le commissaire-enquêteur en chef dispose du pouvoir de révoquer l’accréditation d’une association dont moins de 70% des membres se sont conformés à l’ordre de retour au travail. L’association prise en défaut ne peut obtenir l’accréditation dans les douze mois de cette révocation.

Dans l’ensemble, les syndicats parviennent à l’occasion de la ronde de négociation de 1976, à l’exception des infirmières et des infirmiers, à conclure des ententes négociées. Le règlement salarial dépasse les limites fixées par la Loi 64. Par contre, plus de 7,000 plaintes pèsent contre les syndiqués qui n’ont pas respecté les Lois 253 et 23. Le Parti québécois est porté au pouvoir lors de l’élection du 15 novembre 1976. Il décide, suite à une promesse faite durant la campagne électorale, d’abroger la Loi 64 et de retirer les plaintes portées contre les grévistes qui ont contrevenu aux Lois 253 et 23[34].

Cette ronde de négociation a donc donné lieu à six interventions législatives. Nous en distinguons deux portant sur le régime de négociation lui-même (Lois 95 et 253) et quatre exceptionnelles (une en provenance du gouvernement fédéral : la Loi C-73 et trois du gouvernement provincial : les Lois 64, 23 et 61).

5o) La ronde de négociation de 1978-1979 : une réforme du régime de négociation qui s’accompagne d’une loi spéciale obligeant les organisations syndicales à présenter à leurs membres les offres gouvernementales

A la suite de la publication du rapport de la Commission Martin-Bouchard, le nouveau gouvernement décide de procéder à une modification du régime de négociation dans les secteurs public et parapublic. A cet effet il adopte trois nouvelles Lois (59, 55 et 50).

Le projet de Loi 59 modifie la Loi 253 visant à assurer les services de santé et les services sociaux en cas de conflit de travail[35]. Un nouveau mécanisme est conçu pour assurer ces services. La loi institue un Conseil sur le maintien des services de santé et des services sociaux. Ce conseil est chargé d’informer le public sur le maintien des services essentiels lors d’un conflit. De plus, le Conseil des ministres se donne le pouvoir de suspendre une grève pour une période de 30 jours, si cette cessation de travail met en danger la santé et la sécurité publiques.

Le projet de Loi 55 modifie certaines dispositions de la Loi 95[36]. Les associations patronales des secteurs de l’éducation et des affaires sociales doivent agir en concertation avec le Conseil du trésor. On autorise un partage des matières négociables entre la table centrale et les autres (locale ou régionale).

Quant au projet de Loi 50, celui-ci affirme le rôle prédominant du Conseil du trésor lors des négociations dans les secteurs public et parapublic. Il est précisé que le ministre de la Fonction publique reçoit ses mandats de négociation du Conseil du trésor[37].

Durant cette ronde de négociation, le gouvernement du Québec adopte la Loi 62 ou "Loi sur les propositions aux salariés des secteurs de l’Éducation, des Affaires sociales et de la fonction publique"[38] qui, sans abolir le droit de grève, en reporte l’exercice. Les principales dispositions des nouvelles mesures de contrainte précisent que le gouvernement s’engage à déposer à l’Assemblée nationale ses dernières propositions sur le contenu des conventions collectives. Les syndicats sont tenus de soumettre par voie de scrutin secret les dernières propositions à leurs membres, en respectant un préavis de 48 heures. Un vote en faveur des propositions équivaut à l’autorisation de signature d’une convention collective. Durant la période prévue pour la tenue du vote, l’exercice du droit de grève est prohibé. Tout en interdisant l’exercice du droit de faire la grève en période de négociation, cette loi spéciale a pour effet de remettre en cause la représentativité des dirigeants syndicaux qui, dans le cadre normal d’une négociation, jugent eux-mêmes de la pertinence de présenter ou non les offres patronales à leurs membres.

Des quatre interventions de l’État lors des négociations de 1978-1979, trois ont porté sur le régime de négociation (régulation de système) et une avait un caractère exceptionnel (Loi 62).

6o) La ronde de 1982 : une négociation qui se déroule dans un contexte de crise économique et de crise des finances publiques et qui donne lieu à des manifestations d’autoritarisme étatique inédites.

Avant même l’ouverture des négociations, le gouvernement annonce la possibilité d’imposer des décrets. L’état des finances publiques, selon le discours gouvernemental, lui laisse peu de marge de manoeuvre. L’État-patron veut réduire la masse salariale des secteurs public et parapublic de 700 millions de dollars. Il invite les syndicats à discuter de cette éventualité lors d’un sommet économique. Il n’y a aucune entente en perspective. Le gouvernement fait adopter par l’Assemblée nationale deux lois spéciales qui taillent dans le vif les acquis des salariés syndiqués des secteurs public et parapublic.

Dans un premier temps, la Loi 68[39] réduit certains avantages du régime de retraite des employés de l’État et des secteurs de l’éducation et des affaires sociales. Dans un deuxième temps, la Loi 70[40] prolonge les conventions collectives de trois mois et réduit les traitements de 19,5% pour cette période. Cette loi a donc pour effet de retarder l’exercice du droit de grève de trois mois avant même l’ouverture officielle des négociations.

Le gouvernement adopte aussi la Loi 72[41], qui amende les sanctions prévues au Code du travail en cas de grève illégale. La sanction monétaire pour un syndicat qui fait une grève illégale enregistre un saut considérable et passe de 5 000$ à 50 000$. Avec cette mesure législative, le gouvernement modifie la loi sur les services essentiels : désormais ce sera lui qui nommera les membres du Conseil. Il se réserve le pouvoir de décréter les services essentiels et de suspendre sans limite de temps le droit de grève dans les secteurs où s’appliquent les normes relatives aux services essentiels.

Ces trois lois spéciales, qui viennent modifier le contenu des conventions collectives existantes aux niveaux des avantages sociaux, de la date d’échéance des contrats de travail, des salaires et de l’exercice du droit de grève, seront suivies par l’adoption de deux autres lois spéciales qui mettront un terme à la négociation en imposant des décrets et suspendront l’exercice de droits prévus aux chartes canadienne et québécoise des droits et libertés de la personne.

Plus de trois mois avant l’échéance des conventions collectives prolongées par la Loi 70, le gouvernement du Québec adopte la Loi 105[42], alors qu’aucune grève n’était en cours. Il décrète par la même occasion les conditions de travail et de rémunération des salariés syndiqués de la fonction publique et parapublique et leur retire le droit de grève jusqu’à la prochaine ronde de négociation (les décrets venaient à échéance le 31 décembre 1985).

Cette politique de restriction salariale mise de l’avant par le gouvernement du Québec sera prônée par le gouvernement fédéral qui adoptera la Loi C-124. Cette loi a pour effet de limiter les hausses salariales des fonctionnaires fédéraux et des employés de la Couronne à 6 et 5 % pour les deux années d’application du programme. Cette loi sera conçue par le gouvernement fédéral comme un exemple à suivre par tous les employeurs du pays[43].

Devant la grève dite "illégale" des enseignants, le gouvernement adopte la Loi 111[44], qui suspend l’application des droits prévus aux chartes mentionnées ci-haut. Cet ordre impératif force les salariés syndiqués à retourner au travail au plus tard le 17 février 1983, et ce, jusqu’au 31 décembre 1985. Les associations de salariés doivent prendre les moyens pour amener les syndiqués à se conformer aux dispositions de la loi. En cas de désobéissance, le fardeau de la preuve est renversé. Pour chaque période d’absence au travail, la ou le salarié se voit imposer une pénalité égale à la rémunération perdue et s’expose, de plus, à une perte de trois ans d’ancienneté pour chaque jour ou partie de jour d’infraction. Cette mesure répressive prévoit une modification de la procédure d’embauche et de congédiement pour les salariés absents. De plus, pour les associations syndicales qui ne se conforment pas aux prescriptions qui les concernent, la Loi 111 prévoit et autorise la fin de la retenue syndicale pour une période de six mois par jour d’infraction.

Cette ronde de négociation entre l’État et les salariés de la fonction publique et parapublique a été l’objet de six interventions législatives. Une intervention de régulation exceptionnelle en provenance du gouvernement fédéral (Loi C-124) et cinq du gouvernement du Québec. Une portant sur le régime de négociation (Loi 72) et quatre suspendant l’exercice de droits (lois 68, 70, 105 et 111).

Si cette ronde a donné lieu à l’adoption de toute une série de lois spéciales qui ont montré jusqu’à quel excès d’autoritarisme le gouvernement était prêt à aller en vue d’imposer ses priorités de négociation, allant même jusqu’à faire fi de certaines dispositions du Code du travail (prolongement de trois mois des conventions collectives sans entente avec les salariés à ce sujet) et des chartes des droits et libertés, l’État-législateur se fixera par la suite comme tâche de redresser en sa faveur le régime de négociation qui encadre l’expression du rapport de force dans les secteurs public et parapublic. C’est du moins ce qui ressort d’une analyse rapide des Lois 37 et 160, qui viennent modifier le régime de négociation dans les secteurs public et parapublic (Loi 37) et introduire un mécanisme autorégulateur dans les secteurs de la santé et des services sociaux en cas de non-respect des services essentiels (Loi 160)

Yvan Perrier

11 septembre 2023

8h

yvan_perrier@hotmail.com

[1] Maurice Lemelin, op. cit., page 63.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] CEQ-CSN, op. cit., page 221.

[6] Gérard Hébert, op. cit., pages 13 à 34.

[7] Les policiers, les pompiers et les agents de la paix se verront eux aussi interdire de faire la grève.

[8] Gérard Dion, op. cit., page 918.

[9] Quand le gouvernement du Québec élargit les droits syndicaux des salariés des secteurs public et parapublic, notons que seul le gouvernement de la Saskatchewan l’avait précédé dans cette voie (en 1944). Ce ne sera qu’en 1967 que le gouvernement fédéral, par l’adoption de la "Loi sur les relations de travail dans la fonction publique", accordera aux employés de l’administration du gouvernement central canadien les droits de liberté syndicale. Durant les années subséquentes, les autres gouvernements provinciaux adopteront des mesures législatives semblables.

[10] Francis Blanchard, "Les relations professionnelles et les défis des années 80", Relations industrielles, vol. 37, no 1, 1982, page 4.

[11] Joseph M. Weiler, op. cit., page 34.

[12] Dans le Code du travail, on mentionne "(qu’)une convention collective peut contenir toute disposition qui n’est pas contraire à l’ordre public ou prohibée par la loi". Maurice Lemelin, op. cit., page 75.

[13] CEQ-CSN, op. cit., pages 222 à 227.

[14] Les amendements apportés au Code du travail en 1979 élargiront les droits des salariés syndiqués concernant la définition des services essentiels.

[15] Joseph M. Weiler, op. cit., page 23.

[16] Nous excluons de cette compilation des rondes de négociation celle de 1985-1986, car cette négociation n’était pas terminée lors de l’adoption de la Loi 160. CEQ, Les rondes de négociation en bref... de 1968 à 1987, Québec, CEQ, 1987, 25 pages.

[17] CEQ-CSN, op. cit., page 227.

[18] Ibid, pages 227-228.

[19] Ibid, pages 234 et 236.

[20] Gérard Dion, op. cit., page 924. Maurice Lemelin, op. cit., pages 118-119.

[21] Maurice Lemelin, op. cit., page 126.

[22] CEQ-CSN, op. cit., pages 266-267.

[23] Gérard Dion, op. cit., page 924.

[24] La loi 19 sera modifiée par la Loi 53, qui reporte au 15 septembre 1972 la menace d’imposer un décret. Les enseignants ne parviendront pas à s’entendre avec leur vis-à-vis. Un décret leur sera imposé le 15 décembre 1972. Maurice Lemelin, op. cit., page 132.

[25] Ibid, page 128.

[26] CSN, Bill 89, on l’prend pas, Montréal, CSN, 1973, 23 pages.

[27] Gérard Dion, op. cit., page 882.

[28] Maurice Lemelin, op. cit., page 149.

[29] Gérard Dion, op. cit., page 927.

[30] Ibid, page 925.

[31] Cette loi correspond à peu de choses près au projet de loi 31 ("Loi visant à la protection de la santé publique en cas de conflit de travail") présenté le 27 juin 1975 et retiré du feuilleton de l’Assemblée nationale le 2 décembre 1975. Maurice Lemelin, op. cit., page 150.

[32] Ibid, pages 152-153.

[33] Ibid, page 158.

[34] Ibid, page 163.

[35] Ibid, page 173.

[36] Ibid, page 175.

[37] Gérard Hébert, "La négociation du secteur public provincial : histoire et cadre institutionnel", dans Noël Malette (dir.), op. cit., page 562.

[38] Gérard Dion, op. cit., page 930.

[39] Maurice Lemelin, op. cit., page 209.

[40] Ibid.

[41] Ibid, page 210.

[42] Ibid, page 214.

[43] Roch Denis, op. cit., page 274.

[44] Maurice Lemelin, op. cit., pages 217-218.

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Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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