Tiré de À l’encontre.
Il n’est pas rare que les opprimés de l’histoire soient eux-mêmes oppresseurs. C’est le cas en particulier des mouvements de libération qui luttent contre le joug colonial tandis que leur propre nation, elle-même opprimée, s’en prend à une minorité, raciale, religieuse ou autre, dans son propre pays. Bien souvent, ces mouvements ferment les yeux sur cette oppression, quand ils ne la soutiennent pas ouvertement sous des prétextes divers, par exemple l’accusation portée contre la minorité en question de constituer une « cinquième colonne » du colonialisme. D’aucuns évoquent cette fréquente dualité dans l’intention de « normaliser » le sionisme, en le présentant comme un cas semblable à beaucoup d’autres somme toute, ce qui a pour effet de minimiser ses torts, voire de les excuser, afin qu’Israël soit traité comme un État « normal ». Or cet argument ne tient pas compte du caractère de la dualité propre au sionisme.
Certes, le sionisme est incontestablement né en réaction à la longue oppression endurée par les minorités juives dans l’Europe chrétienne, du Moyen-Âge jusqu’au XIXe siècle. Il est notoire que, sous les pouvoirs se réclamant de la chrétienté, les Juifs ont subi des persécutions bien plus graves que la discrimination et les persécutions intermittentes qu’ils ont endurées sous les pouvoirs se réclamant de l’islam. Cependant, cette persécution a progressivement cessé en Europe occidentale à l’époque moderne, à la suite des Lumières et de la Révolution française de la fin du XVIIIe siècle, avec la diffusion de la notion de citoyenneté fondée sur l’égalité des droits. Grâce à la transformation démocratique, la condition des Juifs entre la côte atlantique et les frontières orientales de l’Allemagne et de l’Autriche actuelles s’est graduellement orientée vers l’intégration des Juifs dans les sociétés nationales et la fin des discriminations. Toutefois, avec la première grande crise qui a frappé l’économie capitaliste mondiale, la Grande Dépression du dernier quart du XIXe siècle (1873-1896), les tendances xénophobes ont été ravivées. Comme dans toute crise sociale, des groupes d’extrême droite se mirent en quête de boucs émissaires afin d’instrumentaliser le mécontentement populaire au service de leurs projets réactionnaires.
À la même époque, l’Europe de l’Est, en particulier sa majeure partie incluse dans l’Empire russe, connaissait à son tour une expansion du mode de production capitaliste. Cette transformation tardive, dont l’effet perturbateur fut d’autant plus fort et complexe qu’elle était contemporaine d’un capitalisme plus avancé et rongé par la dépression à l’Ouest, déclencha une profonde crise sociale et un exode rural accéléré. Les tendances xénophobes s’en trouvèrent donc ravivées en Europe de l’Est, où elles visèrent surtout les Juifs — en particulier dans les régions de l’Empire russe correspondant à l’Ukraine et la Pologne actuelles. Victimes de pogroms répétés, les Juifs est-européens cherchèrent à émigrer en Europe occidentale ou en Amérique du Nord.
Perçus à la fois comme des étrangers et des adeptes d’une religion vilipendée, les Juifs arrivés en Europe occidentale devinrent la cible privilégiée des xénophobes (1). C’est ainsi que, sur fond de Grande Dépression, l’antijudaïsme y revint en force sous une forme moderne : une théorie raciale, fondée sur des pseudosciences anthropologiques, qui affirme que les Juifs — ou les Sémites en général, y compris les Arabes (la notion de sémite renvoie à un groupe linguistique dont font notamment partie l’hébreu et l’arabe) — appartiennent à une race inférieure et vile. Cette époque vit l’émergence d’un « antisémitisme » qui prit les Juifs européens pour cibles et s’accompagna de l’expansion d’un nationalisme fanatique, doublé d’un plaidoyer en faveur du colonialisme. La Grande Dépression exacerba, en effet, la rivalité entre les métropoles coloniales qui se partageaient le monde à l’ère de l’impérialisme.
C’est dans ce contexte que le mouvement sioniste moderne est né sous la forme d’un sionisme étatique, visant à la création d’un État juif, à la différence de courants sionistes antérieurs ou contemporains qui se voulaient spirituels ou culturels. Theodor Herzl, son fondateur, était un Juif autrichien assimilé qui parvint à ses convictions sionistes après avoir couvert à Paris en tant que journaliste le procès de l’officier français d’ascendance juive, Alfred Dreyfus, victime de la poussée d’antisémitisme en France. L’affaire Dreyfus inspira à Herzl son célèbre manifeste Der Judenstaat (« L’État des Juifs »), qui parut en 1896 et constitua le socle du premier congrès sioniste réuni dans la ville suisse de Bâle en 1897, un an et demi plus tard.
Une différence qualitative majeure distingue l’idéologie sioniste élaborée par Herzl des idéologies nationales qui émergèrent en Europe durant la première moitié du XIXe siècle ou dans les pays colonisés au siècle suivant. Tandis que la plupart de ces idéologies relèvent d’une pensée émancipatrice et démocratique, l’idéologie sioniste moderne s’apparente plutôt au nationalisme fanatique et colonialiste qui avait le vent en poupe à l’époque de sa naissance. Certes, le sionisme étatique s’est indéniablement formé en réaction à l’oppression des Juifs : Herzl lui-même explique dans la préface de son ouvrage que « la détresse des Juifs » est la « force motrice » du mouvement qu’il souhaite créer. Il est tout aussi indéniable, cependant, que le sionisme tel qu’il le théorisa est une idéologie fondée sur une logique essentiellement réactionnaire et colonialiste.
Juifs religieux et pauvres
En réalité, hormis la perception que pouvaient en avoir les Juifs pauvres et durement persécutés en Europe de l’Est, qui s’y accrochèrent comme à une planche de sauvetage, le projet sioniste de Herzl est au fond un plan conçu par un Juif autrichien assimilé et laïque, visant à débarrasser les Juifs occidentaux de leurs coreligionnaires religieux et pauvres d’Europe de l’Est dont la migration vers l’Ouest avait perturbé leur existence. Theodor Herzl le reconnaît avec une franchise saisissante dans l’introduction de son livre : « Les “assimilés” tireront plus d’avantages du départ des Juifs fidèles à leurs origines que les citoyens chrétiens eux-mêmes. (…) À l’heure actuelle, de nombreux citoyens chrétiens, ceux que l’on appelle les antisémites, peuvent s’élever contre l’immigration de Juifs étrangers. Les citoyens israélites ne le peuvent pas, bien qu’ils soient affectés plus durement, car ils ont à supporter la concurrence d’individus qui se trouvent dans des conditions économiques analogues, mais qui de plus contribuent à introduire l’antisémitisme ou à développer celui qui existe déjà. C’est une douleur secrète des assimilés qui se soigne par des œuvres de “bienfaisance”. Ils créent des associations d’émigration pour les Juifs qui immigrent. Certaines de ces associations d’entraide n’existent pas pour les Juifs persécutés mais contre eux. Les plus pauvres doivent s’en aller au plus vite et au plus loin. C’est ainsi qu’en examinant les choses attentivement, on se rend compte que plus d’un de ces soi-disant amis des Juifs n’est, en réalité, qu’un antisémite d’origine juive, qui aurait pris l’apparence d’un philanthrope. Même les tentatives de colonisation, à l’origine desquelles on trouve pourtant des personnes animées des intentions les meilleures, pour intéressantes qu’elles aient été, n’ont pas, jusqu’à présent, été concluantes. »
La nouvelle idée de Theodor Herzl, destinée à pallier l’échec des entreprises de colonisation « philanthropique » (la principale était financée par la famille Rothschild), fut de remplacer les actes de bienfaisance par un projet politique s’insérant dans le contexte du colonialisme européen et visant à fonder un État juif appartenant à ce même contexte et le renforçant. Herzl comprit que, pour parvenir à ses fins, il trouverait ses meilleurs alliés parmi les antisémites chrétiens. Son principal argument, dans la deuxième partie de son livre intitulée « Le plan », est le suivant : « La création d’une nouvelle souveraineté n’a rien de ridicule ou d’impossible. (…) Les gouvernements dans les pays desquels sévit l’antisémitisme seront très intéressés à nous procurer la souveraineté. »
Il ne restait plus qu’à choisir le territoire sur lequel le projet sioniste pourrait se matérialiser : « Deux régions peuvent être envisagées : la Palestine et l’Argentine. Des tentatives de colonisation très remarquables y ont été organisées, mais toujours selon le principe erroné de l’infiltration progressive des Juifs. L’infiltration aboutit toujours à un échec. En effet, régulièrement, sous la pression des populations qui se sentent menacées, le gouvernement est amené à interdire l’immigration des Juifs. L’immigration n’a de sens que si elle est établie sur une souveraineté qui nous est garantie. »
Adaptation à la brutalité antisémite
Vers la fin du dernier chapitre, consacré aux « avantages de l’émigration juive », Herzl affirme que les gouvernements devront prendre en compte son projet « que ce soit spontanément, ou sous la pression de leurs antisémites ». Dans ses journaux, il émet de nombreuses observations sur la complémentarité entre son projet d’envoyer les Juifs pauvres hors de l’Europe et le désir des antisémites de s’en débarrasser. Il prédit même au début de son premier journal (1895) que les Juifs s’adapteront à la brutalité des antisémites et en deviendront des émules dans leur futur État. « Cependant, l’antisémitisme, cette force puissante et inconsciente parmi les masses, ne nuira pas aux Juifs. À mes yeux, ce mouvement sert le caractère juif. Il représente l’éducation d’un groupe par les masses et conduira peut-être à son absorption. L’éducation ne s’inculque qu’à grands coups. Commencera alors une imitation darwinienne, au terme de laquelle les Juifs s’adapteront. »
Conformément au plan élaboré par leur père spirituel, les dirigeants du mouvement sioniste s’efforcèrent d’obtenir le soutien de l’une des grandes puissances européennes pour leur projet, qui n’avait pas tardé à se focaliser exclusivement sur la Palestine. Ils profitèrent du transfert de ce territoire de la domination ottomane à celle des Britanniques durant la première guerre mondiale, conformément aux tristement célèbres accords Sykes-Picot de 1916 par lesquels Britanniques et Français se partagèrent le domaine de l’Empire ottoman.
Dès lors, les sionistes concentrèrent leurs efforts à Londres. Chaim Weizmann, principal représentant du sionisme au Royaume-Uni, s’appuya sur le richissime Juif britannique et ancien membre du Parlement, lord Walter Rothschild. Ils parvinrent à obtenir, le 2 novembre 1917, la fameuse promesse formulée par le ministre des affaires étrangères, Arthur Balfour : « Le gouvernement de Sa Majesté [le roi George V] envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif (…) » Bien entendu, cette déclaration, aux conséquences tragiques que l’on sait, s’intégrait pleinement dans les calculs de l’impérialisme britannique à cette époque, dans un contexte de concurrence entre le Royaume-Uni et les deux alliés qui partageaient avec lui le statut de vainqueur de la première guerre mondiale : la France et les États-Unis.
Les circonstances historiques de la déclaration Balfour correspondaient parfaitement à la vision du « prophète » du sionisme, Theodor Herzl. Arthur Balfour était bien l’un de ces chrétiens antisémites dont Herzl avait su qu’ils deviendraient les meilleurs alliés du sionisme. Le ministre britannique des affaires étrangères était, en effet, influencé par le courant connu sous l’appellation « sionisme chrétien ». Il s’agit des chrétiens qui soutiennent le « retour » des Juifs en Palestine dans l’espoir inavoué — ou parfois même le but affiché — d’en débarrasser les pays à majorité chrétienne. Pour les sionistes chrétiens, le « retour » des Juifs en Terre sainte est une condition de la seconde venue du Christ. Viendra ensuite le Jugement dernier, qui condamnera à d’éternelles souffrances en enfer tous les Juifs qui ne se seront pas convertis au christianisme. Aux États-Unis, ce courant constitue aujourd’hui le soutien le plus ardent du sionisme en général, et de la droite sioniste en particulier.
Lorsqu’il était premier ministre (1902-1905), l’auteur de la tristement célèbre déclaration, Arthur Balfour, avait promulgué l’Aliens Act, une loi de 1905 qui visait à endiguer l’immigration au Royaume-Uni de réfugiés juifs en provenance de l’Empire russe. Rappelons à ce propos un fait historique trop rarement mentionné : Edwin Samuel Montagu fut le seul ministre britannique à s’opposer à la déclaration Balfour et au projet sioniste dans son ensemble. Il se trouve qu’il était le seul membre juif du cabinet de David Lloyd George, auquel Balfour appartenait, et seulement le troisième ministre juif de l’histoire britannique. Montagu mit en garde contre la perspective que l’entreprise sioniste entraînerait l’expulsion des autochtones de Palestine et renforcerait par ailleurs, dans tous les autres pays, les courants qui souhaitaient se débarrasser des Juifs.
En août 1917, après avoir pris connaissance du texte de ce qui allait devenir la déclaration Balfour, il remit un mémorandum au cabinet britannique, dans lequel il affirmait sans ambages : « Je tiens à ce que soit consigné mon avis que la politique du gouvernement de Sa Majesté est antisémite et fera par conséquent le jeu des antisémites du monde entier (2). » Edwin Montagu trouvait « inconcevable que le gouvernement britannique reconnaisse officiellement le sionisme et permette à M. Balfour de dire que la Palestine devra être transformée en “foyer national du peuple juif”. J’ignore ce que cela implique, mais je suppose que cela signifie que les mahométans et les chrétiens devront faire place aux juifs et que ces derniers seront favorisés et associés singulièrement avec la Palestine comme l’Angleterre l’est avec les Anglais ou la France avec les Français ; que les Turcs et les autres mahométans en Palestine seront considérés comme étrangers, tout comme les Juifs seront désormais considérés comme étrangers en tout lieu sauf en Palestine ». Il ajouta ensuite cette réflexion prémonitoire : « Peut-être faudra-t-il aussi n’accorder la citoyenneté qu’après un examen religieux. »
Protection d’une grande puissance
Comme l’avait prévu Theodor Herzl, le projet sioniste se réalisa sous l’égide d’une grande puissance européenne dans le cadre de ses visées coloniales-impérialistes. Ce projet n’aurait pas été possible autrement, car le « peuple juif » que Herzl voulait doter d’un État qui lui fût propre était un peuple « imaginé », sans institution politique le constituant en tant que peuple et ne disposant pas de la force requise pour participer à la course coloniale de la fin du XIXe siècle.
En fondant le mouvement sioniste, Herzl aspirait à créer cette institution politique qui faisait défaut et l’orienter vers la collaboration avec une grande puissance. C’est ainsi que le projet sioniste fut d’emblée structurellement dépendant de la protection d’une grande puissance, comme Herzl l’avait envisagé. Cette dépendance a caractérisé l’histoire du mouvement sioniste et persiste aujourd’hui à travers l’État d’Israël. Elle continuera tant que celui-ci reposera sur l’oppression coloniale, entretenant ainsi un antagonisme avec le peuple palestinien et les peuples avoisinants, dont la conséquence est qu’Israël a besoin de la protection d’une grande puissance extérieure. Les États-Unis ont assuré cette protection depuis les années 1960.
Alliance avec les sionistes chrétiens
En somme, le sionisme n’est pas un mouvement de libération nationale « comme les autres », qui présenterait la même dualité que plusieurs mouvements de ce type engagés dans une lutte contre l’oppression coloniale tout en opprimant d’autres communautés, nationales ou autres. C’est ce que reconnaissent les partisans d’Israël qui ne sont pas fanatiques au point de nier l’oppression perpétrée par l’État sioniste. Mais la vérité est que le mouvement sioniste s’est construit en exploitant l’oppression endurée par les Juifs et en comptant sur l’appui des antisémites afin de créer un État colonial structurellement intégré au système impérialiste, et non un État postcolonial comme il le prétend.
Aujourd’hui, cent ans après la déclaration Balfour, près de soixante-dix ans après la fondation de l’État d’Israël sur plus de 78 % du territoire de la Palestine du mandat britannique, et un demi-siècle après l’occupation par ce même État des 22 % restants, le premier ministre sioniste Benjamin Netanyahou compte toujours sur les antisémites des pays occidentaux pour cautionner l’attitude colonialiste et arrogante de son État et de son gouvernement. Entre son alliance privilégiée avec les sionistes chrétiens aux États-Unis, sa complaisance envers Viktor Orbán, le premier ministre antisémite de la Hongrie, et son silence à l’égard de la défense par Donald Trump de l’extrême droite américaine antijuive et antimusulmane, M. Netanyahou applique les recettes de Theodor Herzl, mais avec une abjection morale plus grande encore, car le génocide nazi a montré entre-temps à quelles horreurs l’antisémitisme et autres types de racisme pouvaient mener.
(Article publié dans « Manière de voir », février-mars 2018, Le Monde diplomatique, reproduit ici avec l’autorisation de l’auteur. Illustrations de la rédaction A l’Encontre)
Gilbert Achcar
Professeur à l’École des études orientales et africaines (SOAS) de l’université de Londres. Auteur notamment de l’ouvrage Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits, Sindbad – Actes Sud, Arles, 2009
Notes
(1) Abraham Léon fut le premier à élaborer cette analyse matérialiste de la montée de l’antisémitisme dans La Conception matérialiste de la question juive, Entremonde, coll. « Rupture », Genève, 2018 (1re éd. : 1946, Éditions « Pionniers », Paris). Ce marxiste belge, juif et antisioniste, est mort à Auschwitz en 1944.
(2) « Memorandum of Edwin Montagu on the anti-semitism of the present (British) government », www.balfourproject.org
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